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Texte à méditer :  

Car quoi de plus excusable que la violence pour faire triompher la cause opprimée du droit ?   Alexis de Tocqueville


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Hors des sentiers battus
Peut-on comprendre l'animal ?

  "Pour finir [sur le chant de la cigale], demandons-nous le but de ces orgies musicales. À quoi bon tant de bruit ? Une réponse est inévitable : c'est l'appel des mâles invitant leurs compagnes; c'est la cantate des amoureux.
  Je me permettrai de discuter la réponse, très naturelle d'ailleurs. Voilà une quinzaine d'années que la Cigale commune et son aigre associé le Cacan m'imposent leur société. Tous les étés, pendant deux mois, je les ai sous les yeux, je les ai dans les oreilles. Si je ne les écoute pas volontiers, je les observe avec quelque zèle. Je les vois rangés en files sur l'écorce lisse des platanes, tous la tête en haut, les deux sexes mélangés à quelques pouces l'un de l'autre.

Le suçoir implanté, ils s'abreuvent, immobiles. À mesure que le soleil tourne et déplace l'ombre, ils tournent aussi autour de la branche par lentes enjambées latérales, et gagnent la face la mieux illuminée, la plus chaude. Que le suçoir fonctionne ou que le déménagement se fasse, le chant ne discontinue pas.
  Convient-il de prendre l'interminable cantilène pour un appel passionné ? J'hésite. Dans l'assemblée, les deux sexes sont côte à côte, et l'on n'appelle pas des mois durant quiconque vous coudoie. Je ne vois jamais, du reste, accourir une femelle au milieu de l'orchestre le plus bruyant. Comme préludes du mariage, la vue suffit ici, car elle est excellente : le prétendant n'a que faire d'une sempiternelle déclaration, la prétendue est sa proche voisine.
  Serait-ce alors un moyen de charmer, de toucher l'insensible ? Mon doute persiste. Je ne surprends dans les femelles aucun signe de satisfaction; je ne les vois jamais se trémousser un peu, dodeliner lorsque les amoureux prodiguent leurs plus éclatants coups de cymbales.
  Les paysans, mes voisins, disent qu'en temps de moisson la Cigale leur chante : Sego, sego, sego ! (Fauche, fauche, fauche !) pour les encourager au travail. Moissonneurs d'idées et moissonneurs d'épis, nous sommes mêmes gens, travaillant, ceux-ci pour le pain de l'estomac, ceux-là pour le pain de l'intelligence. Leur explication, je la comprends donc, et je l'adopte comme gracieuse naïveté.
  La science désire mieux, mais elle trouve dans l'insecte un monde fermé pour nous. Nulle possibilité d'entrevoir, de soupçonner même l'impression produite par le cliquetis des cymbales sur celles qui l'inspirent. Tout ce que je peux dire, c'est que leur extérieur impassible semble dénoter complète indifférence. N'insistons pas : le sentiment intime de la bête est mystère insondable.
  Un autre motif de doute est celui-ci. Oui est sensible au chant a toujours l'ouïe fine, et cette ouïe, sentinelle vigilante, doit, au moindre bruit, donner l'éveil du danger. Les oiseaux, chanteurs émérites, ont une exquise finesse d'audition. Pour une feuille remuée dans le branchage, pour une parole échangée entre passants, soudain ils se taisent, inquiets, sur leur garde. Ah ! Que la Cigale est loin de telle émotion !
  Elle a la vue très fine. Ses gros yeux à facettes l'instruisent de ce qui se passe à droite et de ce qui se passe à gauche; ses trois stemmates, petits télescopes en rubis, explorent l'étendue au-dessus du front. Qu'elle nous voie venir, et aussitôt elle se tait, s'envole. Mais plaçons-nous derrière la branche où elle chante, disposons-nous de façon à éviter les cinq appareils de vision ; et là, parlons, sifflons, faisons claquer les mains l'une dans l'autre, entre-choquons deux cailloux. Pour bien moins, un oiseau qui ne vous verrait pas, à l'instant suspendrait son chant, s'envolerait éperdu. Elle, imperturbable, continue de bruire comme si de rien n'était.
  De mes expériences en pareil sujet, je n'en mentionnerai qu'une, la plus mémorable.
  J'emprunte l'artillerie municipale, c'est-à-dire les boîtes que l'on fait tonner le jour de la fête patronale. Le canonnier se fait un plaisir de les charger à l'intention des Cigales et de venir les tirer chez moi. Il y en a deux, bourrées comme pour la réjouissance la plus solennelle. Jamais homme politique faisant sa tournée électorale n'a été honoré d'autant de poudre. Aussi, pour prévenir la rupture des vitres, les fenêtres sont-elles ouvertes. Les deux tonnants engins sont disposés au pied des platanes, devant ma porte, sans précaution aucune pour les masquer : les Cigales qui chantent là-haut sur les branches ne peuvent voir ce qui se passe en bas.
  Nous sommes six auditeurs. Un moment de calme relatif est attendu. Le nombre des chanteuses est constaté par chacun de nous, ainsi que l'ampleur et le rythme du chant. Nous voilà prêts, l'oreille attentive à ce qui va se passer dans l'orchestre aérien. La boîte part, vrai coup de tonnerre....

  Aucun émoi là-haut. Le nombre des exécutants est le même, le rythme est le même, l'ampleur du son est la même. Les six témoignages sont unanimes : la puissante explosion n'a modifié en rien le chant des Cigales. Avec la seconde boîte, résultat identique.
  Que conclure de cette persistance de l'orchestre, nullement surpris et troublé par un coup de canon ? En déduirai-je que la Cigale est sourde ? Je me garderai bien de m'aventurer jusque-là; mais si quelqu'un, plus audacieux, l'affirmait, je ne saurais vraiment quelles raisons invoquer pour le contredire. Je serais contraint de concéder au moins qu'elle est dure d'oreille et qu'on peut lui appliquer la célèbre locution : crier comme un sourd.
  Lorsque, sur les pierrailles d'un sentier, le Criquet à ailes bleues délicieusement se grise de soleil et frôle de ses grosses cuisses postérieures l'âpre rebord de ses élytres ; lorsque la Grenouille verte, la Rainette, non moins enrhumée que le Cacan, se gonfle la gorge dans le feuillage des arbustes, et la ballonne en sonore vessie au moment où l'orage couve, font-ils appel l'un et l'autre à la compagne absente ? En aucune manière. Les coups d'archet du premier donnent à peine stridulation perceptible ; les volumineux coups de gosier de la seconde se perdent inutiles : la désirée n'accourt pas.
  Est-ce que l'insecte a besoin de ces effusions retentissantes, de ces aveux loquaces pour déclarer sa flamme ? Consultez l'immense majorité, que le rapprochement des sexes laisse silencieux. Je ne vois dans le violon de la Sauterelle, dans la cornemuse de la Rainette, dans les cymbales du Cacan, que des moyens propres à témoigner la joie de vivre, l'universelle joie que chaque espèce animale célèbre à sa manière.
  Si l'on m'affirmait que les Cigales mettent en branle leur bruyant appareil sans nul souci du son produit, pour le seul plaisir de se sentir vivre, de même que nous nous frottons les mains en un moment de satisfaction, je n'en serais pas autrement scandalisé. Qu'il y ail en outre, dans leur concert, un but secondaire où le sexe muet est intéressé, c'est fort possible, fort naturel, sans être encore démontré."

 

Jean-Henri Fabre, Souvenirs entomologiques, V, 1897, chapitre XVI, La Cigale. Le chant, Delagrave, 1923, p. 281-285.



  "On distingue avec raison la conscience réflexive d'avec la conscience irréfléchie. Dans le premier cas, nous savons que nous savons quelque chose ; dans le second cas, non. Mais, même alors, comme le montrent les exemples apportés, l'on remarque, perçoit, se rappelle effectivement la situation, son développement dans le passé, de même que l'on se rappelle sa propre position. C'est pourquoi l'on parle d'une conscience « position­nelle ». Elle n'est rien d'autre que la dialectique du milieu et de l'action. Il faut l'étudier, cette relation dialectique, chez l'animal, sans aucune spéculation sur la conscience, sa clarté, son ampleur et sa teneur. Le comportement nous apprend à connaître à la fois l'animal et son univers. Qu'une bête saisisse un objet, saute, opère un rétablissement, ces actes sont comparables à ceux de l'homme. Celui-ci non plus, ne peut dire « comment » il saisit, « comment » il saute, « comment » il reconquiert son équilibre ; car toute description est frappée d'extrinsécité, est objet de conscience réfléchie, mais non la peinture de la relation dialectique elle-même à la situation. Si je constate que, devant une proie, un animal réagit, j'entends par là que, pour cette bête, il y a quelque chose qui est une proie, parce qu'elle réagit de la sorte. Mais on ne peut constater l'existence d'une proie « objective ». Je ne connais le monde de l'animal que par le truchement de sa conduite, mais je ne discerne cette dernière qu'à travers ce que me révèle l'univers animal.
  Ainsi, toute enquête sur la conscience des bêtes est totalement exclue. En parlant, à propos de l'animal, de la vue, de l'ouïe, de la connaissance et de la re-connaissance, des stimulants agréables et désagréables, de la crainte et de la colère, n'oublions jamais que, de ce fait, il ne s'ensuit nullement que le degré de conscience et la qualité de l'expérience soient en jeu.

  S'il fallait s'en tenir à une opinion souvent émise, appliquer, à l'activité des animaux, des verbes comme « voir », « entendre », « s'efforcer », « attendre », « fuir », etc., ce serait tomber déjà dans les anthropomorphismes, parce que le sens de ces expressions ne nous serait connu qu'en vertu de l'expérience intérieure de l'homme, accessible uniquement à l'introspection. Cette expérience, « ce n'est qu'en recourant au procédé du raisonnement analogique qu'on pourra l'utiliser pour interpréter les conduites animales » (G. DE MONTPELLIER). Mais nous tenons cette conception pour erronée. Affirmer d'un chien qu'il « voit » quelque chose et « s'enfuit », ce n'est pas formuler une interprétation, c'est, en considérant les mode sfondamentaux du comportement, que nous saisissons, au sein même de cette perception, et de manière immédiate, le sens de ces formes foncières. Ce qu'elles comportent d'intentionnel, leur finalité, est souvent objet d'observation directe ; pas toujours, sans doute, mais cette restriction vaut aussi pour l'homme."

 

F. J. J. Buytendijk, Traité de psychologie animale, 1952, tr. fr. A. Frank-Duquesne, PUF logos, p. 14-16.

 

  "C'est la forme même du com­portement, son aspect visible, qui, chez l'homme, chez l'animal, voire éventuellement dans la « chose », dans l'objet inanimé, peut se manifester de manière identique, et qui peut donc être immédiatement appréhendée, reconnue par nous, dans l'acte même de la perception. Nous ne devons pas notre connaissance de telle ou telle conduite au jugement qu'elle nous inspire, mais au fait que, dans nos propres gestes, nous retrouvons les éléments fonciers et caractéristiques qui se manifestent par les mouvements observés.
  Dès lors, le jugement que nous portons sur le comportement de l'animal se fonde sur l'universelle affinité et parenté des attitudes, si l'on peut dire, de l'activité, en toutes les « choses » généralement quelconques, pour peu qu'elles agissent. Mais, comme cette conception globale n'inclut aucun facteur spécifiquement humain, on ne peut parler ici d'anthropomorphisme. On ne concevrait un comportement animal sous l'angle spécifiquement humain, que si on l'interprétait, intégralement et exclusivement, d'après le monde propre à l'homme. Lors donc que nous parlons d'un chien qui s'accroupit pour réfléchir, ou d'un chat qu'anime la jalousie, nous nous livrons, cette fois, à des interprétations qui se réfèrent à un monde proprement humain ; elles ne nous révèlent plus cette forme élémentaire et fondamentale de comportement qui se manifeste universellement, sitôt qu'un « sujet » entre en rapports dialectiques avec son milieu. Il suffit de concevoir un objet (animal ou chose) comme « situé », comme occupant une position par rapport à une ambiance, pour qu'il soit possible d'obser­ver un comportement, même s'il s'agit d'une inactivité. Le simple fait, même, de se trouver dans une situation donnée constitue, en tout état de cause, un comportement, susceptible de donner lieu à une notion universellement valable."

 

F. J. J. Buytendijk, Traité de psychologie animale, 1952, tr. fr. A. Frank-Duquesne, PUF logos, p. 16-17.

 



  "Je suppose que nous croyons tous que les chauves-souris ont une expérience. Après tout ce sont des mammifères, et il n'est pas plus douteux qu'elles aient une expérience que dans le cas des souris, des pigeons ou des baleines. J'ai choisi les chauves-souris plutôt que les guêpes ou les carrelets, parce que si l'on chemine trop loin le long de l'arbre phylogénétique, on abandonne graduellement la confiance que l'on peut avoir en la réalité d'une expérience. Les chauves-souris, bien plus proches de nous que d'autres espèces, présentent néanmoins une gamme d'activités et d'appareillages sensoriels si différents de la nôtre que le problème que je voudrais poser est exceptionnellement net (bien qu'il puisse certainement se poser au sujet d'autres espèces). Même sans le bénéfice de la réflexion philosophique, quiconque a passé quelque temps dans un espace fermé avec une chauve-souris affolée sait ce que c'est que de rencontrer une forme de vie essentiellement étrangère.
  J'ai dit que l'essence de la croyance selon laquelle les chauves-souris ont une expérience est que cela fait un certain effet d'être une chauve­-souris. À l'heure actuelle, nous savons que la plupart des chauves-souris (le microchiroptère, pour être précis) perçoivent le monde extérieur principalement par sonar, ou écholocalisation, détectant les réfractions provenant d'objets situés à l'intérieur de leur champ perceptif, de leurs propres cris brefs, subtilement modulés, émis à haute fréquence. Leurs cerveaux sont conçus de manière à établir une corrélation entre les impulsions venues de l'extérieur et les échos subséquents, et l'informa­tion ainsi acquise permet aux chauves-souris de faire des discrimina­tions précises relatives à la distance, à la forme, au mouvement et à la texture des objets, comparables à celles que nous faisons par l'intermé­diaire de la vision. Mais le sonar d'une chauve-souris, bien qu'il soit de toute évidence une forme de perception, n'est pas semblable, dans sa manière d'opérer, à un sens quelconque que nous possédions, et il n'y a pas de raison de supposer qu'il ressemble subjectivement à quoi que ce soit dont nous puissions faire l'expérience et que nous puissions ima­giner. Ceci semble créer des difficultés pour la notion de l'effet que cela fait d'être une chauve-souris. Nous devons chercher à savoir si une méthode quelconque nous permet d'extrapoler à partir de notre propre cas[1] à la vie intérieure de la chauve-souris, et, si nous n'y réussissons pas, quelles autres méthodes possibles il pourrait y avoir pour com­prendre la notion.
  C'est notre propre expérience qui fournit à notre imagination la matière de base, et le champ de celle-ci est par conséquent limité. Cela ne servira à rien d'essayer d'imaginer que l'on a des palmes au bout des bras, qui nous permettent de voler de-ci de-là au crépuscule et à l'aube en attrapant des insectes dans notre bouche ; que l'on a une vision très faible, et que l'on perçoit le monde environnant par un système de signaux sonores réfractés et de fréquence élevée, et que l'on passe la journée pendu la tête en bas par les pieds dans un grenier. Pour autant que je puisse imaginer cela (ce qui ne va pas bien loin), cela ne me dit pas quel effet cela me ferait à moi de me comporter de la manière dont se comporte une chauve-souris. Mais ce n'est pas le problème. Je veux savoir quel effet cela fait à une chauve-souris d'être une chauve-souris. Si j'essaie d'imaginer cela, je suis borné aux ressources de mon propre esprit, et ces ressources sont inadéquates pour cette tâche. Je ne peux non plus l'effectuer en imaginant des additions à ma propre expérience, ou en imaginant des portions de celle-ci qui en seraient graduellement soustraites, ou en imaginant une combinaison quelconque d'additions, de soustractions et de modifications.

  Pour autant que je pourrais avoir l'apparence extérieure d'une guêpe et me comporter comme elle, ou comme une chauve-souris, sans changer ma structure fondamentale, mes expériences ne ressemble­raient en rien à celles de ces animaux. D'un autre côté, il est douteux que l'on puisse attacher une signification quelconque à la supposition que je pourrais posséder la constitution neurophysiologique d'une chauve-souris. Même si je pouvais par degrés successifs être transformé en chauve-souris, rien dans ma constitution présente ne me permet d'imaginer ce à quoi ressembleraient les expériences d'une telle incar­nation future de moi-même ainsi métamorphosé.
  De cette façon, si l'extrapolation que nous faisons à partir de notre propre cas est comprise dans la notion de l'effet que cela fait d'être une chauve-souris, cette extrapolation doit rester incomplète. Nous ne pouvons nous former plus qu'une conception schématique de l'effet que cela fait. Par exemple, nous pouvons attribuer des types généraux d'expériences sur la base de l'anatomie de l'animal et de son com­portement. Par exemple, nous décrivons le sonar d'une chauve-souris comme une sorte de sonde perceptuelle tridimensionnelle; nous croyons que les chauves-souris ressentent des variétés quelconques de douleur, de peur, de faim et de désir, et qu'elles ont d'autres types plus familiers de perceptions en dehors du sonar. Mais nous croyons que ces ex­périences ont aussi dans chaque cas un caractère subjectif spécifique, qui dépasse nos aptitudes à les concevoir."

 

Thomas Nagel, "Quel effet cela fait, d'être une chauve-souris ?", 1974, tr. fr. Pascal Engel, in Douglas R. Hofstadter et Daniel C. Dennett (dir.), Vues de l'esprit, InterEditions, 1999, p. 394-395.


[1] Par "notre propre cas" je ne veux pas dire simplement "mon propre cas", mais plutôt la conception mentaliste que nous nous appliquons à nous-mêmes et à d'autres êtres humains.


 

  "Transformation chamanique peut-être à part il y aura toujours une frontière entre les animaux et moi. Autant le reconnaître et tenter de la définir aussi précisément que possible – au moins par souci de cohérence. Pouvoir dire de chaque passage ce livre : « C'est Charles Foster qui parle d'un animal » plutôt que : « Voilà les paroles mystiques d'un homme-blaireau », est peut-être assez prosaïque, mais c'est beaucoup moins déroutant.
  Ma méthode consiste donc simplement à m'approcher de la frontière aussi près que possible et à utiliser tout instrument à ma portée pour jeter un œil l'autre côté. Le procédé est radicalement différent de la simple observation. L'observateur ordinaire, blotti avec ses jumelles dans sa cachette, ne s'intéresse pas à la question vertigineuse d'Anaximandre : « Que voit un faucon ? » – sans parler de sa version neurobiologique moderne, plus vaste : « Quelle sorte de monde un faucon construit-il en traitant dans son cerveau les impulsions transmises par ses récepteurs sensoriels et en les interprétant à la lumière de son héritage génétique et de sa propre expérience ? » Telles sont les questions que je me pose.

  Nous pouvons arriver étonnamment près de la frontière en deux points où j ai installé mes postes d'observation : la physiologie et le paysage.
  Concernant la physiologie : en raison de notre étroit cousinage évolutionnaire, je suis très proche de la plupart des animaux évoqués dan ce livre, du moins par le biais de la batterie de récepteurs sensorie­ls dont nous sommes tous équipés. Et quand je ne le suis pas, il est généralement possible de décrire et quantifier (grossièrement) les différences.
  Par exemple, tout autant les oiseaux que la plupart des mammifères, comme moi, se servent des terminaisons de Golgi, des corpuscules de Ruffini et des fuseaux neuromuscu1aires pour déterminer dans l'espace la position des diverses parties de leur corps, ainsi que de terminaisons nerveuses libres qui leur crient : « Épouvantable ! » ou « Chaud ! » Je recueille et transmets ce type de données sensorielles brutes de manière très similaire à celle de la plupart des mammifères et des oiseaux.
  En considérant la distribution et la densité des divers types de récepteurs, nous pouvons déterminer le genre et le volume de données acheminées jusqu'au cerveau. […]
  Certains animaux sont certainement doués de conscience. Sa présence a été démontrée de manière convaincante, par exemple chez les corneilles de Nouvelle-Calédonie, souvent grâce à des expériences où intervenait la reconnaissance de soi. Plus nous devenons habiles à chercher les manifestations de la conscience, plus nous en trouvons. Notre planète semble être un terreau propice à son développement. Mais, pour autant que je le sache, la conscience n'a été décelée chez aucune des espèces décrites dans ce livre. Je serais pourtant surpris que ces animaux en soient dépourvus – le renard et le blaireau au moins –, mais je n'ai pas supposé que c'était le cas (contrairement à presque tous les livres d'histoires d'animaux pour enfants et à bon nombre de ceux pour adultes).
  Même si la présence de la conscience avait été démontrée, cela ne changerait pas grand-chose à ce livre. Là où la conscience est présente, comme chez les humains, ses mécanismes, même chez un seul individu, ne peuvent être explorés que par les romanciers et les poètes. Les meilleurs d'entre eux finiront par conclure que l'individu est insaisissable. Et ce, alors même qu'en tant congénères humains, nous avons un certaine idée de la façon dont la conscience peut fonctionner chez autrui. Que peut alors signifier être un renard conscient en particulier ? Le découvrir est une entreprise aux confins encore vierges de la poésie. Et même si une réponse était possible, elle ne nous apprendrait pas grand-chose du monde des renards en général.
  Il est déjà plutôt intéressant et certainement assez difficile d'essayer de dire ce que c'est qu'être un renard lambda doué de sensations.
  Voilà pour la physiologie. Nous avons beaucoup en commun, mes animaux et moi, sur le plan physiolo­gique, et quant au reste, je peux tenter raisonnablem­ent de le sonder.
  Le deuxième point où j'ai la possibilité de les ren­contrer, c'est le paysage. Je peux aller là où ils sont. La même pluie tombe sur nous ; nous sommes piqués par les mêmes ajoncs ; nous ressentons les mêmes tré­pidations au passage d'un poids lourd ; nous voyons passer le même paysan portant le même fusil – toutes choses qui ont évidemment des sens différents pour nous. Pour moi, le fusil ne risque guère de signifier la mort ; la pluie impliquera la présence de vers de terre à la surface du sol, ce qui est plus intéressant pour un blaireau que pour moi. Il n'en reste pas moins que le blaireau et moi, nous partageons quelque chose de réel et d'objectif. Certes, nos univers particuliers sont faits sur mesure, taillés à l'intérieur de notre tête par le logiciel neurologique qui nous est propre ; certes, il est très difficile de dire comment un rocher sur une lande apparaît aux yeux d'une autre créature. Mais cela ne signifie pas que le rocher n'existe pas objecti­vement ni que la tentative de le percevoir à travers les récepteurs sensoriels d'un être non humain est nécessairement dénuée de sens ou de cohérence.
  Les animaux et moi avons un langage en commun celui, bourdonnant, de nos neurones. Il arrive souvent qu'ils parlent un dialecte obscur, quoique jamais entièrement incompréhensible. Lorsqu'il est malaisé de le comprendre, le contexte y aide. Ce contexte est toujours le terroir.
  Les animaux sont des produits d'un territoire. […] Qu'est-ce qu'on animal ? C'est une conversation ininterrompue avec la terre dont il provient et qui le constitue. […]
  C'est en parlant qu'on devient bon parleur. Les bonnes relations demandent de la pratique et cela prend du temps. Il faut aussi connaître certains faits sur son interlocuteur. J'ai donc lu des livres sur la photosynthèse, les menhirs, le schiste, le vent, les odeurs. J'ai collé des feuilles dans mes carnets de notes et les ai caressées. J'ai acheté des livres audio sur les cris d'oiseaux et me suis rendu compte, dans le métro entre Paddington et Farringdon, que j'en comprenais beaucoup sur la personnalité d'un oiseau et ses mœurs en entendant son chant. Sans savoir ce qu'il était […] je savais d'une manière ou d'une autre qu'un rossignol à gorge noire se dandinait craintivement à l'ombre estivale des arbres à feuilles cadu­ques, attentif à ne pas se laisser surprendre par la mort venue d'en haut, glanait les insectes avec son bec aussi efficacement qu'un forceps, ébouriffait ses plumes, s'affairait et s'envolait vers le sud tôt dans la saison. […]
  Mais surtout j'ai traîné dans la campagne. Je suis resté assis nu et frissonnant sur la lande à regarder les nuages s'effilocher. J'ai nagé dans les trous sombres de la rivière East Lyn, là où se cachent les anguilles. J'ai creusé un trou à flanc de colline au pays de Galles et vécu dedans. Je me suis allongé au bord d'une grande route, ébloui par les phares, sentant le goudron vibrer sous moi au passage des camions. Et, comme tout le monde, je me suis promené en traînant les pieds dans le parc le dimanche après-midi avec les enfants, vêtu d'un manteau superflu, et j'ai donné à manger aux canards. Et petit à petit j'ai saisi quelques paroles et su aussi que les miennes étaient entendues.
  Wittgenstein disait que si un lion pouvait parler, nous ne comprendrions pas un mot de ce qu'il dirait, du fait que le monde d'un lion est complètement dif­férent du nôtre. Il se trompait. Je sais qu'il se trom­pait."

 

Charles Foster, Dans la peau d'une bête, 2016, tr. fr. Thierry Piélat, Le Livre de Poche, 2018, p. 27-28, p. 43-45 et p. 47-49.

 

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Date de création : 24/11/2020 @ 10:20
Dernière modification : 13/01/2021 @ 10:50
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