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Texte à méditer :  Une vie sans examen ne mérite pas d'être vécue.  Socrate
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Mémoire et histoire

  "En général l'histoire ne commence qu'au point où finit la tradition, au moment où s'éteint ou se décompose la mémoire sociale. Tant qu'un souvenir subsiste, il est inutile fixer par écrit, ni même de le fixer purement et simplement. Aussi le besoin d'écrire l'histoire d'une période, d'une société, et même d'une personne ne s'éveille-t-il que lorsqu'elles sont déjà trop éloignées dans le passé pour qu'on ait la chance de trouver longtemps autour de soi beaucoup de témoins qui en conservent quelque souvenir. Quand la mémoire d'une suite d'événements n'a plus pour support un groupe [...] alors le seul moyen de sauver de tels souvenirs, c'est de les fixer par écrit en une narration suivie puisque, tandis que les paroles et les pensées se meurent, les écrits restent. Si la condition nécessaire, pour qu'il y ait mémoire, est que le sujet se souvient, individu ou groupe, ait le sentiment qu'il remonte à ses souvenirs d'un mouvement continu, comment l'histoire serait-elle une mémoire, puisqu'il y a solution de continuité entre la société qui lit cette histoire, et les groupes témoins ou acteurs, autrefois, des événements qui y sont rapportés ?"

 

Maurice Halbwachs, La Mémoire collective, 1950 (posthume), PUF, 1997, p. 130-131.

 

  "La mémoire collective ne se confond pas avec l'histoire, et que l'expression : mémoire historique, n'est pas très heureusement choisie, puisqu'elle associe deux termes qui s'opposent sur plus d'un point. L'histoire, sans doute, est le recueil des faits qui ont occupé la plus grande place dans la mémoire des hommes. Mais lus dans les livres, enseignés et appris dans les écoles, les événements passés sont choisis, rapprochés et classés, suivant des nécessités ou des règles qui ne s'imposaient pas aux cercles d'hommes qui en ont gardé longtemps le dépôt vivant. C'est qu'en général l'histoire ne commence qu'au point où finit la tradition, moment où s'éteint ou se décompose la mémoire sociale. Tant qu'un souvenir subsiste, il est inutile de le fixer par écrit, ni même de le fixer purement et simplement. Aussi le besoin d'écrire l'histoire d'une période, d'une société, et même d'une personne ne s'éveille-t-il que lorsqu'elles sont déjà trop éloignées dans le passé pour qu'on ait chance de trouver longtemps encore autour de soi beaucoup de témoins qui en conservent quelque souvenir. Quand la mémoire d'une suite d'événements n'a plus pour support un groupe, celui-là même qui y fut mêlé ou qui en subit les conséquences, qui y assista ou en reçut un récit vivant des premiers acteurs et spectateurs, quand elle se disperse dans quelques esprits individuels, perdus dans des sociétés nouvelles que ces faits n'intéressent plus parce qu'ils leur sont décidément extérieurs, alors le seul moyen de sauver de tels souvenirs, c'est de les fixer par écrit en une narration suivie puisque, tandis que les paroles et les pensées meurent, les écrits restent. Si la condition nécessaire, pour qu'il y ait mémoire, est que le sujet qui se souvient, individu ou groupe, ait le sentiment qu'il remonte à ses souvenirs d'un mouvement continu, comment l'histoire serait-elle une mémoire, puisqu'il y a une solution de continuité entre la société qui lit cette histoire, et les groupes témoins ou acteurs, autrefois, des événements qui y sont rapportés ?
  Certes, un des objets de l'histoire peut être, précisément, de jeter un pont entre le passé et le présent, et de rétablir cette continuité interrompue. Mais comment recréer des courants de pensée collective qui prenaient leur élan dans le passé, alors qu'on n'a prise que sur le présent ? Les historiens, par un travail minutieux, peuvent retrouver et mettre au jour une quantité de faits grands et petits qu'on croyait définitivement perdus, surtout s'ils ont la chance de découvrir des mémoires inédits. Pourtant, lorsque, par exemple, les Mémoires de Saint-Simon furent publiés au début du XIXe siècle, peut-on dire que la société française de 1830 reprit réellement contact, un contact vivant et direct, avec la fin du XVIIe et le temps de la Régence ? Qu'a-t-il passé de ces Mémoires dans les histoires élémentaires, celles qui sont lues par un assez grand nombre d'hommes pour créer des états d'opinion collectifs ? Le seul effet de telles publications, c'est de nous faire comprendre à quel point nous sommes éloignés de celui qui écrit et de ceux qu'il décrit. Il ne suffit pas que quelques individus dispersés aient consacré à cette lecture beaucoup de temps et de force d'attention pour renverser les barrières qui nous séparent de cette époque. L'étude de l'histoire ainsi entendue n'est réservée qu'à quelques spécialistes, et quand même il existerait une société des lecteurs des Mémoires de Saint-Simon, elle serait décidément trop limitée pour toucher un nombreux publie.

  L'histoire qui veut serrer de près le détail des faits devient érudite et l'érudition n'est le fait que d'une toute petite minorité. Si elle s'en tient, au contraire, à conserver l'image du passé qui peut encore avoir sa place dans la mémoire collective d'aujourd'hui, elle n'en retient que ce qui intéresse encore nos sociétés, c'est-à-dire en somme bien peu de chose.
   La mémoire collective se distingue de l'histoire au moins sous deux rapports. C'est un courant de pensée continu, d'une continuité qui n'a rien d'artificiel, puisqu'elle ne retient du passé que ce qui en est encore vivant ou capable de vivre dans la conscience du groupe qui l'entretient. Par définition, elle ne dépasse pas les limites de ce groupe. Lorsqu'une période cesse d'intéresser la période qui suit, ce n'est pas un même groupe qui oublie une partie de son passé : il y a, en réalité, deux groupes qui se succèdent. L'histoire divise la suite des siècles en périodes, comme on distribue la matière d'une tragédie en plusieurs actes. Mais, tandis que, dans une pièce, d'un acte à l'autre, la même action se poursuit, avec les mêmes personnages, qui demeurent jusqu'au dénouement conformes à leur caractère, et dont les sentiments et les passions progressent d'un mouvement ininterrompu, dans l'histoire on a l'impression que, d'une période à l'autre, tout est renouvelé, intérêts en jeu, direction des esprits, modes d'appréciation des hommes et des événements, traditions aussi et perspectives d'avenir, et que si, en apparence, les mêmes groupes reparaissent, c'est que les divisions extérieures, qui résultent des lieux, des noms, et aussi de la nature générale des sociétés, subsistent. Mais les ensembles d'hommes qui constituent un même groupe à deux périodes successives sont comme deux tronçons en contact par leurs extrémités opposées, mais qui ne se rejoignent pas autrement, et ne forment pas réellement un même corps. […]
  L'histoire, qui se place hors des groupes et au-dessus d'eux, n'hésite pas à intro­duire dans le courant des faits des divisions simples, et dont la place est fixée une fois pour toutes. […]
  En réalité, dans le développement continu de la mémoire collective, il n'y a pas de lignes de séparation nettement tracées, comme dans l'histoire, mais seulement des limites irrégu­lières et incertaines. Le présent (entendu comme s'étendant sur une certaine durée, celle qui intéresse la société d'aujourd'hui) ne s'oppose pas au passé comme se distinguent deux périodes historiques voisines. Car le passé n'existe plus, tandis que, pour l'historien, les deux périodes ont autant de réalité l'une que l'autre. La mémoire d'une société s'étend jusque-là où elle peut, c'est-à-dire jusqu'où atteint la mémoire des groupes dont elle est composée. Ce n'est point par mauvaise volonté, antipathie, répulsion ou indifférence qu'elle oublie une si grande quantité des événements et des figures anciennes. C'est que les groupes qui en gardaient le souvenir ont disparu. Si la durée de la vie humaine était doublée ou triplée, le champ de la mémoire collective, mesuré en unités de temps, serait bien plus étendu. Il n'est pas évident d'ailleurs que cette mémoire élargie aurait un plus riche contenu, si la société liée par tant de traditions évoluait avec plus de difficulté. De même, si la vie humaine était plus courte, une mémoire collective, couvrant une durée plus restreinte, n'en serait peut-être point appauvrie, parce que, dans une société ainsi allégée, les changements se précipiteraient. En tout cas, puisque la mémoire d'une société s'effrite lentement, sur les bords qui marquent ses limites, à mesure que ses membres individuels, surtout les plus âgés, disparaissent ou s'isolent, elle ne cesse pas de se transformer, et le groupe lui-même change sans cesse. Il est d'ailleurs difficile de dire à quel moment un souvenir collectif a disparu, et s'il est sorti décidément de la conscience du groupe, précisément parce qu'il suffit qu'il se conserve dans une partie limitée du corps social pour qu'on puisse toujours l'y retrouver.
  Il y a, en effet, plusieurs mémoires collectives. C'est le second caractère par lequel elles se distinguent de l'histoire. L'histoire est une et l'on peut dire qu'il n'y a qu'une histoire. […]
  L'histoire peut se représenter comme la mémoi­re universelle du genre humain. Mais il n'y a pas de mémoire universelle. Toute mémoire collective a pour support un groupe limité dans l'espace et dans le temps. On ne peut rassembler en un tableau unique la totalité des événements passés qu'à la condition de les détacher de la mémoire des groupes qui en gardaient le souvenir, de couper les attaches par où ils tenaient à la vie psychologique des milieux sociaux où ils se sont produits, de n'en retenir que le schéma chronologique et spatial. Il ne s'agit plus de les revivre dans leur réalité, mais de les replacer dans les cadres dans lesquels l'histoire dispose les événements, cadres qui restent extérieurs aux groupes eux-mêmes, et de les définir en les opposant les uns aux autres. C'est dire que l'histoire s'intéresse surtout aux différences, et fait abstraction des ressemblances sans lesquelles cependant il n'y aurait pas de mémoire, puisqu'on ne se souvient que des faits qui ont pour trait commun d'appartenir à une même conscience. Malgré la variété des lieux et des temps, l'histoire réduit les événements à des termes apparemment comparables, ce qui lui permet de les relier les uns aux autres, comme des variations sur un ou quelques thèmes. Ainsi seulement, elle réussit à nous donner une vision en raccourci du passé, ramassant en un instant, symbolisant en quelques changements brusques, en quelques démarches des peuples et des individus, de lentes évolutions collectives. C'est de cette façon qu'elle nous en présente une image unique et totale. […]
  Considérons maintenant le contenu de ces mémoires collectives multiples. Nous ne dirons pas qu'à la différence de l'histoire, ou, si l'on veut, de la mémoire historique, la mémoire collective ne retient que des ressemblances. Pour qu'on puisse parler de mémoire, il faut bien que les parties de la période sur laquelle elle s'étend soient différenciées en quelque mesure. Chacun de ces groupes a une histoire. On y distingue des figures et des événements. Mais ce qui nous frappe, c'est que, dans la mémoire, les similitudes passent cependant au premier plan. Le groupe, au moment où il envisage son passé, sent bien qu'il est resté le même et prend conscience de son identité à travers le temps. L'histoire, nous l'avons dit, laisse tomber ces intervalles où il ne se passe rien en apparence, où la vie se borne à se répéter, sous des formes un peu différentes, mais sans altération essentielle, sans rupture ni bouleversement. Mais le groupe qui vit d'abord et surtout pour lui-même, vise a perpétuer les sentiments et les images qui forment la substance de sa pensée. C'est alors le temps écoulé au cours duquel rien ne l'a profondément modifie qui occupe la plus grande place dans sa mémoire. Ainsi les événements qui peuvent se produire dans une famille et les démarches diverses de ses membres, sur lesquels on insisterait si l'on écrivait l'histoire de la famille, tirent pour elle tout leur sens de ce qu'ils permettent au groupe des parents de manifester qu'il a bien un caractère propre, distinct de tous les autres, et qui ne change guère. Si l'événement au contraire, si l'initiative d'un ou de quelques-uns de ses membres, ou enfin, si des circonstances extérieures introduisaient dans la vie du groupe un élément nouveau, incompa­tible avec son passé, un autre groupe prendrait naissance, avec une mémoire propre, où ne subsisterait qu'un souvenir incomplet et confus de ce qui a précédé cette crise."

 

Maurice Halbwachs, La Mémoire collective, 1950 (posthume), chapitre III, PUF, 1997, p. 130-132, p. 134-136,  p. 137 et p. 138-139.



  "Nombre de Juifs déplorent aujourd'hui la décadence qui frappe largement la mémoire juive même si – et c'est peut-être un symptôme – ils ne s'accordent pas sur son contenu originel ou idéal. Dans cette trouée qui d'autre que l'historien peut s'avancer ? La tâche qu'il a choisie et qui lui est assignée n'est-elle pas de nous restituer à tous le passé ? La définition qu'Eugen Rosenstock­-Huessy donna de la vocation d'historien semble être fortuitement, bien qu'il n'y songeât pas, un défi singulier lancé à l'historien juif. «L'historien, écrit Rosenstock-Huessy, est le médecin de la mémoire. Son honneur est de soigner les blessures, de véritables blessures. De même que le médecin doit agir indépendamment des théories médicales, parce que son patient est malade, de même l'historien doit agir, poussé par la morale, pour restaurer la mémoire d'une nation, ou celle de l'humanité. »
  Ceux qui exigeraient de l'historien qu'il restaure la mémoire juive lui attribuent, toutefois, des pouvoirs qui ne sont peut être pas les siens. L'historiographie juive contemporaine ne peut intrin­sèquement remplacer une mémoire de groupe érodée qui, comme nous l'avons vu depuis le commencement, n'a jamais dépendu des historiens. Les souvenirs collectifs du peuple juif étaient fonction de la foi partagée, de la cohésion et de la volonté du groupe même, transmettant et recréant son passé grâce à tout un entrelacs complexe d'institutions sociales et religieuses qui fonctionnèrent organiquement à cette fin.
  Le déclin de la mémoire collective juive à l'époque contempo­raine est le simple indice que s'est démêlé cet écheveau commun de foi et de pratique grâce aux fils duquel – nous en avons suivi quelques-uns – le passé était rendu autrefois présent. C'est là l'ori­gine du mal. La mémoire juive ne pourra être « guérie» aussi longtemps que le groupe ne se sentira pas lui-même en voie de gué­rison, aussi longtemps qu'il n'aura pas recouvré son intégrité. Quant aux blessures que les deux derniers siècles ont infligées à la vie juive désagrégée par leurs coups, l'historien apparaît au mieux comme un pathologiste, mais sûrement pas comme un thérapeute.
  Voilà qui est certain, ou qui devrait l'être. N'y revenons pas.
  Mais sitôt que nous approchons, avec des espoirs plus modestes et plus sensés, l'historien dans ce que nous appellerons sa propre sphère, une fissure plus profonde se découvre.
  La mémoire et l'historiographie contemporaine, par leur nature même, entretiennent chacune avec le passé des rapports radicale­ment différents. L'historiographie n'est pas une tentative pour res­taurer la mémoire, mais représente un genre réellement nouveau de mémoire. Dans sa volonté de comprendre, l'histoire met en évi­dence des textes, des événements et des processus qui furent tou­jours ignorés par la mémoire de groupe juive même lorsque cette dernière avait le plus de vigueur. Avec une énergie inconnue jusqu'ici, elle ne cesse de recréer un passé toujours plus détaillé dont les formes et les matériaux ne sont pas reconnus par la mémoire. Qui plus est, l'historien ne se contente pas de combler les trous de la mémoire. II révoque toujours en doute les souve­nirs qui ont survécu intacts. En outre, il partage, avec les histo­riens qui fouillent tous les autres territoires, la volonté de restituer en fin de compte un passé total – en l'occurrence, le passé juif dans son intégralité – même s'il ne se préoccupe directement que d'un de ses fragments. Tout sujet mérite potentiellement son inté­rêt, aucun document ni objet n'est indigne de son attention. Nous comprenons les raisons de l'historien, mais la question est que, ce faisant, il procède à rebours de la mémoire collective qui, nous l'avons noté, opère une sélection drastique. Certains souvenirs demeurent; le reste est vanné, foulé ou amplement rejeté par un processus de sélection naturelle que l'historien, qui n'y a pas été invité, perturbe, inverse."

 

Yosef Hayim Yerushalmi, Zakhor. Histoire et mémoire juive, 1982, Gallimard tel, 2008, p. 110-111.



  "Tout d'abord, distinguons bien le savoir historique, l'histoire « savante », d'une grande réalité polymorphe, la mémoire collective d'un passé national, la commémoration, par récits, monuments ou rites, de grands évènements politiques ou religieux, légendaires ou authentiques, qui sont chers à une société considérée ; beaucoup de sociétés ont une pareille mémoire, ethnocentrique par nature, mais non pas toutes : il est des peuples qu'on dit « sans histoire », bien que leur actualité politique ou militaire soit non moins agitée que l'actualité des autres; leur manque d'intérêt pour quelque morceau de leur passé n'est qu'un petit détail, qui ne bouleverse pas leur mode d'existence : ces peuples ne ressemblent pas pour autant à des individus amnésiques ; la mémoire collective n'est qu'une métaphore; souvenirs nationaux et historicité radicale des hommes font deux. Ces souvenirs ne sont que des représentations, plus institutionnelles que spontanées, entretenues au moins par l'éducation; loin d'être d'authentiques souvenirs, ce sont des légendes ou du moins des vérités tendancieuses. À la différence de la mémoire individuelle, les collectivités oublient instantanément leur passé, sauf si un volontarisme ou une institution en conserve ou en élabore quelque bribe choisie, destinée à un usage intéressé. […] Car l'histoire savante est un phénomène minuscule, peu répandu, mais autonome et bien différent de la mémoire collective ; son énoncé n'est pas « tel évènement (authentique ou légendaire) est sacré et inoubliable pour notre peuple ou notre religion »; mais : « est-ce vrai ou faux ? ». Ce savoir est donc critique ; en outre, il n'est pas nécessairement ethnocentrique, au contraire : la matière du savoir historique est un inventaire général du passé humain."

 

Paul Veyne, Philosophie et histoire, 1987, Éditions du Centre Pompidou, p. 15-16.



  "Il fallait, au début de la recherche, examiner les rapports entre l'histoire et la mémoire. Des tendances naïves récentes semblent presque identifier l'une avec l'autre et même préférer en quelque sorte la mémoire qui serait plus authentique, plu « vraie » à l'histoire qui serait artificielle et qui consisterait surtout en une manipulation de la mémoire. Il est vrai que l'histoire est un arrangement du passé, soumis aux structures sociales, idéologiques, politiques dans lesquelles vivent et travaillent les historiens, il est vrai que l'histoire a été et est encore, ici et là dans le monde, soumise à des manipulations conscientes de la part de régimes politiques ennemis de la vérité. Le nationalisme, les préjugés de toutes sortes pèsent sur la façon de faire de l'histoire et le domaine en plein développement de l'histoire de l'histoire (forme critique et évoluée de la traditionnelle historiographie) est en partie fondé sur la prise de conscience et l'étude de ces liens de la production historique avec le contexte de son époque et avec celui des époques successives qui en modifient la signification. Mais la discipline historique, qui a reconnu ces variations de l'historiographie, n'en doit pas moins rechercher l'objectivité et rester fondée sur la croyance en une « vérité » historique. La mémoire est la matière première de l'histoire. Mentale, orale ou écrite, elle est le vivier où puisent les historiens. Parce que son travail est le plus souvent inconscient, elle est en fait plus dangereusement soumise aux manipulations du temps et des sociétés qui pensent que la discipline historique elle-même. Cette discipline vient d'ailleurs à son tour alimenter la mémoire et rentre dans le grand processus dialectique de la mémoire et de l'oubli que vivent les individus et les sociétés. L'historien doit être là pour rendre compte de ces souvenirs et de ces oublis, pour les transformer en une matière pensable, pour en faire un objet de savoir. Trop privilégier la mémoire c'est s'immerger dans le flot indomptable du temps."

 

Jacques Le Goff, Histoire et mémoire, préface à l'édition française, 1988, Folio histoire, 2017, p. 10-11.



  "Objectivé, mis à distance, orienté vers un avenir qui ne le régit pas rétroactivement, mais dont on peut discerner les lignes probables d'évolution, le temps des historiens partage ces caractères avec celui de la biographie individuelle : chacun peut reconstruire son histoire personnelle, l'objectiver jusqu'à un certain point, comme en racontant ses souvenirs, remonter du moment présent à l'enfance, ou descendre de l'enfance à l'entrée dans le métier, etc. La mémoire, comme l'histoire, travaille un temps déjà écoulé.
  La différence réside dans la mise à distance, dans l'objectivation.  Le temps de la mémoire, celui du souvenir, ne peut jamais être entièrement objectivé, mis à distance, et c'est ce qui fait sa force : il revit avec une charge affective inévitable. Il est inexorablement infléchi, modifié, remanié en fonction des expériences ultérieures, qui l'ont investi de significations nouvelles.
  Le temps de l'histoire se construit contre celui de la mémoire. Contrairement à ce qu'on écrit souvent, l'histoire n'est pas une mémoire. L'ancien combattant qui visite les plages du débarquement a une mémoire des lieux, des dates et du vécu : c'était là, tel jour, et, cinquante ans plus tard encore, il est submergé par le souvenir.  Il évoque les camarades tués ou blessés. Puis il visite le Mémorial et il passe de la mémoire à l'histoire, il comprend l'ampleur du débarquement, il évalue les masses humaines, le matériel, les enjeux stratégiques et politiques.  Le registre froid et serein de la raison remplace celui, plus chaud et plus tumultueux, des émotions. Il ne s'agit plus de revivre mais de comprendre.
  Cela ne signifie pas qu'il faille ne pas avoir de mémoire pour faire de l'histoire, ou que le temps de l'histoire soit celui de la mort des souvenirs, mais plutôt que l'un et l'autre relèvent de registres différents. Faire de l'histoire n'est jamais raconter ses souvenirs, ni tenter de pallier l'absence de souvenirs par l'imagination.  C'est construire un objet scientifique, l'historiser comme disent nos collègues allemands, et l'historiser d'abord en construisant sa structure temporelle, distanciée, manipulable, puisque la dimension diachronique est le propre de l'histoire dans le champ de l'ensemble des sciences sociales.
  C'est dire que le temps n'est pas donné à l'historien comme temps déjà-là, préexistant à sa recherche. Il est construit par un travail propre au métier d'historien."

 

Antoine Prost, Douze leçons sur l'histoire, 1996, Points Histoire, p. 113-114.


 

  "La mémoire est la vie, toujours portée par des groupes vivants et à ce titre, elle est en évolution permanente, ouverte à la dialectique du souvenir et de l'amnésie, inconsciente de ses déformations successives, vulnérable à toutes les utilisations et manipulations, susceptible de longues latences et de soudaines revitalisations. L'histoire est la reconstruction toujours problématique et incomplète de ce qui n'est plus. La mémoire est un phénomène toujours actuel, un lien vécu au présent éternel ; l'histoire, une représentation du passé. […]
  Parce qu'elle est affective et magique, la mémoire ne s'accommode que des détails qui la confortent ; elle se nourrit de souvenirs flous, téléscopants, globaux ou flottants, particuliers ou symboliques, sensible à tous les transferts, écrans, censure ou projections. L'histoire, parce que opération intellectuelle et laïcisante, appelle analyse et discours critique. La mémoire installe le souvenir dans le sacré, l'histoire l'en débusque, elle prosaïse toujours. […]
  La mémoire sourd d'un groupe qu'elle soude, ce qui revient à dire, comme HALBWACHS l'a fait, qu'il y a autant de mémoires que de groupes ; qu'elle est par nature, multiple et démultipliée, collective, plurielle et individualisée. L'histoire, au contraire, appartient à tous et à personne, ce qui lui donne vocation à l'universel. […]
  La mémoire s'enracine dans le concret, dans l'espace, le geste, l'image et l'objet. L'histoire ne s'attache qu'aux continuités temporelles, aux évolutions et aux rapports de choses.  La mémoire est un absolu et l'histoire ne connaît que le relatif.
  Au cœur de l'histoire, travaille un criticisme destructeur de mémoire spontanée. La mémoire est toujours suspecte à l'histoire dont la mission vraie est de la détruire et de la refouler. Une société qui se vivrait intégralement sous le signe de l'histoire ne connaîtrait, en fin de compte, pas plus qu'une société traditionnelle, de lieux où ancrer sa mémoire."

 

Pierre Nora, "Introduction : Entre Mémoire et Histoire" in Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire. Tome 1 : La République, 1982, Paris : Gallimard, p. XIX-XX.



  "La rupture du discours historique avec le discours de mémoire sur­vient à un triple niveau: documentaire, explicatif et interprétatif, qui ne se distinguent qu'à l'analyse, tant ils sont enchevêtrés dans la pratique historienne. Du moins des significations différentes de la revendication de vérité sont-elles attachées à des programmes différents.
  Le premier de ces programmes s'attache à l'histoire en tant que connaissance dépendant de sources et visant à une certaine évidence documentaire, dont il s'agit de mesurer le degré de fiabilité […]. L'impact critique de l'histoire documentaire est double. Concernant les témoignages intentionnels, la critique est pour l'essentiel une épreuve de véracité, à savoir une chasse aux erreurs volontaires, aux falsifications concertées et à l'imposture de faux témoins. Mais le plus important est l'éclaircissement de la catégorie de document […] On s'éloigne ainsi de la notion limitée de témoignage écrit (ou même aujourd'hui de témoignage oral). Les premiers documents auxquels se sont intéressés les historiens sont en effet ceux qui avaient été rassemblés intentionnellement dans des archives sous l'impulsion du pouvoir politique ou de toute institution intéressée à garder la trace de son activité antérieure. Pour les historiens contemporains, tout peut devenir document (mercuriales, courbes de prix, registres paroissiaux, testaments, banques de données statistiques, etc.). Devient document tout ce qui peut être interrogé par un historien dans la pensée d'y trouver une information sur le passé [...]. Or ce qui régit cet allongement, c'est la formation d'hypothèses portant sur la place du phénomène interrogé dans des enchaînements, qui introduisent la ques­tion de l'explication à l'intérieur même de la question de l'observation [...].
  Deuxième ligne de rupture entre histoire et mémoire : l'histoire veut expliquer. Mais elle le fait en maniant toutes les ressources des réponses à la question pourquoi ?, qu'il s'agisse de causes – en un sens apparenté à celui en usage dans les sciences de la nature et dans d'autres sciences humaines –, ou des motifs ou des raisons pour lesquelles quelqu'un – personne physique ou personne morale –a fait quelque chose. En donnant un double sens à la notion d'explication, l'historien se tient à l'écart de la vieille querelle entre compréhension et explication. Si l'histoire documentaire continue de satisfaire assez bien au modèle popperien de la vérité comme réfutation (falsification), on ne peut en dire autant de l'histoire au plan de l'explication. Elle relève plutôt d'une logique du probable, dès lors qu'il y a plusieurs façons d'enchaîner les mêmes faits. Ce n'est pas affaiblir l'effet cri­tique de l'histoire explicative. Il ne faut pas oublier que le probable tient une position intermédiaire entre la preuve, qui contraint par la nécessité intellectuelle, et le sophisme qui séduit par les artifices du langage. Non seulement ce n'est pas affaiblir la fonction critique de l'histoire que de la rat­tacher à une logique du probable, mais c'est renforcer sa fonction thérapeutique. C'est à ce niveau que l'esprit s'habitue à la pluralité des récits concernant les mêmes événements et s'exerce à raconter autrement [...]. « Raconter autrement » mais aussi se laisser « raconter par les autres ».
  La rupture est plus grande encore entre l'histoire et la mémoire au niveau de la composition de grands tableaux [...]. Ici l'histoire critique n'a pas seulement à lutter contre les préjugés de la mémoire collective mais contre ceux de l'histoire officielle qui assume le rôle social d'une « mémoire enseignée ». Ce qui est en jeu ici, c'est l'identité revendiquée par des collectivités ou communautés, identité au regard de laquelle l'histoire officielle joue le rôle de justification. La guerre est portée ainsi, à l'intérieur même de l'histoire, entre histoire critique et histoire officielle. Le plus difficile n'est pas de « raconter autrement» ou de se laisser « raconter par les autres », mais de raconter autrement les événements fondateurs eux-mêmes de notre  propre identité collective, principalement nationale. Et de les laisser raconter par les autres, ce qui est de loin le plus difficile."

 

Paul Ricœur, "Entre mémoire et histoire", Projet, n° 248, hiver 1996-1997, p. 14-16.



  "Histoire et mémoire s'opposent. L'histoire est une pensée du passé et non une remémoration. Elle a forgé ses propres armes et codifié ses lois. L'historien n'est donc un mémorialiste, car il construit et donne à lire le récit […] d'une représentation du passé. Il laïcise et met en prose le temps mémoriel des héros éponymes et des mythes fondateurs, des sagas interminables et des épisodes constitutifs. Il objective ainsi un collectif informel, il périodise, il s'entête de chronologie, il taille et coupe dans les plages de cette « mémoire longue » […]. Son volontarisme critique, son obsession scientifique érigeant à distance un thème d'étude qu'ensuite il modèlera à sa guise et dans ses règles, détruisent le souvenir-fétiche, débusquent la mémoire de ses espaces naturels. À l'inverse, cette dernière se nourrit d'un temps dilaté aux limites organiques d'une conscience individuelle ou collective. Elle le sacralise en refusant toute discontinuité et toute chronologie. Elle se rit des télescopages de la raison et du vécu. […] À [la mémoire] revient le soin de remonter le temps en dedans, de rattraper l'arriéré, d'invoquer l'héritage d'un paganisme imperturbable. À [l'histoire], la perpendiculaire, la savante, celui d'inscrire et de scander, de déchiffrer, de buriner et de raconter, de raisonner et de prévoir, pour mieux comprendre et faire connaître un destin raisonné."

 

Jean-Pierre Rioux, "La mémoire collective", in Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli (dir.), Pour une histoire culturelle, Seuil, 1997, p. 326.



  "Au premier regard, l'histoire – la discipline historiogra­phique – s'oppose à la mémoire, comme l'objectivité du discours scientifique s'oppose à la subjectivité de la vie psychologique. Comme le souligne Jacques Le Goff : « Trop privilégier la mémoire, c’est s'immerger dans le flot indomptable du temps » (Histoire et mémoire, p. 11). Il se pourrait donc que le discours historique se soit construit, à son origine, contre la mémoire. Rappelons les célèbres paroles de Thucydide dans la préface de La Guerre du Péloponnèse « L'absence de merveilleux dans mes récits les rendra peut-être moins agréables à entendre. II me suffira que ceux qui veulent voir clair dans les faits passés et, par conséquent, aussi dans les faits analogues que l'avenir selon la loi des choses humaines ne manquer de ramener, jugent utile mon histoire. C'est une œuvre d'un profit solide et durable (ktèma es aiei) qu'un morceau d'apparat (agônisma) composé pour une satisfaction d'un instan t» (I, 22). Cette « acquisition pour toujours » (traduction littérale célèbre de ktèma es aiei) s'oppose directement au plaisir de la mémoire mythique. Les héros historiques ne sont plus comme les héros homériques à la recherche du kléos, de la gloire immortelle transmise par la mémoire orale et la poésie épique illustrée par les paroles d'Hector : «J'ai appris à être brave en tout temps et à combattre aux premiers rangs des Troyens, pour gagner une immense gloire (mégas kléos) à mon père et à moi-même ». (Iliade, VI, v. 444- 446). Thucydide s’adresse à la raison de ses lecteurs, qui doivent méditer sur les lois qui conduisent les hommes. La logique des passions, notamment, rem­place l'action des dieux dans l’histoire.
  Cette opposition ne permet cependant pas de penser les liens inévitables entre les deux termes. Tout d'abord, et c'est l’objet même de l'ouvrage de Le Goff, la mémoire peut être elle-même prise en charge par l'histoire comme objet d’études : elle n'est pas seulement une faculté de l'esprit « subjectif » (au sens hégélien), elle fait partie à part entière des modalités « objectives» de la transmission. Le passage de l’oral à l'écrit, l'imprimerie, les mémoires électroniques, toutes ces évolutions sont des aspects d’une histoire de la culture. Ainsi, le rôle profond de la memoria au Moyen Âge étudié les historiens comme Mary Carruthers rejaillit sur les chroniques his­toriques elles-mêmes.

  Inversement, la mémoire re­vendique aussi sa vitalité contre l'historiographie. N'y­-a-t-il pas, dans toute entreprise historique, une forme d'emprise sur la transmission, qui viendrait compenser la fragilité de la mémoire par le contrôle de la véracité des sources ? Il est possible de montrer que la mémoire tente de « résister » à ce travail de la « ratio­nalité » historienne, comme le montre le commentaire que fait Ricœur du grand livre de Yerushalmi, Zakhor. Histoire et mémoire juive : « La singularité de l'expérience juive, c'est l'indifférence séculaire au traitement historiographique de celle-ci. C'est cette singula­rité qui me paraît révélatrice des résistances que peut oppo­ser toute mémoire à un tel trai­tement. En un sens, elle met à nu la crise que, d'une façon générale, l'histoire en tant qu'historiographie suscite au cœur même de la mémoire ; que la mémoire personnelle ou collective se réfère par définition à un passé main­tenu vivant grâce à la trans­mission de génération en génération, c'est là la source d'une résistance de la mémoire à son traitement historiogra­phique. La menace de déraci­nement est là ; Halbwachs n'a-t-il pas dit "l'histoire commence là où la tradition s'arrête" ? » (La Mémoire, l'his­toire, l'oubli, Seuil, «Points essais», 2000, p. 518). Remar­quons cependant que la mé­moire n'est pas une donnée pure, pas plus que la tradition : appuyer un travail historique sur la mémoire – dans le cas, par exemple, de l'histoire de la décolonisation, qui mobilise la parole des dominés contre les archives des dominants – ne peut dispenser d'être attentif au travail de reconstruction permanence de cette dernière. L'ouvrage désormais classique d'Henry Rousso, Le Syndrome de Vichy de 1944 à nos jours (Seuil, 1990), a montré de manière exemplaire qu'il est possible de faire l'histoire de ces déformations en utilisant le vocabulaire psychanalytique des pathologies de la mémoire : traumatisme, refoulement, retour du refoulé…"

 

Alexandre Abensour, La Mémoire, GF Corpus, 2014, p. 233-235.


 

  "Persévérer dans la prolifération de ces lois mémorielles, ce serait aussi méconnaître la différence entre mémoire et histoire et donner la prépondérance à la première. Cette distinction est un des enjeux de la présente controverse. Elles ne se confondent point ; il leur arrive même d'être en contradiction. Les mémoires sont naturellement particulières, l'histoire tend à être générale. Celles-ci sont affectives, l'histoire se situe dans un ordre rationnel. En faisant campagne pour obtenir une loi qui les reconnaisse, les mémoires cherchent à devenir histoire. Étant plurielles, ces lois concourent au démembrement de la mémoire nationale. Elles encouragent ce qu'on appelle le communautarisme. Elles engendrent aussi l'émiettement de la loi qui ne devrait concerner que la généralité. Si on ne porte pas un coup d'arrêt à ce processus, il y aura bientôt autant de dispositions que de minorités qui estiment avoir été maltraitées, entendent obtenir réparation, et assez bien organisées pour que les élus du peuples croient habile ou utile pour leur propre carrière de donner satisfaction à leurs revendications."

 

René Rémond, "Pourquoi abroger les lois mémorielles ?", in Devoir de mémoire ? Les lois mémorielles et l'histoire, Myriam Bienenstock (dir.), Éd. De l'éclat, 2014, p. 174-175.



  "Avant d'être une valeur ou un slogan, la mémoire est d'abord un processus complexe qui mérite attention. Elle est un mécanisme vital de sélection entre les souvenirs et les oublis, entre ce que la conscience doit retenir et ce qu'elle va écarter ou refouler de manière provisoire ou définitive. Dans sa dimension collective, elle n'est qu'une des modalités parmi d'autres de la relation au temps, mais, ces dernières décennies, elle a pris une telle importance dans le débat public qu'elle a fini par reléguer au second rang d'autres modalités tout aussi essentielles, comme la tradition et 1'histoire, générant au passage de vives querelles de légitimité.
  Une tradition repose sur la perpétuation de croyances, de comportements, de gestes répétés et singuliers qui s'inscrivent dans une durée perçue comme immémoriale, au point d'oublier souvent les conditions singulières, dans le temps et dans l'espace, dans lesquelles elle a été inventée. Une tradition se fonde par définition sur la continuité des contenus, du message originel, à l'image des grandes religions monothéistes qui s'appuient toutes sur le maintien plus ou moins rigoureux de rites et de croyances nés dans des contextes historiques reculés. […]

  L'histoire au sens large, [à savoir tout ce qui touche de près ou de loin à un processus de connaissance du passé] est une relation différente et un peu plus récente au passé. […] Cette histoire vise à une compréhension, à une interprétation, lointain ou proche, fondée sur l'analyse de traces de toutes sortes laissées par l'activité humaine. L'histoire questionne, remet en cause des mythes ou des récits constitués, notamment religieux, en propose d'autres, pas forcément plus justes mais qui exigent de s'appuyer sur des éléments supposés probants. L'histoire vise à comprendre le monde tel qu'il est devenu. […] L'histoire tend à privilégier le regard à distance, la médiation, l'observation autonome du passé dégagée autant que possible de l'emprise de la religion, des croyances ou du pouvoir. Cela n'a pas été sans quelques illusions tenaces, telle la croyance en une reconstitution objective des faits. Le credo de l'objectivité historique a été battu en brèche au XXe siècle par l'idée que 1'histoire repose en dernier ressort sur une narration, une construction élaborée dans des contextes et avec des acteurs précis, historiens ou autres, plus que sur une exhumation de ce qui a été. Elle s'écrit avec des points de vue, des angles d'observation, des questionnements pluriels et variés. Elle n'est donc plus une et indivisible.
  La mémoire comme pratique sociale et non comme fonction psychique relève d'un troisième registre, tout aussi ancien. Elle désigne le souvenir vivace d'acteurs ou d'événements remarquables d'un passé proche ou lointain. Elle définit le lien affectif, parfois mystérieux, qui existe dans l'espèce humaine entre les morts et les vivants. Elle fonde la transmission entre générations, structure la filiation, le lien familial et social car elle inscrit le sujet dans un collectif, et le collectif dans un temps qui ne se limite pas au temps présent, ici et maintenant. Tout sujet ou toute société hérite ainsi à son corps défendant des effets à terme de l'action de ses ancêtres, les « raisins verts » dont parle la Bible, une métaphore reprise par la psychanalyse pour désigner la transmission des blessures psychiques à travers plusieurs générations, ou que certains chercheurs identifient comme une « post-mémoire »."

 

Henry Rousso, Face au passé. Essais sur la mémoire contemporaine, 2016, Belin, p. 11-13.
 

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Date de création : 15/09/2018 @ 07:59
Dernière modification : 06/02/2020 @ 12:13
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