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Texte à méditer :   Les vraies révolutions sont lentes et elles ne sont jamais sanglantes.   Jean Anouilh
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Hors des sentiers battus
Le désir de sagesse / vérité / connaissance

  "C'est, en effet, l'étonnement qui poussa, comme aujourd'hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début, leur étonnement porta sur les difficultés qui se présentaient les premières à l'esprit; puis, s'avançant ainsi peu à peu, ils étendirent leur exploration à des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des Étoiles, enfin la genèse de l'Univers. Or apercevoir une difficulté et s'étonner, c'est reconnaître sa propre ignorance (c'est pourquoi même l'amour des mythes est, en quelque manière, amour de la Sagesse, car le mythe est un assemblage de merveilleux). Ainsi donc, si ce fut bien pour échapper à l'ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie, c'est qu'évidemment ils poursuivaient le savoir en vue de la seule connaissance et non pour une fin utilitaire. Et ce qui s'est passé en réalité en fournit la preuve : presque toutes les nécessités de la vie, et les choses qui intéressent son bien-être et son agrément avaient reçu satisfaction, quand on commença à rechercher une discipline de ce genre. Je conclus que, manifestement, nous n'avons en vue, dans notre recherche, aucun intérêt étranger. Mais, de même que nous appelons libre celui qui est à lui-même sa fin et n'existe pas pour un autre, ainsi cette science est aussi la seule de toutes les sciences qui soit une discipline libérale, puisque seule elle est à elle-même sa propre fin."

 

Aristote, Métaphysique, Livre A, 2, 982b 12-28, tr. fr. J. Tricot.


 

  "ARTICLE 1 : La convoitise est-elle seulement dans l'appétit sensible ?
   Objections :

  1. Il semble que la convoitise n'existe pas seulement dans l'appétit sensible car il existe une convoitise de la sagesse selon l'Écriture (Sagesse 6, 20) : « La convoitise de la sagesse conduit au royaume éternel. » Or l'appétit sensible ne peut se porter sur la sagesse. Donc la convoitise n'est pas seulement dans cette sorte d'appétit.
  2. Le désir des commandements de Dieu ne se trouve pas dans l'appétit sensible ; bien plus l'Apôtre dit (Romains 7, 18) : « Le bien n'habite pas en moi, c'est-à-dire dans ma chair. » Or le désir des commandements de Dieu est une sorte de désir sensible ou "convoitise", selon cette parole du Psaume (119, 20) : « Mon âme a convoité ardemment tes décisions. » La convoitise n'est donc pas dans le seul appétit sensible.
  3. Pour toute puissance, son bien propre est objet de convoitise. Celle-ci se trouve donc en chaque puissance de l'âme, et non seulement dans l'appétit sensible.
  Cependant :
  S. Jean Damascène dit : « L'irrationnel qui obéit à la raison et se laisse persuader par elle, se divise en convoitise et colère. Or il s'agit de la partie irrationnelle de l'âme, passive et appétitive. » La convoitise est donc dans l'appétit sensible.
  Conclusion :
  « La convoitise, dit le Philosophe [Aristote], est l'appétit de ce qui plaît. » Or, nous le verrons plus loin, il y a deux sortes de plaisirs : l'un se trouve dans le bien intelligible, qui est le bien de la raison ; l'autre, dans le bien d'ordre sensible. Il semble que la première sorte de plaisirs n'appartienne qu'à l'âme. La seconde relève de l'âme et du corps, car le sens est la faculté d'un organe corporel, de telle sorte que le bien sensible est le bien de tout le composé humain. Or c'est d'un tel plaisir que la convoitise semble être l'appétit, appartenant solidairement à l'âme et au corps, comme l'indique le mot même de convoitise ou concupiscence. Par conséquent, la concupiscence, au sens propre, se trouve dans l'appétit sensible, et plus précisément dans la partie concupiscible, qui en tire son nom.
  Solutions :
  1. L'appétit de la sagesse ou des autres biens spirituels est appelé parfois convoitise, soit à cause d'une certaine ressemblance entre appétit supérieur et appétit inférieur ; soit à cause de l'intensité de l'appétit supérieur qui rejaillit sur l'inférieur ; alors celui-ci tend à sa manière vers le bien spirituel à la suite de l'appétit supérieur, et le corps lui-même se met au service des réalités spirituelles. Comme il est écrit dans le Psaume (84, 3) : « Mon cœur et ma chair crient de joie vers le Dieu vivant. »

  2. Le désir, à proprement parler, ne relève pas seulement de l'appétit inférieur, mais aussi du supérieur. En effet, il n'implique pas, comme la convoitise, une certaine complexité dans le désir mais un mouvement simple vers la chose désirée.
  3. Il appartient à chacune des puissances de l'âme de désirer son bien propre d'un désir naturel, non consécutif à une connaissance. Mais désirer le bien d'un désir conjoint à une connaissance, comme en ont les animaux, cela n'appartient qu'à la puissance appétitive. Quant à désirer une chose en tant qu'elle est un bien délectable d'ordre sensible, c'est le propre de la convoitise, qui appartient à la puissance concupiscible."

 

Thomas d'Aquin, Somme théologique, Ia-IIae, Question 30, Article 1.


 

  "De l'origine de notre « connaissance ». - L'explication suivante m'a été suggérée dans la rue : j'entendais un homme du peuple dire : « il m'a reconnu » - et je me demandais aussitôt : qu'est-ce que le peuple peut bien entendre par la connaissance ? Que veut-il, quand il veut de la « connaissance »? Rien d'autre que ceci : ramener quelque chose d'étranger à quelque chose de connu. Et nous autres philosophes - aurions-nous entendu davantage par le terme connaissance ? Le connu signifie : ce à quoi nous sommes assez habitués pour ne plus nous en étonner, notre vie quotidienne, une règle quelconque dans laquelle nous serions engagés, toute chose familière enfin : - qu'est-ce à dire ? notre besoin de connaissance ne serait-il pas justement ce besoin du déjà-connu ? La volonté de trouver parmi tout ce qu'il y a d'étranger, d'extraordinaire, de douteux, quelque chose qui ne soit plus pour nous un sujet d'inquiétude ? Ne serait-ce pas l'instinct de la crainte qui nous incite à connaître ? La jubilation de celui qui acquiert une connaissance ne serait-elle pas la jubilation même du sentiment de sécurité recouvré ?"

 

Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir, 1882, Livre V, § 355, tr. fr. Pierre Klossowski, Folio essais, 1996, p. 255.

 

  "J'ai ramassé cette explication dans la rue en entendant un homme du peuple qui disait : « Il m'a reconnu » ; je me suis demandé à ces mots ce que le peuple entend au fond par connaissance ; que cherche-t-il quand il la demande ? Rien que ceci : ramener quelque chose d'étrange à quelque chose de CONNU. Nous, philosophes, que mettons-nous de plus dans ce mot ? Le connu, c'est-à -dire les choses auxquelles nous sommes habitués, de telle sorte que nous ne nous étonnons plus ; nous y mettons notre menu quotidien, une règle quelconque qui nous mène, tout ce qui nous est familier... Eh quoi ? notre besoin de connaître n'est-il pas justement notre besoin de familier ? Le désir de trouver, parmi tout ce qui nous est étranger, inhabituel, énigmatique, quelque chose qui ne nous inquiète plus ? Ne serait-ce pas l'instinct de la peur qui nous commanderait de connaître ? Le ravissement qui accompagne l'acquisition de la connaissance ne serait-il pas la volupté de la sécurité retrouvée ? ..."

 

Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir, 1882, Livre V, § 355.


 

  "Peut-être ne comprendra-t-on pas tout de suite ce que j’entends par la « volonté foncière de l’esprit ». Qu’on me permette une explication. Cette chose impérieuse que le vulgaire appelle « l’esprit » veut dominer et se sentir le maître au-dedans de soi et autour de soi ; il a (l’esprit) la volonté de ramener la multiplicité à la simplicité, de ligoter, de dompter, de dominer, une volonté vraiment souveraine. Ses besoins et ses facultés sont les mêmes que les physiologistes constatent chez tout ce qui doit vivre, croire et multiplier.
L'aptitude de l'esprit à s'approprier ce qui lui est étranger se manifeste dans un penchant prononcé à assimiler le neuf à l'ancien, à simplifier le complexe, à ignorer ou à écarter ce qui est absolument contradictoire ; c'est ainsi que dans tout ce qui est en dehors de lui il souligne arbitrairement certains traits, les met en valeur, les falsifie à sa convenance. Ce qu'il cherche, c'est à s'incorporer de nouvelles expériences, à ranger les faits nouveaux à l'intérieur de séries anciennes, il cherche, somme toute, à s'accroître ; plus précisément à se sentir croître, à sentir sa force accrue. Ce même vouloir trouve aussi un appui dans un instinct de l'esprit qui semble tout opposé : une résolution brutale et soudaine d'ignorer, de s'isoler, de fermer ses fenêtres, un déni intime opposé à ceci ou à cela, un refus de se laisser approcher, une attitude de défense à l'endroit de ce qu'on pourrait savoir, un parti pris de laisser certaines choses dans l'ombre, de boucher l'horizon, d'ignorer délibérément ; tout cela nécessaire à l'esprit, d'une nécessité qui varie selon le degré de sa force d'assimilation, de sa « capacité digestive », pour parler en image ; et de fait c'est à un estomac que l'esprit ressemble le plus. Il faudrait encore faire entrer en ligne de compte la volonté qu'a l'esprit de se laisser abuser à l'occasion, peut-être avec le soupçon malicieux que les choses ne sont pas telles qu'on le dit, mais en faisant semblant d'y croire, le goût de l'incertitude et de l'équivoque, le plaisir délicieux qu'on prend à se confiner volontairement dans un petit coin bien caché, le goût de voir les choses de trop près, sans recul, en surface seulement, de les voir grossies, diminuées, décalées, embellies, la délectation intime que l'on goûte à cette manifestation arbitraire de puissance. Il faut enfin compter ici avec cette propension un peu suspecte de l'esprit à duper d'autres esprits et à porter des masques en leur présence; il faut tenir compte de cette pression, de cette poussée continuelle d'une force créatrice, habile à modeler comme à métamorphoser ; l'esprit jouit ici de la multiplicité de ses masques et de son astuce, il goûte aussi le sentiment d'être en sécurité – ces talents de Protée sont ceux qui le défendent et le dissimulent le mieux. Cette volonté-là, qui recherche la pure apparence, la simplification, le masque, le manteau, bref le superficiel, car tout ce qui est superficiel est un manteau, agit à l'opposé du sublime instinct qui pousse l'homme à connaître, à voir, à vouloir voir les choses à fond, dans leur essence et leur complexité ; il y a là une sorte de cruauté de la conscience et du goût intellectuels que tout penseur courageux discernera en lui pourvu qu'il ait, comme il convient, assez longuement aiguisé et endurci le regard qu'il porte sur lui-même et qu'il se soit accoutumé à user d'une stricte discipline et d'un langage rigoureux. Il dira alors «Il y a de la cruauté dans le penchant essentiel de mon esprit. » Les gens vertueux et aimables auront beau tâcher de l'en dissuader. De fait, il serait plus aimable de nous attribuer, de nous imputer, de vanter en nous, au lieu de la cruauté, quelque chose comme un excès de sincérité - nous libres et très libres esprits. Et telle sera peut-être un jour notre gloire posthume. En attendant - car il se passera du temps jusqu'alors - nous serions peut-être moins tentés que personne de nous parer de ce clinquant verbal, de ces falbalas de style moraux ; tout notre effort antérieur nous a justement rendu odieux ce mauvais goût et son exubérance joviale. Ce sont de beaux mots chatoyants, cliquetants, solennels, que ceux de probité, d'amour du vrai, d'amour de la sagesse, de sacrifice à la connaissance, d'héroïsme du vrai; il y a en eux de quoi nous gonfler d'orgueil. Mais quant à nous, ermites et marmottes, il y a beau temps que nous sommes persuadés dans le secret de nos consciences d'anachorètes, que tout ce faste verbal qu'on vénère n'est rien, lui non plus, que défroque mensongère, parure abusive, poudre d'or frelatée dont se pare l'inconsciente vanité humaine et que, même sous cette peinture flatteuse, sous cette couche de fard, il faut reconnaître et mettre en lumière l'effroyable texte primitif de l'homo natura. Réintégrer l'homme dans la nature, triompher des nombreuses interprétations vaines et fumeuses qui ont été griffonnées ou barbouillées sur ce texte primitif éternel, obtenir que dorénavant l'homme endurci par la discipline scientifique adopte devant l'homme tel qu'il est à présent la même attitude que devant l'autre nature; qu'il ait le regard intrépide d'un Oedipe et les oreilles bouchées d'un Ulysse, qu'il soit sourd aux appeaux des vieux oiseleurs métaphysiques qui trop longtemps lui ont seriné « Tu es mieux que cela, tu es plus grand, tu as une autre origine », - c'est une tâche qui peut sembler étrange et folle, mais c'est une tâche, qui pourrait le nier ? [...]"

 

Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, 1886, § 230, tr. fr. Geneviève Bianqui, 10/18, 1998, p. 214-217.

 

  "L'entité impérieuse que le peuple nomme « esprit » aspire à régner et à se sentir maîtresse au-dessus de soi et autour de soi : elle veut aller de la multiplicité à la simplicité par un acte de volonté, par un acte de volonté synthétique, contraignant, autoritaire et réellement dominateur. Sur ce point ses exigences et ses facultés sont celles mêmes que les naturalistes relèvent dans tout ce qui vit, s'accroît et se multiplie.
  L'aptitude de l'esprit à s'approprier ce qui lui est étranger se manifeste dans sa forte tendance à assimiler le neuf à l'ancien, à simplifier le complexe, à négliger ou à repousser l'hétérogène ; de même il souligne arbitrairement, isole et falsifie à sa convenance certains traits de ce qui lui est étranger et appartient au « monde extérieur ». Son dessein est de s'incorporer de nouvelles « expériences », de ranger le nouveau dans le cadre du connu, plus précisément d'avoir le sentiment d'une croissance, d'une force multipliée. Cette intention se trouve servie par un instinct en apparence contraire : l'esprit se résout brusquement à l'ignorance, il se ferme arbitrairement, il bouche ses fenêtres, il repousse telle ou telle chose, il ne veut pas la connaître, il se met en état de défense à l'égard d'un savoir possible, il se satisfait de l'obscurité, d'un horizon borné, il accueille et approuve l’ignorance, — toutes choses nécessaires selon le degré de sa force d'assimilation, de son "pouvoir de digestion", pour prendre une image, car en vérité c'est encore à l'estomac que l'"esprit" s'apparente le plus.

  Il faut tenir compte aussi de la volonté qu'a l'esprit de se laisser tromper à l'occasion, non sans soupçonner que les choses ne sont pas comme on le prétend et que ce qu'on en dit repose sur une convention; alors il prend plaisir à cette incertitude et à cette ambiguïté, se réjouit de l'étroitesse volontaire et confortable du recoin où il se cantonne, se délecte des apparences les plus immédiates, de la surface, de ce qui agrandit, rapetisse, déplace, embellit les choses, savoure à part soi l'arbitraire de toutes ces manifestations de sa puissance.
  Il faut relever enfin le goût pervers qu'a l'esprit de donner le change à d'autres esprits et de se déguiser devant eux, cette constante poussée en lui d'une force créatrice, formatrice et en continuelle métamorphose : l'esprit savoure dans une telle activité sa ruse et sa capacité de se travestir; il y puise aussi le sentiment de sa sécurité, car c'est par ses artifices de Protée qu'il se défend et se cache le mieux. — C'est cette aspiration à l'apparence, à la simplification, au masque, au manteau, bref à la surface — car toute surface est un manteau — que contrecarre la tendance la plus noble à la connaissance, laquelle va et veut aller à la racine et à la complexité des choses ; il y a là une cruauté de la conscience intellectuelle et d'un goût que tout penseur courageux reconnaîtra en soi, pourvu qu'il ait, comme il se doit, suffisamment aiguisé et endurci le regard qu'il porte sur lui-même et se soit accoutumé à une stricte discipline, à des paroles sans complaisance. Il dira qu' « il y a quelque chose de cruel dans son esprit », et les cœurs vertueux, les esprits aimables ne manqueront pas de lui arracher cet aveu.

  De fait, il serait plus exact de nous imputer, de vanter en nous, non pas la cruauté, mais une excessive sincérité, notre sincérité de libres, très libres esprits. Peut-être sera-t-elle un jour notre gloire posthume ? En attendant, car nous n'en sommes pas là, nous sommes moins enclins que personne à nous parer du brillant des sentences morales : toute notre œuvre antérieure nous détourne d'y prendre goût et nous rend odieuse leur impudente solennité. Ce sont de beaux mots, éclatants, sonores et pompeux que ceux de probité, d'amour de la vérité, d'amour de la sagesse, de sacrifice de soi-même en faveur de la connaissance, d'héroïsme du vrai ; ils comportent quelque chose qui vous gonfle de fierté.
  Mais nous, solitaires, nous, marmottes et marmotteurs, voila longtemps que nous avons reconnu, dans le secret de nos cœurs d'ermites, que tout ce respectable faste verbal relève de la vieille panoplie de mensonges, de la poussière dorée dont se revêt inconsciemment la vanité humaine, et qu'il faut retrouver sous les flatteuses couleurs de ce camouflage le texte primitif, le texte effrayant de l'homme naturel.
  Replonger l'homme dans la nature ; faire justice des nombreuses interprétations vaniteuses, aberrantes et sentimentales qu'on a griffonnées sur cet éternel texte primitif de l'homme naturel ; vouloir que l'homme se tienne désormais en face de l'homme comme, aujourd'hui déjà, dans la discipline de l'esprit scientifique, il se tient en face de l'autre nature, avec les yeux sans peur d'un Oedipe et les oreilles bouchées d'un Ulysse, sourd à tous les appeaux des vieux oiseleurs métaphysiques qui lui flûtent depuis trop longtemps : « Tu es davantage! tu as l'âme plus haute ! tu as une autre origine ! », voila qui peut sembler une tâche étrange et folle, mais une tâche, qui le niera ?
  Pourquoi l'avons-nous choisie, cette tâche insensée ? Ou, en d'autres termes : pourquoi la connaissance ? — Tout le monde nous le demandera. Et nous, pressés de la sorte, nous qui nous sommes interrogés cent fois sur ce sujet, nous n'avons trouvé et ne trouvons pas de meilleure réponse..."

 

Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, 1886, § 230, tr. fr. C. Heim, I. Hildenbrand et J. Gratien, in Œuvres philosophiques complètes, Gallimard, 1968.


 

  "Le Temple de la Science se présente comme une construction à mille formes. Les hommes qui le fréquentent ainsi que les motivations morales qui y conduisent se révèlent tous différents. L'un s'adonne à la Science dans le sentiment de bonheur que lui procure cette puissance intellectuelle supérieure. Pour lui la Science se découvre le sport adéquat, la vie débordante d'énergie, la réalisation de toutes les ambitions. Ainsi doit-elle se manifester ! Mais beaucoup d'autres se rencontrent également en ce Temple qui, exclusivement pour une raison utilitaire, n'offrent en contrepartie que leur substance cérébrale ! Si un ange de Dieu apparaissait et chassait du Temple tous les hommes qui font partie de ces deux catégories, ce Temple se viderait de façon significative mais on y trouverait encore tout de même des hommes du passé et du présent. Parmi ceux-là nous trouverions notre Planck. C'est pour cela que nous l'aimons.
  Je sais bien que, par notre apparition, nous avons chassé d'un cœur léger beaucoup d'hommes de valeur qui ont édifié le Temple de la Science pour une grande, peut-être pour la plus grande partie. Pour notre ange, la décision à prendre serait bien difficile dans grand nombre de cas. Mais une constatation s'impose à moi. II n'y aurait eu que des individus comme ceux qui ont été exclus, eh bien le Temple ne se serait pas édifié, tout autant qu'une forêt ne peut se développer si elle n'est constituée que de plantes grimpantes ! En réalité ces individus se contentent de n'importe quel théâtre pour leur activité. Les circonstances extérieures décideront de leur carrière d'ingénieur, d'officier, de commerçant ou de scientifique. Mais regardons à nouveau ceux qui ont trouvé grâce aux yeux de l'ange. Ils se révèlent singuliers, peu communicatifs, solitaires et malgré ces points communs se ressemblent moins entre eux que ceux qui ont été expulsés. Qu'est-ce qui les a conduits au Temple ? La réponse n'est pas facile à fournir et ne peut assurément pas s'appliquer uniformément à tous. Mais d'abord en premier lieu, avec Schopenhauer, je m'imagine qu'une des motivations les plus puissantes qui incitent à une œuvre artistique ou scientifique, consiste en une volonté d'évasion du quotidien dans sa rigueur cruelle et sa monotonie désespérante, en un besoin d'échapper aux chaînes des désirs propres éternellement instables. Cela pousse les êtres sensibles à se dégager de leur existence personnelle pour chercher l'univers de la contemplation et de la compréhension objectives. Cette motivation ressemble à la nostalgie qui attire le citadin loin de son environnement bruyant et compliqué vers les paisibles paysages de la haute montagne, où le regard vagabonde à travers une atmosphère calme et pure, et se perd dans les perspectives reposantes semblant avoir été créées pour l'éternité.

  À cette motivation d'ordre négatif s'en associe une autre plus positive. L'homme cherche à se former de quelque manière que ce soit, mais selon sa propre logique, une image du monde simple et claire. Ainsi surmonte-t-il l'univers du vécu parce qu'il s'efforce dans une certaine mesure de le remplacer par cette image. Chacun à sa façon procède de cette manière, qu'il s'agisse d'un peintre, d'un poète, d'un philosophe spéculatif ou d'un physicien. À cette image et sa réalisation il consacre l'essentiel de sa vie affective pour acquérir ainsi la paix et la force qu'il ne peut pas obtenir dans les limites trop restreintes de l'expérience tourbillonnante et subjective."

 

Einstein, Discours prononcé à l'occasion du soixantième anniversaire de Max Planck, 26 avril 1918, tr. fr. Maurice Solovine et Régis Hanrion, in Comment je vois le monde, Champs Flammarion, 1989, p. 121-123.


 

  "« Tous les hommes aspirent à la connaissance » (Aristote, Métaphysique, I, 1), et l'objet de cette aspiration est la vérité. La vie quotidienne elle-même montre que chacun éprouve de l'intérêt pour découvrir, au-delà du simple ouï-dire, comment sont vraiment les choses. L'homme est l'unique être dans toute la création visible qui, non seulement est capable de savoir, mais qui sait aussi connaître et, pour cela, il s'intéresse à la vérité réelle de ce qui lui apparaît. Personne ne peut être sincèrement indifférent à la vérité de son savoir. S'il découvre qu'il est faux, il le rejette; s'il peut, au contraire, en vérifier la vérité, il se sent satisfait. C'est la leçon de saint Augustin quand il écrit: « J'ai rencontré beaucoup de gens qui voulaient tromper, mais personne qui voulait se faire tromper ». (Confessions, X, 23). On pense à juste titre qu'une personne a atteint l'âge adulte quand elle peut discerner, par ses propres moyens, ce qui est vrai de ce qui est faux, en se formant un jugement sur la réalité objective des choses. C'est là l'objet de nombreuses recherches, en particulier dans le domaine des sciences, qui ont conduit au cours des derniers siècles à des résultats très significatifs, favorisant un authentique progrès de l'humanité tout entière.
  La recherche réalisée dans le domaine pratique est aussi importante que celle qui est faite dans le domaine théorique : je veux parler de la recherche de la vérité sur le bien à accomplir. Par son agir éthique, en effet, la personne qui suit son libre et juste vouloir s'engage sur le chemin du bonheur et tend vers la perfection. Dans ce cas, il s'agit aussi de vérité."

 

Jean-Paul II, Foi et raison, 1998, § 25, Pierre Téqui éditeur, p. 36-37.


 

  "La vérité se présente initialement à l'homme sous une forme interrogative : la vie a-t-elle un sens ? quel est son but ? À première vue, l'existence personnelle pourrait se présenter comme radicalement privée de sens. Il n'est pas nécessaire d'avoir recours aux philosophes de l'absurde ni aux questions provocatrices qui se trouvent dans le livre de Job pour douter du sens de la vie. L'expérience quotidienne de la souffrance, la sienne propre et celle d'autrui, la vue de tant de faits qui à la lumière de la raison apparaissent inexplicables, suffisent à rendre inéluctable une question aussi dramatique que celle du sens. Il faut ajouter à cela que la première vérité absolument certaine de notre existence, outre le fait que nous existons, est l'inéluctabilité de notre mort. Face à cette donnée troublante s'impose la recherche d'une réponse complète. Chacun veut – et doit – connaître la vérité sur sa fin. Il veut savoir si la mort sera le terme définitif de son existence ou s'il y a quelque chose qui dépasse la mort ; s'il lui est permis d'espérer une vie ultérieure ou non. Il n'est pas sans signification que la pensée philosophique ait reçu de la mort de Socrate une orientation décisive et qu'elle en soit demeurée marquée depuis plus de deux millénaires. Il n'est donc pas du tout fortuit que, devant le fait de la mort, les philosophes se soient sans cesse reposé ce problème en même temps que celui du sens de la vie et de l'immortalité.
  Personne ne peut échapper à ces questions, ni le philosophe ni l'homme ordinaire. De la réponse qui leur est donnée dépend une étape décisive de la recherche : est-il possible ou non d'atteindre une vérité universelle et absolue ? En soi, toute vérité, même partielle, si elle est réellement une vérité, se présente comme universelle. Ce qui est vrai doit être vrai pour tous et pour toujours. En plus de cette universalité, cependant, l'homme cherche un absolu qui soit capable de donner réponse et sens à toute sa recherche : quelque chose d'ultime, qui se place comme fondement de toute chose. En d'autres termes, il cherche une explication définitive, une valeur suprême, au-delà de laquelle il n'y a pas, et il ne peut y avoir, de questions ou de renvois ultérieurs. Les hypothèses peuvent fasciner, mais elles ne satisfont pas. Pour tous vient le moment où, qu'on l'admette ou non, il faut ancrer son existence à une vérité reconnue comme définitive, qui donne une certitude qui ne soit plus soumise au doute.

  Au cours des siècles, les philosophes ont cherché à découvrir et à exprimer une vérité de cet ordre, en donnant naissance à un système ou à une école de pensée. Toutefois, au-delà des systèmes philosophiques, il y a d'autres expressions dans lesquelles l'homme cherche à donner forme à sa propre « philosophie » : il s'agit de convictions ou d'expériences personnelles, de traditions familiales et culturelles ou d'itinéraires existentiels dans lesquels on s'appuie sur l'autorité d'un maître. En chacune de ces manifestations, ce qui demeure toujours vif est le désir de rejoindre la certitude de la vérité et de sa valeur absolue.
[…]
  L'homme, par nature, recherche la vérité. Cette recherche n'est pas destinée seulement à la conquête de vérités partielles, observables, ou scientifiques ; l'homme ne cherche pas seulement le vrai bien pour chacune de ses décisions. Sa recherche tend vers une vérité ultérieure qui soit susceptible d'expliquer le sens de la vie ; c'est donc une recherche qui ne peut aboutir que dans l'absolu. Grâce aux capacités inhérentes à la pensée, l'homme est en mesure de rencontrer et de reconnaître une telle vérité. En tant que vitale et essentielle pour son existence, cette vérité est atteinte non seulement par une voie rationnelle, mais aussi par l'abandon confiant à d'autres personnes, qui peuvent garantir la certitude et l'authenticité de la vérité même."

 

Jean-Paul II, Foi et raison, 1998, § 26-27 et 33, Pierre Téqui éditeur, p. 38-39 et 44-45.

 

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Date de création : 03/12/2019 @ 18:19
Dernière modification : 03/12/2019 @ 18:19
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