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Texte à méditer :  Aucune philosophie n'a jamais pu mettre fin à la philosophie et pourtant c'est là le voeu secret de toute philosophie.   Georges Gusdorf
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La méthode de recherche de la vérité

  "Il y a deux voies pour chercher et trouver la vérité. L'une, des sensations et des faits particuliers, court aux axiomes les plus généraux, et là, s'appuyant sur l'immuable vérité de ces principes, notre esprit juge et découvre les axiomes moyens : c'est la route suivie de nos jours. L'autre, des sensations aussi et des faits particuliers fait sortir les axiomes, mais c'est par une marche continue qu'elle s'élève graduellement jusqu'aux propositions les plus générales : c'est la véritable voie. On ne l'a pas encore tentée.
  [...] L'une et l'autre voie commence aux sensations et aux faits particuliers, et aboutit aux propositions les plus générales. Mais leur différence est immense : l'une ne fait que toucher et effleurer ces faits ; l'autre est longtemps au milieu d'eux, les étudie avec ordre et méthode. L'une établit, dès le départ, des généralités abstraites et vaines ; l'autre s'élève par degrés aux vérités qui sont en réalité les mieux conçues et les mieux exprimées dans la nature.

  [...] Ces ouvrages de la raison humaine que nous transportons dans l'étude de la nature, nous les nommons anticipations de la nature, parce que ce sont des affirmations téméraires et prématurées. Mais ces principes qui sont tirés des choses suivant la méthode légitime, nous les appelons interprétations de la nature.
  [...] Les anticipations ont plus de force que les interprétations pour emporter notre assentiment, parce que, recueillies dans un petit nombre de faits et parmi ceux qui se présentent le plus souvent, elles éblouissent l'intelligence et remplissent l'imagination. Mais les interprétations, tirées d'un grand nombre de faits souvent très éloignés de nous et isolés les uns des autres, ne frappent pas tout d'abord notre esprit.

  [...] Non, quand tous les génies de tous les âges se rassembleraient, quand ils mettraient en commun et se transmettraient leurs travaux, les sciences ne feraient pas de grands progrès par la voie des anticipations : car des erreurs radicales et nées du premier travail de l'esprit ne se peuvent guérir par l'excellence de remèdes venus trop tard."

 

Bacon, Novum organum, 1620, Livre I, § 19, 22, 26, 28, 30, trad. Burnouf, 1854.



  "Ceux qui ont traité les sciences furent ou des empiriques, ou des dogmatiques. Les empiriques, à la manière des fourmis, se contentent d'amasser et de faire usage ; les rationnels, à la manière des araignées, tissent des toiles à partir de leur propre substance ; mais la méthode de l'abeille tient le milieu : elle recueille sa matière des fleurs des jardins et des champs, mais la transforme et la digère par une faculté qui lui est propre. Le vrai travail de la philosophie est à cette image. Il ne cherche pas son seul ou principal appui dans les forces de l'esprit ; et la matière que lui offre l'histoire naturelle et les expériences mécaniques, il ne la dépose pas telle quelle dans la mémoire, mais modifiée et transformée dans l'entendement. Aussi, d'une alliance plus étroite entre ces deux facultés, expérimentale et rationnelle (alliance qui reste à former), il faut bien espérer [espérer beaucoup]."

 

Francis Bacon, Novum Organum, 1620, Livre I, § 95, tr. fr. M. Malherbe et J.-M. Pousseur, PUF, 1986, p. 156-157.



  "On voit clairement pourquoi l'arithmétique et la géométrie sont beaucoup plus certaines que les autres sciences : c'est que seules elles traitent d'un objet assez pur et simple pour n'admettre absolument rien que l'expérience ait rendu incertain, et qu'elles consistent tout entières en une suite de conséquences déduites par raisonnement. Elles sont donc les plus faciles et les plus claires de toutes, et leur objet est tel que nous le désirons, puisque, sauf par inattention, il semble impossible à l'homme d'y commettre des erreurs. Et cependant il ne faut pas s'étonner si spontanément beaucoup d'esprits s'appliquent plutôt à d’autres études ou à la philosophie : cela vient en effet, de ce que chacun se donne plus hardiment la liberté d'affirmer des choses par divination dans une question obscure que dans une question évidente, et qu'il est bien plus facile de faire des conjectures sur une question quelconque que de parvenir à la vérité sur une question, si facile qu'elle soit.
  De tout cela on doit conclure, non pas, en vérité, qu'il ne faut apprendre que l'arithmétique et la géométrie, mais seulement que ceux qui cherchent le droit chemin de la vérité ne doivent s'occuper d'aucun objet dont ils ne puissent avoir une certitude égale à celle des démonstrations de l'arithmétique et de la géométrie."

 

Descartes, Règles pour la direction de l'esprit, 1629, Règle II.



  "Touchant les objets que nous proposons à notre étude, il faut rechercher, non point ce que d'autres ont pensé, ou ce que nous-mêmes nous entrevoyons, mais ce dont nous pouvons avoir une intuition claire et évidente, ou ce que nous pouvons déduire avec certitude ; car ce n'est pas autrement qu'on en acquiert la science.
  Il faut lire les ouvrages des Anciens, parce qu'il est pour nous d'un immense profit de pouvoir tirer parti des efforts d'un si grand nombre de personnes : aussi bien pour connaître ce qu'on a déjà découvert de vrai en ces temps-là, que pour avertir des problèmes qui restent à résoudre dans toutes les disciplines. Il est cependant fort à craindre que peut-être certains germes d'erreurs, contractés par une lecture trop assidue de leurs ouvrages, ne s'accrochent à nous malgré que nous en ayons, et nonobstant toutes nos précautions. Les auteurs en effet sont d'habitude enclins, chaque fois qu'ils en sont venus, par un acte de foi irraisonné, à prendre parti en un sens ou en un autre sur quelque opinion controversée, à tenter sans relâche de nous amener du même côté par les arguments les plus subtils ; inversement, chaque fois qu'ils sont tombés par un heureux hasard sur quelque chose de certain et d'évident, ils ne le font jamais paraître qu'enveloppé dans diverses tournures énigmatiques, soit qu'ils redoutent que la simplicité de l'argument ne diminue l'importance de leur trouvaille, soit que par malveillance ils nous refusent la vérité toute franche.
  Mais, alors même qu'ils seraient tous francs et sans détour, qu'ils ne nous assèneraient jamais une chose douteuse comme si elle était vraie, et qu'ils exposeraient toutes choses avec une entière bonne foi, nous ne saurions cependant jamais lequel il faudrait croire, puisqu'il n'y a presque rien qui n'ait été dit par l'un, et dont le contraire n'ait été affirmé par quelque autre. Et il ne serait d'aucun profit de compter les voix, pour suivre l'opinion qui a le plus de répondants : car lorsqu'il s'agit d'une question difficile, il est plus vraisemblable qu'il s'en soit trouvé peu, et non beaucoup pour découvrir la vérité à son sujet. Mais quand bien même ils seraient tous d'accord, leur enseignement ne serait pas encore suffisant : car, jamais, par exemple, nous ne deviendrons mathématiciens, même en connaissant par cœur toutes les démonstrations des autres, si notre esprit n'est pas en même temps capable de résoudre n'importe quel problème ; et nous ne deviendrons jamais philosophes, si nous avons lu tous les raisonnements de Platon et Aristote, et que nous sommes incapables de porter un jugement assuré sur les sujets qu'on nous propose ; dans ce cas, en effet, ce ne sont point des sciences que nous aurions apprises, semble-t-il, mais de l'histoire."

 

Descartes, Règles pour la direction de l'esprit, 1629, Règle III, tr. fr. Jacques Brunschwig, Le Livre de Poche, 2002, p. 82-84.



  "Pour ne pas tomber à notre tour dans la même erreur, nous allons maintenant passer en revue tous les actes de notre entendement, par lesquels nous pouvons parvenir à la connaissance des choses sans aucune crainte d'erreur : l'on n'en admet que deux, l'intuition et la déduction.
  Par intuition j'entends, non point le témoignage instable des sens, ni le jugement trompeur de l'imagination qui opère des compositions sans valeur, mais une représentation qui est le fait de l'intelligence pure et attentive, représentation si facile et si distincte qu'il ne subsiste aucun doute sur ce que l'on y comprend ; ou bien, ce qui revient au même, une représentation inaccessible au doute, représentation qui est le fait de l'intelligence pure et attentive, qui naît de la seule lumière de la raison, et qui, parce qu'elle est plus simple, est plus certaine encore que la déduction ; celle-ci pourtant […] ne saurait, elle non plus, être faite de travers par un esprit humain. Ainsi, chacun peut voir par intuition qu'il existe, qu'il pense, que le triangle est délimité par trois lignes seulement, la sphère par une seule surface, et autres choses semblables, qui sont bien plus nombreuses que ne le remarquent la plupart des gens, parce qu'ils dédaignent de tourner leur esprit vers des choses si faciles.

  Au reste, pour éviter que certains peut-être ne s'alarment de cet usage nouveau du mot d'intuition, comme de celui de quelques autres, que par la suite je serai contraint de détourner de la même manière de leur signification courante, j'avertis ici,, d'une façon générale, que je ne me soucie guère de l'utilisation qu'on a faite de certains vocables dans les écoles ces derniers temps, parce qu'il serait bien difficile de se servir des mêmes noms, tout en ayant des sentiments profondément différents ; et que je tiens seulement compte de ce que signifie chacun de ces mots en latin ; ainsi, quand les mots propres font défaut, je transpose pour les accommoder à mon sens ceux qui me paraissent les plus adaptés à cet usage.
  Or, cette évidence et cette certitude de l'intuition ne sont pas seulement requises pour les simples énonciations, mais aussi pour toute espèce de démarche discursive. Soit en effet, par exemple, le résultat suivant : 2 et 2 font autant que 3 et 1 ; il faut voir intuitivement, non seulement que 2 et 2 font 4, et que 3 et 1 font 4 également, mais en outre que, de ces deux propositions, cette troisième-là se conclut nécessairement.
  On peut dès lors se demander pourquoi, en sus de l'intuition, nous avons ajouté ici un autre mode de connaissance, celui qui se fait par déduction ; nous entendons par là tout ce qui se conclut nécessairement de certaines autres choses connues avec certitude. Il a fallu procéder ainsi, parce que la plupart des choses sont l'objet d'une connaissance certaine, tout en n'étant pas par elles-mêmes évidentes ; il suffit qu'elles soient déduites à partir de principes vrais et déjà connus, par un mouvement continu et ininterrompu de la pensée, qui prend de chaque terme une intuition claire : ce n'est pas autrement que nous savons que le dernier anneau de quelque longue chaîne est rattaché au premier, même si nous ne voyons pas d'un seul et même coup d'œil l'ensemble des anneaux intermédiaires dont dépend ce rattachement ; il suffit que nous les ayons examinés l'un après l'autre, et que nous nous souvenions que du premier au dernier, chacun d'eux est attaché à ses voisins immédiats. Nous distinguons donc ici l'intuition intellectuelle et la déduction certaine, en ce que l'on conçoit dans l'une une sorte de mouvement ou de succession, et non pas dans l'autre ; et parce qu'en outre, pour la déduction, il n'est pas besoin comme pour l'intuition d'une évidence actuelle, mais que c'est à la mémoire qu'elle emprunte, d'une certaine manière, sa certitude. De là suit qu'on peut dire de ces propositions qui se concluent immédiatement à partir des premiers principes, qu'on les connaît, selon le point de vue auquel on se place, tantôt par l'intuition, tantôt par la déduction; mais que les premiers principes eux-mêmes ne sont connus que par l'intuition, tandis que les conclusions éloignées ne sauraient l'être que par la déduction. Telles sont les deux voies les plus certaines pour parvenir à la science ; du côté de l'esprit on ne doit pas en admettre davantage, et toutes les autres sont à rejeter comme suspectes et exposées à l'erreur."

 

Descartes, Règles pour la direction de l'esprit, 1629, Règle III, tr. fr. Jacques Brunschwig, Le Livre de Poche, 2002, p. 84-87.


  "Mais, pour ne pas tomber dans la même erreur, rapportons ici les moyens par lesquels notre entendement peut s’élever à la connaissance sans crainte de se tromper. Or il en existe deux, l’in­tuition et la déduction.

  Par intuition j’entends non le témoignage variable des sens, ni le jugement trompeur de l’imagination naturellement désor­donnée, mais la conception d’un esprit attentif, si distincte et si claire qu’il ne lui reste aucun doute sur ce qu’il comprend ; ou, ce qui revient au même, la conception évidente d’un esprit sain et attentif, conception qui naît de la seule lumière de la raison, et est plus sûre parce qu’elle est plus sim­ple que la déduction elle-même, qui cependant, comme je l’ai dit plus haut, ne peut manquer d’être bien faite par l’homme. C’est ainsi que chacun peut voir intuitivement qu’il existe, qu’il pense, qu’un triangle est terminé par trois lignes, ni plus ni moins, qu’un globe n’a qu’une surface, et tant d’autres choses qui sont en plus grand nombre qu’on ne le pense communément, parce qu’on dé­daigne de faire attention à des choses si faciles.

  Mais de peur qu’on ne soit troublé par l’emploi nouveau du mot intuition, et de quelques autres que dans la suite je serai obligé d’employer dans un sens détourné de l’acception vulgaire, je veux avertir ici en général que je m’inquiète peu du sens que dans ces derniers temps l’école a donné aux mots ; il serait très difficile en effet de se servir des mêmes termes, pour représenter des idées toutes différentes ; mais que je considère seule­ment quel sens ils ont en latin, afin que, toutes les fois que l’expression propre me manque, j’emploie la métaphore qui me paraît la plus convenable pour rendre ma pensée.

  Or cette évidence et cette certitude de l’intui­tion doit se retrouver non seulement dans une énonciation quelconque, mais dans tout raisonne­ment. Ainsi quand on dit 2 et 2 font la même chose que 3 et 1, il ne faut pas seule­ment voir par intuition que 2 et 2 égalent quatre, et que 3 et 1 égalent quatre, il faut encore voir que de ces deux propositions il est nécessaire de conclure cette troisième, savoir, qu’elles sont égales.

  On pourrait peut-être se demander pourquoi à l’intuition nous ajoutons cette autre manière de connaître par déduction, c’est-à-dire par l’opéra­tion, qui d’une chose dont nous avons la connaissance certaine, tire des conséquences qui s’en déduisent nécessairement. Mais nous avons dû admettre ce nouveau mode ; car il est un grand nombre de choses qui, sans être évidentes par elles-mêmes, portent cependant le caractère de la certitude, pourvu qu’elles soient déduites de prin­cipes vrais et incontestés par un mouvement con­tinuel et non interrompu de la pensée, avec une intuition distincte de chaque chose ; tout de même que nous savons que le dernier anneau d’une longue chaîne tient au premier, encore que nous ne puissions embrasser d’un coup d’œil les anneaux intermédiaires, pourvu qu’après les avoir parcou­rus successivement nous nous rappelions que, depuis le premier jusqu’au dernier, tous se tien­nent entre eux. Aussi distinguons-nous l’intuition de la déduction, en ce que dans l’une on conçoit une certaine marche ou succession, tandis qu’il n’en est pas ainsi dans l’autre, et en outre que la déduction n’a pas besoin d’une évidence présente comme l’intuition, mais qu’elle emprunte en quel­que sorte toute sa certitude de la mémoire ; d’où il suit que l’on peut dire que les premières proposi­tions, dérivées immédiatement des principes, peu­vent être, suivant la manière de les considérer, connues tantôt par intuition, tantôt par déduction ; tandis que les principes eux-mêmes ne sont connus que par intuition, et les conséquences éloignées que par déduction."

 

Descartes, Règles pour la direction de l'esprit, 1629, Règle troisième, traduit du latin par Victor Cousin.



  "On ne peut se passer d'une méthode pour se mettre en quête de la vérité.

  Les hommes sont la proie d'une si aveugle curiosité qu'ils conduisent souvent leur esprit par des chemins inconnus, et sans aucune raison d'espérer, mais seulement pour courir leur chance d'y trouver par hasard ce qu'ils cherchent ; comme quelqu'un qui brûlerait d'un désir si brutal de découvrir un trésor, qu'il ne cesserait de courir les rues çà et là, cherchant si par hasard il n'en trouverait pas un qu'un voyageur aurait perdu. C'est ainsi que travaillent presque tous les chimistes, la plupart des géomètres, et plus d'un philosophe ; et certes je ne nie point que parfois ils ne vagabondent avec assez de bonne fortune pour trouver quelque vérité ; je n'admets pas pour autant qu'ils en soient plus habiles, mais seulement plus chanceux. Il vaut cependant bien mieux ne jamais songer à chercher la vérité sur quelque objet que ce soit, que le faire sans méthode : car il est très certain que ces recherches désordonnées et ces méditations obscures troublent la lumière naturelle et aveuglent l'esprit ; et tous ceux qui s'habituent ainsi à marcher dans les ténèbres affaiblissent tant leur vue que par la suite ils ne peuvent plus supporter la lumière du jour : l'expérience aussi le confirme, puisque nous voyons très souvent ceux qui ne se sont jamais souciés d'étudier porter des jugements bien plus solides et bien plus clairs sur ce qui se présente à eux, que ceux qui ont passé tout leur temps dans les écoles. Ce que j'entends maintenant par méthode, ce sont des règles certaines et faciles, par l'observation exacte desquelles on sera sûr de ne jamais prendre une erreur pour une vérité, et, sans y dépenser inutilement des forces de son esprit, mais en accroissant son savoir par un progrès continu, de parvenir à la connaissance vraie de tout ce dont on sera capable."

 

Descartes, Règles pour la direction de l'esprit, 1629, Règle IV, tr. fr. Jacques Brunschwig, Le Livre de Poche, 2002, p. 88-89.
 

  "Les Mortels sont possédés d'une curiosité si aveugle que souvent ils engagent leur esprit dans des voies inconnues, sans aucun espoir raisonnable, uniquement pour courir le risque d'y rencontrer ce qu'ils cherchent. Il en est d'eux comme d'un homme qui brûlerait d'un désir si stupide de trouver un trésor qu'il serait sans cesse à errer sur les places publiques pour chercher si par hasard il n'en trouverait pas quelqu'un de perdu par un voyageur. C'est ainsi qu'étudient presque tous les Chimistes, la plupart des Géomètres et un grand nombre de Philosophes. Certes, je ne nie pas qu'ils n'aient parfois assez de chance dans leurs errements pour trouver quelque vérité ; néanmoins, je ne leur accorde pas pour cela d'être plus habiles, mais seulement d'être plus heureux. Or, il vaut beaucoup mieux ne jamais penser à chercher la vérité d'aucune chose plutôt que de le faire sans méthode : il est tout à fait certain, en effet, que les études de cette sorte faites sans ordre et les méditations confuses obscurcissent la lumière naturelle et aveuglent les esprits. Quiconque s'accoutume à marcher ainsi dans les ténèbres s'affaiblit tellement l'acuité du regard que dans la suite il ne peut supporter le grand jour. C'est même un fait d'expérience : nous voyons le plus souvent ceux qui ne se sont jamais consacrés aux lettres juger de ce qui se présente à eux avec beaucoup plus de solidité et de clarté que ceux qui ont toujours fréquenté les écoles. Quant à la méthode, j'entends par là des règles certaines et faciles dont l'exacte observation fera que n'importe qui ne prendra jamais rien de faux pour vrai, et que, sans dépenser inutilement aucun effort d'intelligence, il parviendra, par un accroissement graduel et continu de science, à la véritable connaissance de tout ce qu'il sera capable de connaître."
 

Descartes, Règles pour la direction de l'esprit, 1629, Règle IV,  in Œuvres, Lettres, Pléïade, 1949, p. 14.


 

  "Et me résolvant de ne chercher plus d'autre science que celle qui se pourrait trouver en moi-même, ou bien dans le grand livre du monde, j'employai le reste de ma jeunesse à voyager, voir des cours et des armées, à fréquenter des gens de diverses humeurs et conditions, à recueillir diverses expériences, à m'éprouver moi-même dans les rencontres que la fortune me proposait, et partout à faire telle réflexion sur les choses qui se présentaient, que j'en pusse tirer quelque profit. Car il me semblait que je pourrais rencontrer beaucoup plus de vérité, dans les raisonnements que chacun fait touchant les affaires qui lui importent et dont l'événement le doit punir bientôt après, s'il a mal jugé, que dans ceux que fait un homme de lettres dans son cabinet, touchant des spéculations qui ne produisent aucun effet, et qui ne lui sont d'autre conséquence, sinon que peut-être il en tirera d'autant plus de vanité qu'elles seront plus éloignées du sens commun, à cause qu'il aura dû employer d'autant plus d'esprit et d'artifice à tâcher de les rendre vraisemblables."

Descartes, Discours de la méthode, 1637, fin de 1ère partie.



  "Ainsi mon dessein n'est pas d'enseigner ici la méthode que chacun doit suivre pour bien conduire sa raison, mais seulement d,e faire voir en quelle sorte j'ai tâche de conduire la mienne.
  […]
  Et ainsi je pensai que les sciences des livres […], s'étant composées et grossies peu à peu des opinions de plusieurs diverses personnes, ne sont point si approchantes de la vérité que les simples raisonnements que peut faire naturellement un homme de bon sens [...]. Et ainsi encore je pensai que, pour ce que nous avons tous été enfants avant que d'être hommes, et qu'il nous a fallu longtemps être gouvernés par nos appétits et nos précepteurs [...], il est presque impossible que nos jugements soient si purs, ni si solides qu'ils auraient été, si nous avions eu l'usage entier de notre raison dès le point de notre naissance [...].
  Il est vrai que nous ne voyons point qu'on jette par terre toutes les maisons d'une ville, pour le seul dessein de les refaire d'autre façon, et d'en rendre les rues plus belles ; mais on voit bien que plusieurs font abattre les leurs pour les rebâtir, et que même quelquefois ils y sont contraints, quand elles sont en danger de tomber d'elles-mêmes […] À l'exemple de quoi je me persuadai [...] que, pour toutes les opinions que j'avais reçues jusques alors en ma créance, je ne pouvais mieux faire que d'entreprendre, une bonne fois, de les en ôter, afin d'y en remettre par après, ou d'autres meilleures, ou bien les mêmes, lorsque je les aurais ajustées au niveau de la raison. Et je crus fermement que, par ce moyen, je réussirais à conduire ma vie beaucoup mieux que si je ne bâtissais que sur de vieux fondements, et que je ne m'appuyasse que sur les principes que je m'étais laissé persuader en ma jeunesse, sans avoir jamais examiné s'ils étaient vrais. [...]
  Mais, comme un homme qui marche seul et dans les ténèbres, je me résolus d'aller si lentement, et d'user de tant de circonspection en toutes choses, que, si je n'avançais que fort peu, je me garderais bien, au moins, de tomber. Même je ne voulus point commencer à rejeter tout à fait aucune des opinions qui s'étaient pu glisser autrefois en ma créance: sans y avoir été introduites par la raison, que je n'eusse auparavant employé assez de temps à faire le projet de l'ouvrage que j'entreprenais, et à chercher la vraie méthode pour parvenir à la connaissance de toutes les choses dont mon esprit serait capable."

 

Descartes, Discours de la méthode, 1637, Ière et IIe parties.



  "J'avais un peu étudié, étant plus jeune, entre les parties de la philosophie, à la logique, et, entre les mathématiques, à l'analyse des géomètres et à l'algèbre, trois arts ou sciences qui semblaient devoir contribuer quelque chose à mon dessein. Mais, en les examinant, je pris garde que, pour la logique, ses syllogismes[1] et la plupart de ses autres instructions servent plutôt à expliquer à autrui les choses qu'on sait, ou même, comme l'art de Lulle[2], à parler sans jugement de celles qu'on ignore, qu'à les apprendre ; et bien qu'elle contienne en effet beaucoup de préceptes très vrais et très bons, il y en a toutefois tant d'autres mêlés parmi, qui sont ou nuisibles ou superflus qu'il est presque aussi malaisé de les en séparer que de tirer une Diane ou une Minerve[3] hors d'un bloc de marbre qui n'est point encore ébauché. Puis, pour l'analyse des anciens et l'algèbre des modernes, outre qu'elles ne s'étendent qu'à des matières fort abstraites, et qui ne semblent d'aucun usage, la première est toujours si astreinte à la considération  des figures, qu'elle ne peut exercer l'entendement sans fatiguer beaucoup l'imagination ; et on s'est tellement assujetti en la dernière à certaines règles et à certains chiffres, qu'on en a fait un art confus et obscur qui embarrasse l'esprit, au lieu d'une science qui le cultive. Ce qui fut cause que je pensai qu'il fallait chercher quelque autre méthode, qui, comprenant les avantages de ces trois, fût exempte de leurs défauts. Et comme la multitude des lois fournit souvent des excuses aux vices, en sorte qu'un étal est bien mieux réglé lorsque, n'en ayant que fort peut, elles y sont fort étroitement observées ; ainsi, au lieu de ce grand nombre de préceptes dont la logique est composée, je crus que j'aurais assez des quatre suivants, pourvu que je prisse une ferme et constante résolution de ne manquer pas une seule fois à les observer.
  Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle ; c'est-à-dire, d'éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n'eusse aucune occasion de le mettre en doute.

  Le second, de diviser chacune des difficultés que j'examinerais, en autant de parcelles qu'il se pourrait, et qu'il serait requis pour les mieux résoudre.
  Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu comme par degrés jusques à la connaissance des plus composés, et supposant même de l'ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres.
  Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre.
  Ces longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations, m'avaient donné occasion de m'imaginer que toutes les choses, qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes, s'entre-suivent en même façon, et que, pourvu seulement qu'on s'abstienne d'en recevoir aucune pour vraie qui ne le soit, et qu'on garde toujours l'ordre qu'il faut pour les déduire les unes des autres, il n'y en peut avoir de si éloignées auxquelles enfin on ne parvienne, ni de si cachées qu'on ne découvre. Et je ne fus pas beaucoup en peine de chercher par lesquelles il était besoin de commencer : car je savais déjà que c'était par les plus simples et les plus aisées à connaître ; et considérant qu'entre tous ceux qui ont ci-devant recherché la vérité dans les sciences, il n'y a eu que les seuls mathématiciens qui ont pu trouver quelques démonstrations, c'est-à-dire quelques raisons certaines et évidentes, je ne doutais point que ce ne fût par les mêmes qu'ils ont examinées ; bien que je n'en espérasse aucune autre utilité, sinon qu'elles accoutumeraient mon esprit à se repaître de vérités et ne se point contenter de fausses raisons."

 

Descartes, Discours de la méthode, 1637, Seconde partie, Le Livre de Poche, 1988, p. 109-112.


[1] Type de raisonnement déductif où la conclusion est contenue implicitement dans les principes.
[2] Raymond Lulle (1235-1315) : théologien espagnol.
[3] Minerve : déesse romaine de l'intelligence, protectrice des arts et des sciences.


 

  "J'avais depuis longtemps remarqué que pour les moeurs [1] il est besoin quelquefois de suivre des opinions qu'on sait fort incertaines, tout de même que si elles étaient indubitable [2], ainsi qu'il a été dit ci-dessus : mais pource qu'alors je désirais vaquer seulement à la recherche de la vérité, je pensai qu'il fallait que je fisse tout le contraire, et que je rejetasse comme absolument faux tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute, afin de voir s'il ne resterait point après cela quelque chose en ma créance qui fût entièrement indubitable. Ainsi, à cause que nos sens nous trompent quelquefois, je voulus supposer qu'il n'y avait aucune chose qui fût telle qu'ils nous la font imaginer ; et pource qu'il y a des hommes qui se méprennent en raisonnant, même touchant les plus simples matières de géométrie, et y font des paralogismes [3], jugeant que j'étais sujet à faillir autant qu'aucun autre, je rejetai comme fausses toutes les raisons que j'avais prises auparavant comme démonstrations ; et enfin, considérant que toutes les mêmes pensées que nous avons étant éveillés nous peuvent aussi venir quand nous dormons sans qu'il y en ait aucune pour lors qui soit vraie, je me résolus de feindre que toutes les choses qui m'étaient jamais entrées en l'esprit n'étaient non plus vraies que les illusions de mes songes. Mais aussitôt après je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais fusse quelque chose : et remarquant que cette vérité, je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée que toutes les extravagantes suppositions sceptiques n'étaient pas capables de l'ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir sans scrupule pour le premier principe de la philosophie".

 

Descartes, Discours de la méthode, 1637, Quatrième partie.


[1] Actions de la vie pratique.
[2] Indubitable : dont on ne peut pas douter.
[3] Fautes de raisonnement.


 

  "J'aurais voulu mettre ici les raisons qui servent à prouver que les vrais principes par lesquels on peut parvenir à ce plus haut degré de sagesse, auquel consiste le souverain bien de la vie humaine, sont ceux que j'ai mis en ce livre ; et deux seules sont suffisantes à cela, dont la première est qu'ils sont très clairs ; et la seconde, qu'on en peut déduire toutes les autres choses ; car il n'y a que ces deux conditions qui soient requises en eux. Or, je prouve aisément qu'ils sont très clairs : premièrement, par la façon dont je les ai trouvés, à savoir, en rejetant toutes les choses auxquelles je pouvais rencontrer la moindre occasion de douter ; car il est certain que celles qui n'ont pu en cette façon être rejetées, lorsqu'on s'est appliqué à les considérer, sont les plus évidentes et les plus claires que l'esprit humain puisse connaître. Ainsi, en considérant que celui qui veut douter de tout ne peut toutefois douter qu'il ne soit pendant qu'il doute, et que ce qui raisonne ainsi, en ne pouvant douter de soi-même et doutant néanmoins de tout le reste, n'est pas ce que nous disons être notre corps, mais ce que nous appelons notre âme ou notre pensée, j'ai pris l'être ou l'existence de cette pensée pour le premier principe, duquel j'ai déduit très clairement les suivants, à savoir qu'il y a un Dieu qui est auteur de tout ce qui est au monde, et qui, étant la source de toute vérité, n'a point créé notre entendement de telle nature qu'il se puisse tromper au jugement qu'il fait des choses dont il a une perception fort claire et fort distincte. Ce sont là tous les principes dont je me sers touchant les choses immatérielles ou métaphysiques, desquels je déduis très clairement ceux des choses corporelles ou physiques, à savoir, qu'il y a des corps étendus en longueur, largeur et profondeur, qui ont diverses figures et se meuvent en diverses façons. Voilà, en somme tous les principes dont je déduis la vérité des autres choses. L'autre raison qui prouve la clarté de ces principes est qu'ils ont été connus de tout temps, et même reçus pour vrais et indubitables par tous les hommes, excepté seulement l'existence de Dieu, qui a été mise en doute par quelques-uns à cause qu'ils ont trop attribué aux perceptions des sens, et que Dieu ne peut être vu ni touché.
  Mais encore que toutes les vérités que je mets entre mes principes aient été connues de tout temps de tout le monde, il n'y a toutefois eu personne jusqu'à présent, que je sache, qui les ait reconnues pour les principes de la philosophie, c'est-à-dire pour telles qu'on en peut déduire la connaissance de toutes les autres choses qui sont au monde : c'est pourquoi il me reste ici à prouver qu'elles sont telles ; et il me semble ne le pouvoir mieux qu'en le faisant voir par expérience, c'est-à-dire en conviant les lecteurs à lire ce livre. Car encore que je n'y aie pas traité de toutes choses, et que cela soit impossible, je pense avoir tellement expliqué toutes celles dont j'ai eu occasion de traiter, que ceux qui les liront avec attention auront sujet de se persuader qu'il n'est pas besoin de chercher d'autres principes que ceux que j'ai donnés pour parvenir à toutes les plus hautes connaissances dont l'esprit humain soit capable".

 

Descartes, Les principes de la philosophie, 1644, Première partie, Lettre de l'auteur à celui qui a traduit le livre, Vrin, 1993, p. 37-39.



  "Je dirai ici quels sont les fruits que je me persuade qu'on peut tirer de mes principes. Le premier est la satisfaction qu'on aura d'y trouver plusieurs vérités qui ont été ci-devant ignorées ; car, bien que souvent la vérité ne touche pas tant notre imagination que font les faussetés et les feintes, à cause qu'elle paraît moins admirable et plus simple, toutefois le contentement qu'elle donne est toujours plus durable et plus solide. Le second fruit est qu'en étudiant ces principes on s'accoutumera peu à peu à mieux juger de toutes les choses qui se rencontrent, et ainsi à être plus sage : en quoi ils auront un effet contraire à celui de la philosophie commune ; car on peut aisément remarquer en ceux qu'on appelle pédants qu'elle les rend moins capables de raison qu'ils ne seraient s'ils ne l'avaient jamais apprise. Le troisième est que les vérités qu'ils contiennent, étant très claires et très certaines, ôteront tous sujets de dispute, et ainsi disposeront les esprits à la douceur et à la concorde : tout au contraire des controverses de l'École, qui, rendant insensiblement ceux qui les apprennent plus pointilleux et plus opiniâtres, sont peut-être la première cause des hérésies et des dissensions qui travaillent maintenant le monde. Le dernier et le principal fruit de ces principes est qu'on pourra, en les cultivant, découvrir plusieurs vérités que je n'ai point expliquées ; et ainsi, passant peu à peu des unes aux autres, acquérir avec le temps une parfaite connaissance de toute la philosophie et monter au plus haut degré de la sagesse. Car comme on voit en tous les arts que, bien qu'ils soient au commencement rudes et imparfaits, toutefois, à cause qu'ils contiennent quelque chose de vrai et dont l'expérience montre l'effet, ils se perfectionnent peu à peu par l'usage : ainsi, lorsqu'on a de vrais principes en philosophie, on ne peut manquer en les suivant de rencontrer parfois d'autres vérités ; et on ne saurait mieux prouver la fausseté de ceux d'Aristote, qu'en disant qu'on n'a su faire aucun progrès par leur moyen depuis plusieurs siècles qu'on les a suivis."

 

Descartes, Les principes de la philosophie, 1644, Première partie, Lettre de l'auteur à celui qui a traduit le livre, tr. fr. Guy Durandin, Vrin, 1993, p. 45-46.



    "Pour trouver la meilleure méthode de recherche de la vérité, nous n'aurons pas besoin d'une méthode par laquelle nous rechercherions cette méthode de recherche, et pour rechercher cette seconde méthode nous n'aurons pas besoin d'une troisième et ainsi de suite à l'infini; car de cette façon nous ne parviendrons jamais à la connaissance de la vérité ni même à aucune connaissance. Il en est de cela tout de même que des instruments matériels, lesquels donneraient lieu à pareil raisonnement. Pour forger le fer on a besoin d'un marteau, et pour avoir un marteau, il est nécessaire de le faire. Pour cela on a besoin d'un autre marteau et d'autres instruments ; et pour avoir ceux-ci on a besoin de nouveaux instruments, et ainsi à l'infini. Or c'est bien en vain qu'on s'efforcerait de prouver de cette façon que les hommes n'ont aucun pouvoir de forger le fer. Mais de même que les hommes, au début, à l'aide d'instruments naturels, et bien qu'avec peine et d'une manière imparfaite, ont pu faire certaines choses très faciles, et après avoir fait celles-ci, en ont fait d'autres, plus difficiles, avec moins de peine et plus de perfection, et ainsi, s'élevant par degrés des travaux les plus simples aux instruments, et des instruments revenant à d'autres oeuvres et instruments, en arrivèrent à pouvoir accomplir beaucoup de choses, et de très difficiles, avec peu de labeur ; de même l'entendement par sa puissance innée se forme des instruments intellectuels, l'aide desquels il acquiert d'autres forces pour d'autres oeuvres intellectuelles et grâce ces oeuvres (il se forme) d'autres instruments, c'est-à-dire le pouvoir de pousser l'investigation plus avant : ainsi il avance de degré en degré jusqu'à ce qu'il ait atteint le comble de la sagesse."
 

Spinoza, Traité de la réforme de l'entendement, 1661, Vrin, p. 24.



  "Comme il ne faut point d'autres marques pour distinguer la lumière des ténèbres, que la lumière même qui se fait assez sentir, ainsi il n'en faut point d'autres pour reconnaître la vérité, que la clarté même qui l'environne et qui se soumet l'esprit et le persuade malgré qu'il en ait : de sorte que toutes les raisons de ces Philosophes ne sont plus capables d'empêcher l'âme de se rendre à la vérité, lorsqu'elle en est fortement pénétrée, qu'elles sont capables d'empêcher les yeux de voir, lorsqu'étant ouverts ils sont frappés par la lumière du soleil.
  Mais parce que l'esprit se laisse quelquefois abuser par de fausses lueurs, lorsqu'il n'y apporte pas l'attention nécessaire, et qu'il y a bien des choses que l'on ne connaît que par un long et difficile examen, il est certain qu'il serait utile d'avoir des règles pour s'y conduire, de telle sort que la recherche de la vérité en fût et plus facile et plus sûre; et ces règles sans doute ne sont pas impossibles. Car puisque les hommes se trompent quelquefois dans leurs jugements, et que quelquefois aussi ils ne s'y trompent pas, qu'ils raisonnent tantôt bien et tantôt mal, et qu'après avoir mal raisonné ils sont capables de reconnaître leur faute, ils peuvent remarquer, en faisant des réflexions sur leurs pensées, quelle méthode ils ont suivie lorsqu'ils ont bien raisonné, et quelle a été la cause de leur erreur lorsqu'ils se sont trompés, et se former ainsi des règles sur ces réflexions pour éviter à l'avenir d'être surpris."

 

Antoine Arnauld et Pierre Nicole, La logique ou l'art de penser, 1662, 1er discours, Champs Flammarion, 1978, p. 40.



    "Il est assez difficile de comprendre comment il se peut faire que des gens qui ont de l'esprit, aiment mieux se servir de l'esprit des autres dans la recherche de la vérité, que de celui que Dieu leur a donné. Il y a sans doute infiniment plus de plaisir et plus d'honneur se conduire par ses propres yeux que par ceux des autres ; et un homme qui a de bons yeux ne s'avisa jamais de se les fermer, ou de se les arracher, dans l'espoir d'avoir un conducteur. [...] Pourquoi le fou marche-t-il dans les ténèbres ? C'est qu'il ne voit que par les yeux d'autrui, et que ne voir que de cette manière, proprement parler, c'est ne rien voir. L'usage de l'esprit est celui des yeux ce que l'esprit est aux yeux ; et de même que l'esprit est infiniment au-dessus des yeux, l'usage de l'esprit est accompagné de satisfactions bien plus solides, et qui le contentent bien autrement, que la lumière et les couleurs ne contentent la vue. Les hommes toutefois se servent toujours de leurs yeux pour se conduire, et ils ne se servent jamais de leur esprit pour découvrir la vérité."
 

Malebranche, De la recherche de la vérité, 1674.


 

    "La recherche méthodique de la vérité est du reste elle-même le résultat de ces époques où les convictions se faisaient la guerre. Si l'individu n'avait pas tenu à sa « vérité » à lui, c'est-à-dire à avoir toujours raison, il n'existerait aucune méthode de recherche que ce soit ; mais de la sorte, dans ce combat perpétuel des prétentions de divers individus à la vérité absolue, on avança pas à pas à la découverte de principes irréfutables d'après lesquels pût s'examiner le bien-fondé de ces prétentions et s'apaiser leur conflit. On commença par trancher en suivant les autorités, plus tard on passa à une critique réciproque des voies et moyens par lesquels on avait trouvé la prétendue vérité ; il y eut entre-temps une période où l'on tira les conséquences du principe adverse, les trouvant peut-être pernicieuses et propres à rendre malheureux : de quoi il devait alors résulter au jugement de chacun que la conviction de l'adversaire contenait une erreur. La lutte personnelle des penseurs a finalement si bien aiguisé les méthodes qu'il devint possible de découvrir réellement des vérités et de mettre en évidence aux yeux de tous les erreurs des méthodes antérieures."


Nietzsche, Humain, trop humain, 1878, § 634, tr. R. Rovini, p. 332.



  "Il y a dans la promptitude à raisonner une sorte de volupté qui est encore une volupté de l'amour-propre, de la chair et du monde. On ne voit point d'homme, s'il est capable d'y réussir, qui n'éprouve de la complaisance pour les jeux subtils de la dialectique : c'est qu'ils démontrent son habileté et lui promettent une victoire. Il a moins de goût pour la vérité, dont l'évidence l'humilie. Que pour l'argument, dont l'invention le flatte. Ce sont les arguments sans matière, ou qui semblent ruiner une vérité commune, qui lui donnent les plaisirs les plus vifs. Il cherche souvent à justifier par jeu ce dont il n'est pas sûr. Il arrive même qu'il se délecte à s'enseigner soi-même autant qu'à enseigner autrui.
  Pourtant, on ne peut apercevoir clairement la vérité d'une chose sans en apercevoir les raisons. Les raisons mettent la vérité à la portée de notre esprit et nous donnent l'illusion de la créer et d'assister à sa genèse. Le raisonnement ressemble au toucher : comme la main de l'aveugle qui parcourt sans interruption une surface lisse dont elle n'embrasse jamais la totalité, il faut qu'il nous livre l'une après l'autre une suite de raisons dont il doit nous faire sentir la continuité. Mais la vue nous découvre l'objet dans un seul regard. Ainsi, celui qui perçoit la vérité par un acte de contemplation se trouve placé d'emblée au-dessus de toutes les raisons. Ni la connaissance de ce qui remplit le monde dans le présent, ni la connaissance de moi-même ou de Dieu, ne sont des connaissances par des raisons.

  Mais, en m'obligeant à accorder toutes mes connaissances particulières, la dialectique peut rompre le contact avec le réel et engendrer tous les artifices. Mille contradictions naissent sans cesse des limitations et des réfractions que subit nécessairement la vérité dans la conscience d'un être borné.
  [...] Ainsi, il y a un certain goût pour le raisonnement, qui est un goût de l'habileté et des chemins pleins de détours : il porte la marque de l'amour de soi. On s'en délivre par une purification intérieure qui laisse au raisonnement son rôle d'auxiliaire et lui demande de nous conduire par degrés jusqu'à un acte de simple vue ; c'est seulement lorsqu'il l'accomplit que l'individu s'oublie ; que son intelligence s'exerce et que la vérité lui devient présente."

 

Louis Lavelle, La conscience de soi, 1933, Grasset, p. 30-32.
 


Date de création : 09/02/2006 @ 11:42
Dernière modification : 11/12/2015 @ 14:21
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