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Texte à méditer :   De l'amibe à Einstein, il n'y a qu'un pas.   Karl Popper
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Corps matériel et espace

"Que donc le lieu existe, on le connaît clairement, semble-t-il, au remplacement : là où maintenant il y a de l'eau, là même, quand elle en part comme d'un vase, voici de l'air qui s'y trouve et, à tel moment autre espèce de corps occupe le même lieu : c'est que, semble-t-il, il est une chose autre que celles qui y surviennent et s'y remplacent, car là ou il y a maintenant de l'air, là il y avait tout à l'heure de l'eau ; par suite, il est clair que le lieu (que l'étendue) est quelque chose d'autre que les deux corps qui y entrent et en sortent se remplaçant.
  En outre les transports des corps naturels simples, comme feu, terre et autres semblables, indiquent non seulement que le lieu est quelque chose, mais aussi qu'il a une certaine puissance : en effet, chacun est transporté vers son propre lieu, si rien ne fait obstacle, l'un en haut, l'autre en bas; mais ce sont là parties et espèces du lieu, je veux dire, le haut, le bas et les autres parmi les six dimensions. Or, ces déterminations, le haut, le bas, la droite, la gauche, ne sont pas telles seulement par rapport à nous ; pour nous en effet, elles ne sont pas toujours constantes mais dépendent de la position que prend la chose pour nous, selon notre orientation ; par suite une chose peut, en restant sans modification être à droite et à gauche, en haut et en bas, en avant et en arrière.

  Dans la nature, au contraire, chaque détermination est définie absolument : le haut n'est pas n'importe quoi, mais le lieu où le feu et le léger sont transportés, de même le bas n'est pas n'importe quoi, mais le lieu où les choses pesantes et terreuses sont transportées de telles déterminations différant non seulement par leur position, mais par leur puissance. Les choses mathématiques le montrent également : elles ne sont pas dans le lieu et cependant, suivant leur position relativement à nous, elles sont droite et gauche, mais leur position est seulement objet de pensée, et elles n'ont par nature aucune de ces déterminations.
[…]
  Donc que le lieu soit quelque chose indépendamment des corps et que tout corps sensible soit dans un lieu, on pourrait l'admettre d'après ce qui précède et il semblerait qu'Hésiode ait pensé juste quand il a mis au commencement le chaos ; voici d'ailleurs ses paroles :
  Le premier de tous les êtres fut le Chaos, puis la Terre au large sein
comme s'il fallait qu'il existât d'abord une place pour les êtres ; c'est parce qu'il pensait, avec tout le monde, que toute chose est quelque part, c'est-à-dire dans un lieu. Mais s'il en est ainsi, étonnante est la puissance du lieu, et elle prime tout ; car ce sans quoi nulle autre chose n'existe et qui existe sans les autres choses est premier nécessairement ; en effet, le lieu n'est pas supprimé quand ce qui est en lui est détruit."

 

Aristote, Physique, Livre IV, I, 208a-209 a 2, tr. fr. Carteron, Les Belles Lettres, 1966, p. 123-124.


  "Que donc le lieu existe, on est d'avis que c'est évident à partir du remplacement. Car là où il y a maintenant de l'eau, au même endroit, quand elle s'est écoulée, comme d'un vase, à sa place il y a de l'air. Et puisque c'est ce même lieu qu'occupe un autre corps quel qu'il soit, on est donc d'avis que ce <lieu> est quelque chose d'autre que toutes les choses qui y viennent et s'y échangent. En effet, ce en quoi il y a maintenant de l'air, il y avait auparavant de l'eau, de sorte qu'il est évident que le lieu, c'est-à-dire l'emplacement, c'est une certaine chose différente des deux autres qui y sont entrées et en sont sorties.
  De plus, les transports des corps naturels simples, par exemple du feu, de la terre et des <corps> de ce genre, non seulement montrent que le lieu est une certaine chose, mais aussi qu'il a une certaine puissance. Chacun, en effet, est transporté vers son lieu quand il n'en est pas empêché, l'un vers le haut, l'autre vers le bas. Or ce sont là des parties et des espèces de lieu, le haut, le bas et le reste des six directions. Mais celles-ci, le haut et le bas, la droite et la gauche, n'existent pas seulement par rapport à nous. Pour nous, en effet, elles ne sont pas toujours les mêmes, mais elles dépendent de la position suivant la manière dont nous nous sommes tournés (voilà pourquoi la même chose est souvent à droite et à gauche, en haut et en bas, en avant et en arrière) ; dans la nature, par contre, chacune <des directions> est définie à part. En effet, le haut n'est pas n'importe quoi, mais là où se transportent le feu et le léger ; de la même manière le bas non plus n'est pas n'importe quoi, mais là <où se transportent> les choses qui ont du poids et les composés de terre, puisque <ces directions> ne diffèrent pas seulement par la position, mais aussi par la puissance. Les objets mathématiques le montrent eux aussi. En effet, ils ne sont pas dans un lieu et pourtant, selon leur position par rapport à nous, ils ont une droite ou une gauche, au sens où ces expressions sont dites de leur seule position, ces êtres n'ayant par nature aucune de ces <directions>.
  De plus, ceux qui disent que le vide existe parlent d'un lieu, car le vide serait un lieu privé de corps.
  Que donc le lieu soit une certaine chose à part des corps, et que tout corps sensible soit dans un lieu, on pourrait le tenir pour acquis du fait de ces <arguments >. Et l'on pourrait être d'avis qu'Hésiode lui aussi avait raison en faisant du chaos la <réalité> première. Voici du moins ce qu'il dit : « Premier de tout naquit chaos et terre au large sein »[1] soutenant qu'il faut d'abord qu'un emplacement existe pour les étants, du fait qu'il pensait, comme la plupart des gens, que toutes les choses sont quelque part, c'est-à-dire dans un lieu. S'il en est ainsi, la puissance du lieu serait quelque chose d'admirable, et antérieure à toutes choses ; car ce sans quoi aucune des autres choses n'existe, alors qu'il existe sans les autres choses, nécessairement est premier. Le lieu, en effet, n'est pas détruit quand les choses qui y sont périssent."


Aristote, Physique, Livre IV, I, 208a-209a, tr. fr. Pierre Pellegrin, GF, 2000, p. 202-204.

 

  "Donc que le lieu soit quelque chose indépendamment des corps et que tout corps sensible soit dans un lieu, on pourrait l'admettre d'après ce qui précède et il semblerait qu'Hésiode ait pensé juste quand il a mis au commencement le chaos ; voici d'ailleurs ses paroles :

Le premier de tous les êtres fut le Chaos, puis la Terre au large sein

comme s'il fallait qu'il existât d'abord une place pour les êtres ; c'est parce qu'il pensait, avec tout le monde, que toute chose est quelque part, c'est -à-dire dans un lieu. Mais s'il en est ainsi, étonnante est la puissance du lieu, et elle prime tout ; car ce sans quoi nulle autre chose n'existe et qui existe sans les autres choses est premier nécessairement ; en effet, le lieu n'est pas supprimé quand ce qui est en lui est détruit."

 

Aristote, Physique, IV, 208 b 26- 209 a 2.


 

  "Il semble que ce soit une grande et difficile question de comprendre le lieu, parce qu'il donne l'illusion d'être la matière et la forme, et parce que le déplacement du corps transporté se produit à l'intérieur d'une enveloppe qui reste en repos; le lieu paraît en effet pouvoir être une autre chose, intermédiaire, indépendante des grandeurs en mouvement. A cela contribue l'apparence que l'air est incorporel; le lieu parait être, en effet, non seulement les limites du vase, mais ce qui est entre ces limites, considéré comme vide. D'autre part, comme le vase est un lieu transportable, ainsi le lieu est un vase qu'on ne peut mouvoir. Par suite, quand une chose, intérieure à une autre qui est mue, est mue et change de place, comme un navire sur un fleuve, elle est, par rapport à ce qui l'enveloppe plutôt comme dans un vase que dans un lieu. Le lieu ‘veut être immobile, aussi est-ce plutôt le fleuve dans son entier qui est le lieu, parce que dans son entier il est immobile.
  Par suite la limite immobile immédiate de l'enveloppe, tel est le lieu.

  Conséquence : le centre du ciel et l'extrémité (celle qui est de notre côté) du transport circulaire sont admis comme étant, pour tout, au sens éminent, l'une le haut, l'autre le bas: en effet, l'un demeure éternellement l'autre, l'extrémité de l'orbe, demeure en ce sens qu'elle se comporte de la même manière; par suite, puisque le léger c'est ce qui est transporté naturellement vers le haut, le lourd vers le bas, le bas c'est la limite enveloppante qui est du côté du centre, c'est aussi le corps central lui-même; le haut, celle qui est du côté de l'extrémité et aussi le corps extrême.
  Autre conséquence: le lieu paraît être une surface et comme un vase: une enveloppe. En outre le lieu est avec la chose, car avec le limité, la limite."
 

Aristote, Physique, Livre IV, 212a, tr. fr. Carteron, Les Belles Lettres, 1966, p. 133.

 

  "Mais il semble que le lieu soit un grand <problème> difficile à saisir du fait à la fois que la matière et la forme apparaissent en même temps que lui, et que le déplacement de ce qui est transporté se passe dans l'enveloppe qui est immobile. Il semble en effet possible qu'il y ait un intervalle intermédiaire différent des grandeurs mues. Et l'air, parce qu'on pense qu'il est incorporel, contribue <à cette croyance>. Le lieu, en effet, semble être non seulement les limites du vase, mais aussi, en tant que vide, l'intervalle <entre elles>.
  D'autre part, comme le vase est un lieu transportable, de même aussi le lieu est un vase inamovible. C'est pourquoi quand une chose qui est à l'intérieur de quelque chose qui est mû se meut et change, par exemple un navire sur un fleuve, le contenant sert plutôt de vase que de lieu. Pourtant le lieu est censé être immobile. C'est pourquoi c'est plutôt le fleuve tout entier qui est lieu, parce que <pris> tout entier il est immobile. De sorte que la limite immobile première de l'enveloppant, voilà ce qu'est le lieu.
  Et c'est pourquoi le milieu de l'univers et l'extrémité de sa rotation par rapport à nous, on est d'avis qu'ils sont le haut et le bas par excellence pour toutes choses, parce que l'un demeure toujours <où il est>, alors que la limite du cercle <de la rotation céleste> demeure toujours disposée de la même façon. De sorte que, si le léger est ce qui est porté par nature vers le haut, et le lourd ce qui l'est vers le bas, la limite qui enveloppe du côté du milieu de l'univers, et ce milieu lui-même, sont le bas, alors que ce qui enveloppe du côté de l'extrémité, et cette extrémité elle-même, sont le haut. C'est la raison pour laquelle on est d'avis que le lieu est une certaine surface et comme un vase et un contenant. De plus, le lieu va avec la chose, car les limites vont avec ce qui est limité."


  Aristote, Physique, Livre IV, 212a, tr. fr. Pierre Pellegrin, GF, 2000, p. 221-222.


 

  "Commençons par la considération des choses les plus communes, et que nous croyons comprendre le plus distinctement, à savoir les corps que nous touchons et que nous voyons. Je n'entends pas parler des corps en général, car ces notions générales sont d'ordinaire plus confuses, mais de quelqu'un en particulier. Prenons pour exemple ce morceau de cire qui vient d'être tiré de la ruche : il n'a pas encore perdu la douceur du miel qu'il contenait, il retient encore quelque chose de l'odeur des fleurs dont il a été recueilli ; sa couleur, sa figure, sa grandeur, sont apparentes ; il est dur, il est froid, on le touche, et si vous le frappez, il rendra quelque son. Enfin, toutes les choses qui peuvent distinctement faire connaître un corps se rencontrent en celui-ci.
  Mais voici que, cependant que je parle, on l'approche du feu : ce qui y restait de sa saveur s'exhale, l'odeur s'évanouit, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s'échauffe, à peine le peut-on toucher, et quoiqu'on le frappe, il ne rendra plus aucun son. La même cire demeure-t-elle après ce changement ? Il faut avouer qu'elle demeure et personne ne le peut nier. Qu'est-ce donc que l'on connaissait en ce morceau de cire avec tant de distinction ? Certes ce ne peut être rien de tout ce que j'y ai remarqué par l'entremise des sens, puisque toutes les choses qui tombaient sous le goût, ou l'odorat, ou la vue, ou l'attouchement ou l'ouie, se trouvent changées, et cependant la même cire demeure.
  Peut-être était-ce ce que je pense maintenant, à savoir que la cire n'était pas ni cette douceur de miel, ni cette agréable odeur de fleurs, ni cette blancheur, ni cette figure, ni ce son, mais seulement un corps qui un peu auparavant me paraissait sous ces formes, et qui maintenant se fait remarquer sous d'autres. Mais qu'est-ce, précisément parlant, que j'imagine, lorsque je la conçois en cette sorte ? Considérons-la attentivement, et éloignant toutes les choses qui n'appartiennent point à la cire, voyons ce qui reste. Certes il ne demeure rien que quelque chose d'étendu, de flexible et de muable. Or, qu'est-ce que cela : flexible et muable ? N'est-ce pas que j'imagine que cette cire, étant ronde, est capable de devenir carrée, et de passer du carré en une figure triangulaire ? Non certes, ce n'est pas cela, puisque je la conçois capable de recevoir une infinité de semblables changements et je ne saurais néanmoins parcourir cette infinité par mon imagination, et par conséquent cette conception que j'ai de la cire ne s'accomplit pas par la faculté d'imaginer.
  Qu'est-ce maintenant que cette extension ? N'est-elle pas aussi inconnue, puisque dans la cire qui se fond elle augmente, et se trouve encore plus grande quand elle est entièrement fondue, et beaucoup plus encore quand la chaleur augmente davantage ? Et je ne concevrais pas clairement et selon la vérité ce que c'est que la cire, si je ne pensais qu'elle est capable de recevoir plus de variétés selon l'extension, que je n'en ai jamais imaginé. Il faut donc que je tombe d'accord, que je ne saurais pas même concevoir par l'imagination ce que c'est que cette cire, et qu'il n'y a que mon entendement seul qui le conçoive ; je dis ce morceau de cire en particulier, car pour la cire en général, il est encore plus évident.
  Or quelle est cette cire qui ne peut être conçue que par l'entendement ou l'esprit ? Certes c'est la même que je vois, que je touche, que j'imagine, et la même que je connaissais dès le commencement. Mais ce qui est à remarquer, sa perception, ou bien l'action par laquelle on l'aperçoit n'est point une vision, ni un attouchement, ni une imagination, et ne l'a jamais été, quoiqu'il semblât ainsi auparavant, mais seulement une inspection de l'esprit, laquelle peut être imparfaite et confuse, comme elle était auparavant, ou bien claire et distincte, comme elle est à présent, selon que mon attention se porte plus ou moins aux choses qui sont en elle et dont elle est composée."

 

Descartes, Méditations métaphysiques, 1641, méditation II, Garnier p. 423 - 424.


 

"10. Ce que c'est que l'espace ou le lieu intérieur.

  L'espace où le lieu intérieur, et le corps qui est compris en cet espace, ne sont différents […] que par notre pensée. Car, en effet, la même étendue en longueur largeur et profondeur qui constitue l'espace constitue le corps, et la différence qui est entre eux ne consiste qu'en ce que nous attribuons au corps une étendue particulière, que nous concevons changer de place avec lui toutes les fois et quantes qu'il est transporté, et que nous en attribuons à l'espace une si générale et si vague qu'après avoir ôté d'un certain espace le corps qui l'occupait nous ne pensons pas avoir aussi transporté l'étendue de cet espace, à cause qu'il nous semble que la même étendue demeure toujours pendant qu'il est de même grandeur et de même figure, et qu'il n'a point changé de situation au regard des corps de dehors par lesquels nous le déterminons.

11. En quel sens on peut dire qu'il n'est point différent du corps qu'il contient.

  Mais il sera aisé de connaître que la même étendue qui constitue la nature du corps constitue aussi la nature de l'espace, en sorte qu'ils ne diffèrent entre eux que comme la nature du genre ou de l'espèce diffère de la nature de l'individu, si, pour mieux discerner quelle est la véritable idée que nous avons du corps, nous prenons par exemple une pierre et en ôtons tout ce que nous saurons ne point appartenir à la nature du corps. Ôtons-en donc premièrement la dureté, parce que, si on réduisait cette pierre en poudre, elle n'aurait plus de dureté, et ne laisserait pas pour cela d'être un corps ; ôtons-en aussi la couleur, parce que nous avons pu voir quelquefois des pierres si transparentes qu'elles n'avaient point de couleur ; ôtons-en la pesanteur, parce que nous voyons que le feu, quoiqu'il soit très léger, ne laisse pas d'être un corps ; ôtons-en le froid, la chaleur, et toutes les autres qualités de ce genre, parce que nous ne pensons point qu'elles soient dans la pierre, ou bien que cette pierre change de nature parce qu'elle nous semble tantôt chaude et tantôt froide. Après avoir ainsi examiné cette pierre nous trouverons que la véritable idée qui nous fait concevoir qu'elle est un corps consiste en cela seul que nous apercevons distinctement qu'elle est une substance étendue en longueur, largeur et profondeur ; or, cela même est compris en l'idée que nous avons de l'espace, non seulement de celui qui est plein de corps, mais encore de celui qu'on appelle vide."

 

Descartes, Principes de la philosophie, 1644, IIe partie, articles 10 et 11.


 

  "Enfin, mon Père, pour reprendre toute ma réponse, quand il serait vrai que cet espace fût un corps (ce que je suis très éloigné de vous  accorder), et que l'air serait rempli d'esprits ignés (ce que je ne trouve pas simplement vraisemblable), et qu'ils auraient les qualités que vous leur donnez (ce n'est qu'une pure pensée, qui ne paraît évidente ni à vous, ni à personne) : il ne s'ensuivrait pas de là que l'espace en fût rempli. Et quand il serait vrai encore qu'en supposant qu'il en fût plein (ce qui ne paraît en façon quelconque), on pourrait en déduire tout ce qui paraît dans les expériences : le plus favorable jugement que l'on pourrait faire de cette opinion, serait de la mettre au rang des vraisemblables. Mais comme on en conclut nécessairement des choses contraires aux expériences, jugez quelle place elle doit tenir entre les trois sortes d'hypothèses dont nous avons parlé tantôt.
  Vers la fin de votre lettre, pour définir le corps, vous n'en expliquez que quelques accidents, et encore respectifs, comme de haut, de bas, de droite, de gauche, qui font proprement la définition de l'espace, et qui ne conviennent au corps qu'en tant qu'il occupe de l'espace. Car, suivant vos auteurs mêmes, le corps est défini ce qui est composé de matière et de forme ; et ce que nous appelons un espace vide, est un espace ayant longueur, largeur et profondeur, immobile et capable de recevoir et contenir un corps de pareille longueur et figure ; et c'est ce qu'on appelle solide en géométrie, où l'on ne considère que les choses abstraites et immatérielles. De sorte que la différence essentielle qui se trouve entre l'espace vide et le corps, qui a longueur, largeur et profondeur, est que l'un est immobile et l'autre mobile ; et que l'un peut recevoir au dedans de soi un corps qui pénètre ses dimensions, au lieu que l'autre ne le peut ; car la maxime que la pénétration de dimensions est impossible, s'entend seulement des dimensions de deux corps matériels ; autrement elle ne serait pas universellement reçue. D'où l'on peut voir qu'il y a autant de différence entre le néant et l'espace vide, que de l'espace vide au corps matériel ; et qu'ainsi l'espace vide tient le milieu entre la matière et le néant. C'est pourquoi la maxime d'Aristote dont vous parlez, que les non êtres ne sont point différents, s'entend du véritable néant, et non pas de l'espace vide."

 

Pascal, Lettre au Père Noël, le 29 octobre 1647, in Œuvres complètes, "Bibliothèque de la Pléiade", nrf Gallimard, 1954, p. 381-382.


 

  "Cet espace, dit-il [le Père Noël], n'est ni Dieu, ni créature. Les mystères qui concernent la Divinité sont trop saints pour les profaner par nos disputes ; nous devons en faire l'objet de nos adorations, et non pas le sujet de nos entretiens : si bien que, sans en discourir en aucune sorte, je me soumets entièrement à ce qu'en décideront ceux qui ont droit de le faire.
  Ni corps, ni esprit. Il est vrai que l'espace n'est ni corps, ni esprit; mais il est espace : ainsi le temps n'est ni corps, ni esprit : mais il est temps : et comme le temps ne laisse pas d'être, quoiqu'il ne soit aucune de ces choses, ainsi l'espace vide peut bien être, sans pour cela être ni corps, ni esprit.

  Ni substance, ni accident. Cela est vrai, si l'on entend par le mot de substance ce qui est ou corps ou esprit ; car, en ce sens, l'espace ne sera ni substance, ni accident, mais il sera espace, comme, en ce même sens, le temps n'est ni substance, ni accident ; mais il est temps, parce que pour être, il n'est pas nécessaire d'être substance ou accident : comme plusieurs de leurs Pères soutiennent : que Dieu n'est ni l'un ni l'autre, quoiqu'il soit le souverain être.
  Qui transmet la lumière sans être transparent. Ce discours a si peu de lumière, que je ne puis l'apercevoir : car je ne comprends pas quel sens le Père donne à ce mot transparent, puisqu'il trouve que l'espace vide ne l'est pas. Car, s'il entend par la transparence, comme tous les opticiens, la privation de tout obstacle au passage de la lumière, je ne vois pas pourquoi il en frustre notre espace, qui la laisse passer librement : si bien que parlant sur ce sujet avec mon peu de connaissance, je lui eusse dit que ces termes transmet la lumière, qui ne sont propres qu'à sa façon d'imaginer la lumière, ont le même sens que ceux-ci : laisser passer la lumière ; et qu'il est transparent, c'est-à-dire qu'il ne lui porte point d'obstacle : en quoi je ne trouve point d'absurdité ni de contradiction."

 

Pascal, Lettre à M. Le Pailleur, au sujet du père Noël, jésuite, in Œuvres complètes, "Bibliothèque de la Pléiade", nrf Gallimard, 1954, p. 381-382.


 

  "Ces Messieurs soutiennent donc, que l'espace est un être réel absolu ; mais cela les mène à de grandes difficultés. Car il paraît que cet être doit être éternel et infini, c'est pourquoi il y en a qui ont cru que c'était Dieu lui-même, ou bien son attribut, son immensité. Mais comme il a des parties, ce n'est pas une chose qui puisse convenir à Dieu. Pour moi, j'ai marqué plus d'une fois, que je tenais l'espace pour quelque chose de purement relatif, comme le temps ; pour un ordre des coexistences, comme le temps est un ordre de successions. Car l'espace marque en termes de possibilité, un ordre des choses qui existent en même temps, autant qu'elles existent ensemble ; sans entrer dans leurs manières d'exister. [...]
  Pour réfuter l'imagination de ceux qui prennent l'espace pour une substance, ou du moins pour quelque être absolu, j'ai plusieurs démonstrations ; mais .je ne veux me servir à présent que de celle dont on me fournit ici l'occasion. Je dis donc, que si l'espace était un être absolu, il arriverait quelque chose dont il serait impossible qu'il y eût une raison suffisante, ce qui est encore notre axiome. Voici comment je le prouve. L'espace est quelque chose d'uniforme absolument ; et sans les choses y placées[2] un point de l'espace ne diffère absolument en rien d'un autre point de l'espace. Or, il suit de cela, supposé que l'espace soit quelque chose en lui-même outre l'ordre des corps entre eux, qu'il est impossible qu'il y ait une raison pourquoi Dieu, gardant les mêmes situations des corps entre eux, ait placé les corps dans l'espace ainsi et non pas autrement ; et pourquoi tout n'a pas été pris à rebours, par exemple, par un échange de l'Orient et de l'Occident. Mais si l'espace n'est autre chose que cet ordre ou rapport, et n'est rien du tout sans les corps, que la possibilité d'en mettre, ces deux états., l'un tel qu'il est, l'autre supposé à rebours, ne différeraient point entre eux. Leur différence ne se trouve donc que dans notre supposition chimérique de la réalité de l'espace en lui-même. Mais, dans la vérité, l'un serait justement la même chose que l'autre, comme ils sont absolument indiscernables ; et par conséquent, il n'y a pas lieu de demander la raison de la préférence de l'un à l'autre."

 

Leibniz, "Troisième lettre à Clarke", in Œuvres de Leibniz, Nabu Press, 2012.


 

  "L'espace absolu, de par sa nature, et sans relation à quoi que ce soit d'extérieur, demeure toujours semblable et immobile. [...]
  L'espace relatif est cette mesure ou dimension mobile de l'espace absolu, laquelle tombe sous nos sens par sa relation au corps, et que le vulgaire confond avec l'espace immobile [...].

  L'ordre des parties de l'espace est aussi immuable que celui des parties du temps ; car si les parties de l'espace sortaient de leur lieu, ce serait, si l'on peut s'exprimer ainsi, sortir d'elles-mêmes, les temps & les espaces n'ont pas d'autres lieux qu'eux-mêmes, & ils sont les lieux de toutes les choses. Tout est dans le temps, quant à l'ordre de la succession : tout est dans l'espace, quant à l'ordre de la situation. C'est là ce qui détermine leur essence, & il serait absurde que les lieux primordiaux se mûssent. Ces lieux sont donc les lieux absolus, & la seule translation de ces lieux fait les mouvements absolus.
  Comme les parties de l'espace ne peuvent être vues ni distinguées les unes des autres par nos sens, nous y suppléons par des mesures sensibles. Ainsi nous déterminons les lieux par les positions & les distances à quelque corps que nous regardons comme immobile, & nous mesurons ensuite les mouvements des corps par rapport à ces lieux ainsi déterminés : nous nous servons donc des lieux & des mouvements relatifs à la place des lieux et des mouvements absolus ; & il est à propos d'en user ainsi dans la vie civile : mais dans les matières philosophiques, il faut faire abstraction des sens ; car il se peut faire qu'il n'y ait aucun corps véritablement en repos, auquel on puisse rapporter les lieux et les mouvements."

 

Newton, Principes mathématiques de la philosophie naturelle, 1687, trad. Marquise du Chatelet, Vol. I, p. 8-10.

 

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Date de création : 03/10/2017 @ 13:17
Dernière modification : 03/10/2017 @ 13:17
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