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Texte à méditer :  La raison du plus fort est toujours la meilleure.
  
La Fontaine
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Hors des sentiers battus
La solitude

  "On ne peut être vraiment soi qu'aussi longtemps qu'on est seul ; qui n'aime donc pas la solitude n'aime pas la liberté, car on n'est libre qu'étant seul. Toute société a pour compagne inséparable la contrainte et réclame des sacrifices qui coûtent d'autant plus cher que la propre individualité est plus marquante. Par conséquent, chacun fuira, supportera ou chérira la solitude en proportion exacte de la valeur de son propre moi. Car c'est là que le mesquin sent toute sa mesquinerie et le grand esprit toute sa grandeur ; bref, chacun s'y pèse à sa vraie valeur. En outre un homme est d'autant plus essentiellement et nécessairement isolé, qu'il occupe un rang plus élevé dans le nobiliaire de la nature. C'est alors une véritable jouissance pour un tel homme, que l'isolement physique soit en rapport avec son isolement intellectuel : si cela ne peut pas être, le fréquent entourage d'êtres hétérogènes le trouble ; il lui devient même funeste, car il lui dérobe son moi et n'a rien à lui offrir en compensation. De plus, pendant que la nature a mis la plus grande dissemblance, au point de vue moral comme au point de vue intellectuel, entre les hommes, la société, n'en tenant aucun compte, les fait tous égaux, ou plutôt, à cette inégalité naturelle, elle substitue les distinctions et les degrés artificiels de la condition et du rang qui vont souvent diamétralement à l'encontre de cette liste par rang telle que l'a établie la nature. Ceux que la nature a placés bas se trouvent très bien de cet arrangement social, mais le petit nombre de ceux qu'elle a placés haut n'ont pas leur compte ; aussi se dérobent-ils d'ordinaire à la société : d'où il résulte que le vulgaire y domine dès qu'elle devient nombreuse. Ce qui dégoûte de la société les grands esprits, c'est l'égalité des droits et des prétentions qui en dérivent, en regard de l'inégalité des facultés et des productions (sociales) des autres. La soi-disant bonne société apprécie les mérites de toute espèce, sauf les mérites intellectuels ; ceux-ci y sont même de la contrebande. Elle impose le devoir de témoigner une patience sans bornes pour toute sottise, toute folie, toute absurdité, pour toute stupidité : les mérites personnels, au contraire, sont tenus de mendier leur pardon ou de se cacher, car la supériorité intellectuelle, sans aucun concours de la volonté, blesse par sa seule existence. Donc cette prétendue bonne société n'a pas seulement l'inconvénient de nous mettre en contact avec des gens que nous ne pouvons ni approuver ni aimer, mais encore elle ne nous permet pas d'être nous-même, d'être tel qu'il convient à notre nature ; elle nous oblige plutôt, afin de nous mettre au diapason des autres, à nous ratatiner pour ainsi dire, voire à nous défigurer nous-même."

 

Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse dans la vie, 1851, tr. fr. Roos, Collection Quadrige, PUF, 1943, p. 101.


 

  "Ce que nous appelons isolement dans la sphère politique, se nomme désolation dans la sphère des relations humaines. Isolement et désolation font deux. Je peux être isolée — c'est-à-dire dans une situation où je ne peux agir parce qu'il n'est personne pour agir avec moi — sans être « désolée » : et je peux être désolée, — c'est-à-dire dans une situation où, en tant que personne je me sens à l'écart de toute société humaine — sans être isolée. L'isolement est cette impasse où sont conduits les hommes lorsque la sphère politique de leurs vies, où ils agissent ensemble dans la poursuite d'une entreprise commune, est détruite. Pourtant l'isolement, bien que destructeur du pouvoir et de la faculté d'agir, non seulement laisse intactes les activités dites productives des hommes : il leur est même nécessaire. L'homme, dans la mesure où il est homo faber, a tendance à s'isoler lui-même dans son travail, autrement dit à quitter temporairement le domaine de la politique. […]
  Tandis que l'isolement intéresse uniquement le domaine politique de la vie, la désolation intéresse la vie humaine dans son tout. Le régime totalitaire comme toutes les tyrannies ne pourrait certainement pas exister sans détruire le domaine public de la vie, c'est-à-dire sans détruire, en isolant les hommes, leurs capacités politiques. Mais la domination totalitaire est un nouveau type de régime en cela qu'elle ne se contente pas de cet isolement et détruit également la vie privée. Elle se fonde sur la désolation, sur l'expérience d'absolue non-appartenance au monde, qui est l'une des expériences les plus radicales et les plus désespérées de l'homme.
  La désolation, fonds commun de la terreur, essence du régime totalitaire et, pour l'idéologie et la logique, préparation des bourreaux et des victimes, est étroitement liée au déracinement et à l'inutilité dont ont été frappées les masses modernes depuis le commencement de la révolution industrielle et qui sont devenus critiques avec la montée de l'impérialisme à la fin du siècle dernier et la débâcle des institutions politiques et des traditions sociales à notre époque. Être déraciné, cela veut dire n'avoir pas de place dans le monde, reconnue et garantie par les autres ; être inutile, cela veut dire n'avoir aucune appartenance au monde. Le déracinement peut être la condition préliminaire de la superfluité, de même que l'isolement peut (mais ne doit pas) être la condition préliminaire de la désolation. Prise en elle-même, abstraction faite de ses causes historiques récentes et de son nouveau rôle dans la politique, la désolation va à l'encontre des exigences fondamentales de la condition humaine et constitue en même temps l'une des expériences essentielles de chaque vie humaine. Même l'expérience du donné matériel et sensible dépend de mon être-en-rapport avec d'autres hommes, de notre sens commun qui règle et régit tous les autres sens et sans lequel chacun de nous serait enfermé dans la particularité de ses propres données sensibles, en elles-mêmes incertaines et trompeuses. C'est seulement parce que nous possédons un sens commun, parce que ce n'est pas un, mais plusieurs hommes qui habitent la terre, que nous pouvons nous fier à l'immédiateté de notre expérience sensible. Pourtant, il nous suffit de nous rappeler qu'un jour viendra où nous devrons quitter ce monde commun, qui continuera après nous comme avant, et à la continuité duquel nous sommes inutiles, pour prendre conscience de notre désolation, pour faire l'expérience d'être abandonnés par tout et par tous.
   La désolation n'est pas la solitude. Celle-ci requiert que l'on soit seul, alors que celle-là n'apparaît jamais mieux qu'en compagnie. Hormis quelques remarques éparses —généralement présentées de manière paradoxale comme le mot de Caton […] : numquam minus solum esse, quam cum solus esset, « il n'était jamais moins seul que lorsqu'il était seul », ou plutôt « il ne se sentait jamais moins seul que lorsqu'il était dans la solitude » — il semble qu'Épictète, l'esclave affranchi, philosophe d'origine grecque, fut le premier à distinguer entre désolation et solitude. Sa découverte était, en un sens, accidentelle, sa préoccupation majeure n'était ni la solitude, ni la désolation, mais l'être seul (monos) au sens d'une absolue indépendance. Comme Épictète le fait observer (Dissertationes, Livre 3, ch. 13) l'homme désolé (eremos) se trouve entouré d'autres hommes avec lesquels il ne peut établir de contact, ou à l'hostilité desquels il est exposé. Le solitaire au contraire est seul et peut par conséquent « être ensemble avec lui-même », puisque les hommes possèdent cette faculté de « se parler à eux-mêmes ». Dans la solitude je suis, en d'autres termes, « parmi moi-même », en compagnie de moi-même, et donc deux-en-un, tandis que dans la désolation je suis en vérité un seul, abandonné de tous les autres. Toute pensée, à proprement parler, s'élabore dans la solitude, est un dialogue entre moi et moi-même, mais ce dialogue de deux-en-un ne perd pas le contact avec le monde de mes semblables : ceux-ci sont en effet représentés dans le moi avec lequel je mène le dialogue de la pensée. Le problème de la solitude est que ce deux-en un a besoin des autres pour recouvrer son unité : l'unité d'un individu immuable dont l'identité ne peut jamais être confondue avec celle de quelqu'un d'autre. Pour être confirmé dans mon identité, je dépends entièrement des autres ; et c'est la grande grâce salutaire de l'amitié pour les hommes solitaires qu'elle fait à nouveau d'eux un « tout », qu'elle les sauve du dialogue de la pensée où l'on demeure toujours ambigu, qu'elle restaure l'identité qui les fait parler avec la voix unique d'une personne irremplaçable.

  La solitude peut devenir désolation ; cela se produit lorsque, tout à moi-même, mon propre moi m'abandonne. Les hommes solitaires ont toujours été en danger de tomber dans la désolation, quand ils ne trouvent plus la grâce rédemptrice de l'amitié pour les sauver de la dualité, de l'ambiguïté et du doute. Historiquement, on dirait que ce danger ne devint suffisamment grand pour être remarqué par les autres hommes et relevé par l'histoire qu'au XIXe siècle."

 

Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, 1951, 3e partie, Chap. IV, Idéologie et terreur, un nouveau type de régime, trad. Jean-Loup Bourget, Robert Davreu et Patrick Lévy, Gallimard, Quarto, 2002, p. 833-835.



  "La morale concerne l'individu dans sa singularité. Le critère de ce qui est juste et injuste, la réponse à la question : que dois-je faire ? ne dépendent en dernière analyse ni des us et coutumes que je partage avec ceux qui m'entourent ni d'un commandement d'origine divine ou humaine, mais de ce que je décide en me considérant. Autrement dit, si je ne peux pas accomplir certaines choses, c'est parce que, si je les faisais, je ne pourrais plus vivre avec moi-même.
  Ce vivre-avec-moi est davantage que le conscient [consciousness], davantage que la connaissance directe de moi-même [self-awareness] qui m'accompagne dans tout ce que je fais et dans tout ce que j'affirme être. Être avec moi-même et juger par moi-même s'articulent et s'actualisent dans les processus de pensée, et chaque processus de pensée est une activité au cours de laquelle je me parle de ce qui se trouve me concerner. Le mode d'existence qui est présent dans ce dialogue silencieux, je l'appellerais maintenant solitude. La solitude représente donc davantage que les autres modes d'être seul, en particulier et surtout l'esseulement [loneliness] et l'isolement [isolation], et elle est différente d'eux.

La solitude implique que, bien que seul, je sois avec quelqu'un (c'est-à-dire moi-même). Elle signifie que je suis deux en un, alors que l'isolement ainsi que l'esseulement ne connaissent pas cette forme de schisme, cette dichotomie intérieure dans laquelle je peux me poser des questions et recevoir une réponse. La solitude et l'activité qui lui correspond, qui est la pensée, peuvent être interrompues par quelqu'un d'autre qui s'adresse à moi ou, comme toute activité, lorsqu'on fait quelque chose d'autre, ou par la simple fatigue. Dans tous ces cas, les deux que j'étais dans la pensée redeviennent un. Si quelqu'un s'adresse à moi, je dois maintenant lui parler à lui, et non plus à moi-même ; quand je lui parle, je change. Je deviens un : je suis bien sûr conscient de moi-même, mais je ne suis plus pleinement et explicitement en possession de moi-même. Si une seule personne s'adresse à moi et si, comme cela arrive parfois, nous commençons à parler sous forme de dialogue des mêmes choses qui préoccupaient l'un d'entre nous tandis qu'il était encore dans la solitude, alors tout se passe comme si je m'adressais à un autre soi. Et cet autre soi, allos authos, Aristote le définissait à juste titre comme l'ami. Si, d'un autre côté, mon processus de pensée dans la solitude s'arrête pour une raison ou une autre, je deviens un aussi. Parce que ce un que je suis désormais est sans compagnie, je peux rechercher celle des autres — sous la forme de gens, de livres, de musique —, et s'ils me font défaut ou si je suis incapable d'établir un contact avec eux, je suis envahi par l'ennui et l'esseulement. Pour cela, il n'est pas nécessaire d'être seul : je peux m'ennuyer beaucoup et me sentir très esseulé au milieu de la foule, mais pas dans la vraie solitude, c'est-à-dire en compagnie de moi-même ou avec un ami, au sens d'un autre soi. C'est pourquoi il est bien plus difficile de supporter d'être seul au milieu de la foule que dans la solitude — comme Maître Eckhart l'a fait remarquer.
  Le dernier mode d'être seul, que j'appelle isolement, apparaît quand je ne suis ni avec moi-même ni en compagnie des autres, mais concerné par les choses du monde. L'isolement peut être la condition naturelle pour toutes sortes de travaux dans lesquels je suis si concentré sur ce que je fais que la présence des autres, y compris de moi-même, ne peut que me déranger. Il se peut qu'un tel travail soit productif, qu'il consiste à fabriquer un objet nouveau, mais ce n'est pas nécessaire : apprendre ou même lire simplement un livre requiert un certain degré d'isolement ; il faut être protégé de la présence des autres. L'isolement peut aussi apparaître comme un phénomène négatif : les autres avec lesquels je partage un certain souci pour le monde peuvent se détourner de moi. Cela arrive fréquemment dans la vie politique c'est le loisir forcé de l'homme politique ou plutôt de l'homme qui, en lui-même, reste citoyen, mais a perdu le contact avec ses concitoyens. L'isolement en ce deuxième sens ne peut se surmonter qu'en se transformant en solitude, et tous ceux qui connaissent bien la littérature latine savent comment les Romains, au contraire des Grecs, ont découvert que la solitude et avec elle la philosophie pouvaient constituer un mode de vie au cours du loisir forcé qui s'impose quand on se retire des affaires publiques. Lorsqu'on découvre la solitude après avoir mené une vie active en compagnie de ses pairs, on en vient au point auquel Caton disait : « Jamais je ne suis plus actif que quand je ne fais rien, et jamais je ne suis moins seul que lorsque je suis avec moi-même.» On peut encore percevoir dans ces mots, je crois, la surprise qu'éprouve un homme actif, qui au départ n'était pas seul et était loin de ne rien faire, face aux délices de la solitude et à l'activité deux-en-un de la pensée. […]
  Si j'ai mentionné ces diverses façons d'être seul ou les diverses manières dont ma singularité humaine s'articule et s'actualise, c'est parce qu'il est très facile de les confondre, non seulement car nous avons tendance à céder à la facilité et à ne pas nous soucier des distinctions, mais aussi car l'on passe de l'une à l'autre invariablement et presque sans le remarquer. Le souci de soi en tant que norme ultime pour la conduite humaine n'existe bien sûr que dans la solitude. On retrouve sa validité démontrable dans la formule générale : « Mieux vaut subir une injustice qu'en commettre une », laquelle, comme nous l'avons vu, repose sur l'idée qu'il vaut mieux être en désaccord avec le monde entier que, si on est un, l'être avec soi-même. Cela ne peut rester valide que pour un être pensant, qui a besoin de la compagnie de lui-même pour pouvoir penser. Rien de ce que nous avons dit n'est valide pour l'esseulement et l'isolement."

 

  Hannah Arendt, "Questions de philosophie morale", 1965-1966, in Responsabilité et jugement, tr. fr. Jean-Luc Fidel, Payot, 2005, p. 125-128.


 

  "« [Jean-Michel Besnier] Cela étant, comment aime-t-on lorsqu'on aime la solitude ? Comment quête-t-on l'autre ? Eh bien, je ne pense pas qu'il soit contradictoire d'aimer être seul et de parfois se laisser transporter jusqu'à « sortir de soi » ! Au fond, l'amour appelle l'extase au sens élémentaire du terme : la sortie de soi. C'est encore une forme d'arrachement à soi. Décidément ... dans l'idée que je me fais de la solitude, il y a beaucoup de ces arrachements à soi.
  [Marie de Solemne] Ce mot « arrachement » ne va pas sans une certaine idée de violence. Existe-t-il une forme de violence faite à soi-même dans la solitude ?
  [Jean-Michel Besnier] Oui. Il y a effectivement quelque chose de douloureux dans la conquête de la solitude, puisqu'on renonce à une inertie, à une paresse naturelle. Par ailleurs, la solitude est elle-même un état douloureux. Paradoxalement, c'est tout sauf un état monotone parce que, précisément dans la solitude, on passe par toutes les tonalités. On passe continuellement «de la béatitude au désespoir». Et, tout un chacun le sait, quand il se trouve soudain dans une situation où, après le maelström de la vie sociale, il peut être seul, il en jouit, d'abord comme d'une bénédiction, ce qui ne l'empêche pas de passer aussi par des phases de panique : «Et si je ne pouvais plus me raccrocher à quelque chose ? Et si je n'avais plus de recours en dehors de moi ? « Ces moments de panique existent, on les vit tous. Mais en même temps, quelle satisfaction que de les maîtriser, les dominer, les canaliser ! Quand il m'est arrivé d'être seul très longtemps, je crois avoir vécu ces moments qui peuvent virer à la détresse. Parfois on tue cette détresse en allant marcher dans les villes, ou en s'abrutissant d'une manière ou d'une autre de bruits... Tous ces éléments font partie de la multi-tonalité de la solitude. Vous parliez de Platon. À son époque, la solitude était considérée comme le propre de la sagesse mais aujourd'hui le solitaire est plus vécu comme un «inapte à la société» que comme un sage. Pourquoi ?

  [Jean-Michel Besnier] Absolument. En général, les sages de l'antiquité qui cultivent la solitude sont des hommes qui enseignent une manière de tempérance. L'idée selon laquelle il vaut toujours mieux transformer ses désirs que l'ordre du monde ... Finalement, expliquent-ils, mieux vaut n'aspirer qu'à ce que l'on peut satisfaire ; ne se donner comme marge d'action que ce qui peut nous éviter d'être dans la dépendance des autres. C'est la forme de sagesse épicurienne ou stoïcienne. Le sage antique est donc avant tout préoccupé d'une certaine forme d'autonomie ; être capable de se donner à lui-même la loi, et n'avoir pas à dépendre des autres parce que la dépendance est nécessairement servitude. Alors, que s'est-il passé depuis ? On a intégré l'ère de l'homo democraticus, et cet homo democraticus est né sous le signe de l'individualisme, mais d'un individualisme fragile, précaire, angoissant. J'aime beaucoup l'image qu'emploie parfois Tocqueville pour signifier cela. Il dit que dans l'Ancien Régime, les hommes avaient toujours la possibilité de se situer, ils avaient des repères, des repères fixes le repère de la famille, éventuellement celui de la vie des champs et de la sociabilité rurale, etc. Il y avait un certain nombre d'éléments de stabilité qui faisaient que tout individu était capable de sentir qu'il appartenait à une chaîne, une chaîne générationnelle. Mais la Révolution, la fin de l'Ancien Régime, a cassé, dispersé les maillons de cette chaîne et finalement il ne reste plus que les anneaux ... Nous sommes ces anneaux flottants, ces anneaux virevoltant, nous avons perdu ces repères. Nous sommes donc des individualistes, en ce sens que nous aspirons à nous replier sur le quant-à-soi, et même éventuellement sur l'espace familial — car cet individualisme peut être tribal ou familial — mais nous vivons en fait cette situation comme une faiblesse, une déstructuration. Dès lors, la solitude de l'homme démocratique est très difficilement vécue et apparaît même comme une forme de pathologie. J'évoquais Tocqueville, mais j'aurais pu tout aussi bien évoquer Pascal — Tocqueville était un grand lecteur de Pascal — qui avait, lui aussi, bien mis le doigt sur l'essentiel en disant que ce qui caractérise l'homme des temps modernes est son incapacité à rester dans une chambre ! Cette propension au divertissement. Se fuir, se fuir ! ... Et il est effectivement vrai que ce qui signale l'homme moderne est cette volonté de toujours se fuir. C'est la fuite en avant dans les mirages d'un avenir radieux, mais c'est aussi la fuite latérale grâce à tous les instruments d'abrutissement que nous savons inventer, depuis la consommation des médias jusqu'à celle des neuroleptiques. Alors que le sage, le sage antique, pense que la seule liberté est de séjourner en soi-même. Je crois que là est la bascule qui fait qu'aujourd'hui, dans notre société, est considéré comme suspect tout individu qui s'abstient des autres. Le solitaire est forcément dans une position polémique. Quelle nuance faites-vous entre solitude et isolement ?
  [Jean-Michel Besnier] La solitude est du côté du consentement mais pas l'isolement. Je me trouve dans une position isolée mais je n'y consens pas, ce sont les autres qui m'ont écarté. Il n'y a pas de décision dans l'isolement alors qu'il peut y avoir une pleine liberté dans la solitude. »"

 

Jean-Michel Besnier, "L'effrayante conquête", in La grâce de solitude sous la direction de Marie de Solemne, 1998, Paris, Éditions Dervy, 1998, p. 51-52.


 

  "« [André Comte-Sponville] Quant à la solitude, c'est évidemment notre lot à tous : le sage n'est plus proche de la sienne que parce qu'il est plus proche de la vérité. Mais la solitude n'est pas l'isolement : certains la vivent en ermite, certes, dans une grotte ou un désert, mais d'autres, aussi bien, dans un monastère, et d'autres encore les plus nombreux dans la famille ou la foule... Être isolé, c'est être sans contacts, sans relations, sans amis, sans amours, et bien sûr c'est un malheur. Être seul, c'est être soi, sans recours, et c'est la vérité de l'existence humaine. Comment serait-on quelqu'un d'autre ? Comment quelqu'un pourrait-il nous décharger de ce poids d'être soi ? «L'homme naît seul, vit seul, meurt seul», disait le Bouddha. Cela ne veut pas dire qu'on naisse, vive et meure dans l'isolement ! La naissance, par définition, suppose une relation à l'autre : la société est toujours déjà là, l'intersubjectivité est toujours déjà là, et elles ne nous quitteront pas. Mais qu'est-ce que cela change à la solitude ? Dans les Pensées, de même, lorsque Pascal écrit : «On mourra seul», cela ne veut pas dire qu'on mourra isolé. Au xviie siècle, ce n'était presque jamais le cas dans la pièce où l'on mourait, il y avait ordinairement un certain nombre de personnes : la famille, le prêtre, des amis... Mais on mourait seul, comme on meurt seul aujourd'hui, parce que personne ne peut mourir à notre place. C'est pourquoi aussi l'on vit seul : parce que personne ne peut le faire à notre place. L'isolement, dans une vie humaine, est l'exception. La solitude est la règle. Personne ne peut vivre à notre place, ni mourir à notre place, ni souffrir ou aimer à notre place. C'est ce que j'appelle la solitude : ce n'est qu'un autre nom pour l'effort d'exister. Personne ne viendra porter votre fardeau, personne. Si l'on peut parfois s'entraider (et bien sûr qu'on le peut !), cela suppose l'effort solitaire de chacun, et ne saurait sauf illusions en tenir lieu. La solitude n'est donc pas refus de l'autre, au contraire : accepter l'autre, c'est l'accepter comme autre (et non comme un appendice, un instrument ou un objet de soi !), et c'est en quoi l'amour, dans sa vérité, est solitude. Rilke a trouvé les mots qu'il fallait, pour dire cet amour dont nous avons besoin, et dont nous ne sommes que si rarement capables : «Deux solitudes se protégeant, se complétant, se limitant, et s'inclinant l'une devant l'autre»... Cette beauté sonne vrai. L'amour n'est pas le contraire de la solitude : c'est la solitude partagée, habitée, illuminée et assombrie parfois — par la solitude de l'autre. L'amour est solitude, toujours, non que toute solitude soit aimante, tant s'en faut, mais parce que tout amour est solitaire. Personne ne peut aimer à notre place, ni en nous, ni comme nous. Ce désert, autour de soi ou de l'objet aimé, c'est l'amour même.
  [Patrick Vighetti] Solitude du sage, solitude de l'amour... Dans vos livres, vous évoquez aussi la solitude de la pensée (à propos de la «philosophie à la première personne»), la solitude de la morale, la solitude de l'art. Nulle place pour une dimension sociale, dans tout cela ?
  [André Comte-Sponville] Bien sûr que si ! Sagesse, pensée, morale, amour... tout cela n'existe que dans une société. Il n'y a pas de sagesse à l'état de nature, pas de pensée à l'état de nature, pas de morale, pas d'amour, pas d'art à l'état de nature ! Donc tout est social, et par là tout est politique, comme nous disions en 1968. Nous avions raison : c'était vrai, cela l'est toujours. Mais si tout est politique, la politique n'est pas tout. Si tout est social, la société n'est pas tout. La solitude demeure, pas à côté de la société, mais en elle, et en nous. Chacun sait bien que la société n'est pas le contraire de la solitude, ni la solitude le contraire de la société. Le plus souvent, nous sommes à la fois tout seuls et tous ensemble. Voyez nos villes, nos HLM, nos lotissements... La société moderne rassemble les hommes plus qu'aucune ne l'a jamais fait, ou du moins elle les rapproche, elle les regroupe, mais la solitude n'en est que plus flagrante : on se sent seul dans l'anonymat des grandes villes davantage que sur la place de son village... Personnellement, j'aime assez ça ; la solitude m'angoisse moins que l'étroitesse, et si j'aime la campagne, je me méfie des villages. Davantage de solitude, c'est aussi davantage de liberté, de possibilités, d'imprévu... Dans une grande ville, personne ne vous connaît, et cela dit la vérité de la société et du monde : l'indifférence, la juxtaposition des égoïsmes, le hasard des rencontres, le miracle, parfois, des amours... Mais ce n'est pas l'amour qui fait fonctionner les sociétés : c'est l'argent, bien sûr, l'intérêt, les rapports de force et de pouvoir, l'égoïsme, le narcissisme… Voilà la vérité de la vie sociale. C'est le gros animal de Platon, dirigé par le Léviathan de Hobbes : la peur au service de l'intérêt, la force au service des égoïsmes ! C'est ainsi, et il est vain de s'en offusquer. Ce serait même malhonnête : de cette société, nous profitons aussi. Ce qu'il a fallu d'égoïsmes bien réglés pour que je reçoive mon salaire, tous les mois, et que je puisse le dépenser tranquillement ! La régulation des égoïsmes, tout est là : c'est la grande affaire de la politique. Ne nous racontons pas d'histoires. Si les gens travaillent, s'ils paient leurs impôts, s'ils respectent à peu près la loi, c'est par égoïsme, toujours, et sans doute par égoïsme seulement, le plus souvent. L'égoïsme et la socialité vont ensemble : c'est Narcisse au Club Méditerranée. Inversement, tout courage vrai, tout amour vrai, même au service de la société, suppose ce rapport lucide à soi, qui est le contraire du narcissisme (lequel est un rapport non à soi mais à son image, par la médiation du regard de l'autre) et que j'appelle la solitude… L'égoïsme et la socialité vont ensemble ; ensemble la solitude et la générosité. Solitude des héros et des saints : solitude de Jean Moulin, solitude de l'abbé Pierre... Cela vaut aussi pour l'art ou la philosophie"

 

André Comte-Sponville, L'amour, la solitude, 2000, Édition Albin Michel, p. 32-37.

 

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Date de création : 20/05/2015 @ 06:10
Dernière modification : 21/03/2023 @ 09:32
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