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Texte à méditer :  Avant notre venue, rien de manquait au monde ; après notre départ, rien ne lui manquera.   Omar Khayyâm
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La thèse de l'animal-machine

  "J'avais [...] montré quelle doit être la fabrique des nerfs et des muscles du corps humain, pour faire que les esprits animaux[1] étant dedans aient la force de mouvoir ses membres, ainsi qu'on voit que les têtes, un peu après être coupées, se remuent encore et mordent la terre nonobstant qu'elles ne soient plus animées ; quels changements se doivent faire dans le cerveau pour causer la veille, et le sommeil, et les songes ; comment la lumière, les sons, les odeurs, les goûts, la chaleur, et toutes les autres qualités des objets extérieurs y peuvent imprimer diverses idées, par l'entremise des sens ; comment la faim, la soif, et les autres passions intérieures y peuvent aussi envoyer les leurs [...]
  Ce qui ne semblera nullement étrange à ceux qui, sachant combien de divers automates, ou machines mouvantes, l'industrie des hommes peut faire, sans y employer que fort peu de pièces, à comparaison de la grande multitude des os, des muscles, des nerfs, des artères, des veines, et de toutes les autres parties qui sont dans le corps de chaque animal, considéreront ce corps comme une machine, qui, ayant été faite des mains de Dieu, est incomparablement mieux ordonnée et a en soi des mouvements plus admirables qu'aucune de celles qui peuvent être inventées par les hommes.

  Et je m'étais ici particulièrement arrêté à faire voir que s'il y avait de telles machines qui eussent les organes et la figure extérieure d'un singe ou de quelque autre animal sans raison, nous n'aurions aucun moyen pour reconnaître qu'elles ne seraient pas en tout de même nature que ces animaux; au lieu que s'il y en avait qui eussent 1a ressemblance de nos corps, et imitassent autant nos actions que moralement il serait possible, nous aurions toujours deux moyens très certains pour reconnaître qu'elles ne seraient point pour cela de vrais hommes : dont le premier est que jamais elles ne pourraient user de paroles ni d'autres signes en les composant, comme nous faisons pour déclarer aux autres nos pensées : car on peut bien concevoir qu'une machine soit tellement faite qu'elle profère des paroles, et même qu'elle en profère quelques-unes à propos des actions corporelles qui causeront quelque changement en ses organes, comme, si on la touche en quelque endroit, qu'elle demande ce qu'on lui veut dire ; si en un autre, qu'elle crie qu'on lui fait mal, et choses semblables ; mais non pas qu'elle les arrange diversement pour répondre au sens de tout ce qui se dira en sa présence, ainsi que les hommes les plus hébétés peuvent faire.
  Et le second est que, bien qu'elles fissent plusieurs choses aussi bien ou peut-être mieux qu'aucun de nous, elles manqueraient infailliblement en quelques autres, par lesquelles on découvrirait qu'elles n'agiraient pas par connaissance, mais seulement par la disposition de leurs organes : car, au lieu que la raison est un instrument universel qui peut servir en toutes sortes de rencontres, ces organes ont besoin de quelque particulière disposition pour chaque action particulière ; d'où vient qu'il est moralement impossible qu'il y en ait assez de divers en une machine pour la faire agir en toutes les occurrences de la vie de même façon que notre raison nous fait agir."

 

René Descartes, Discours de la Méthode, 1637, Ve partie, Le Livre de Poche, 1988, p. 154-157.


[1] Matière subtile qui peut se traduire de nos jours par la notion d'influx nerveux.


 

  "Pour ce qui est de l'entendement ou de la pensée que Montaigne et quelques autres attribuent aux bêtes, je ne puis être de leur avis. Ce n'est pas que je m'arrête à ce qu'on dit, que les hommes ont un empire absolu sur tous les autres animaux; car j'avoue qu'il y en a de plus forts que nous, et crois qu'il y en peut aussi avoir qui aient des ruses naturelles, capables de tromper les hommes les plus fins. Mais je considère qu'ils ne nous imitent ou surpassent, qu'en celles de nos actions qui ne sont point conduites par notre pensée; car il arrive souvent que nous marchons et que nous mangeons, sans penser en aucune façon à ce que nous faisons, et c'est tellement sans user de notre raison que nous repoussons les choses qui nous nuisent, et parons les coups que l'on nous porte, qu'encore que nous voulussions expressément ne point mettre nos mains devant notre tête, lorsqu'il arrive que nous tombons, nous ne pourrions nous en empêcher. Je crois aussi que nous mangerions, comme les bêtes, sans l'avoir appris, si nous n'avions aucune pensée; et l'on dit que ceux qui marchent en dormant, passent quelquefois des rivières à nage, où ils se noieraient étant éveillés. Pour les mouvements de nos passions bien qu'ils soient accompagnés en nous de pensée, à cause que nous avons la faculté de penser, il est néanmoins très évident qu'ils ne dépendent pas d'elle, parce qu'ils se font souvent malgré nous, et que, par conséquent, ils peuvent être dans les bêtes, et même plus violents qu'ils ne sont dans les hommes, sans qu'on puisse, pour cela, conclure qu'elles aient des pensées.
  Enfin il n'y a aucune de nos actions extérieures, qui puisse assurer ceux qui les examinent, que notre corps n'est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais qu'il y a aussi en lui une âme qui a des pensées, excepté les paroles, ou autres signes faits à propos des sujets qui se présentent, sans se rapporter à aucune passion. Je dis les paroles ou autres signes, parce que les muets se servent de signes en même façon que nous de la voix; et que ces signes soient à propos, pour exclure le parler des perroquets, sans exclure celui des fous, qui ne laisse pas d'être à propos des sujets qui se présentent, bien qu'il ne suive pas la raison; et j'ajoute que ces paroles ou signes ne se doivent rapporter à aucune passion, pour exclure non seulement les cris de joie ou de tristesse, et semblables, mais aussi tout ce qui peut être enseigné par artifice aux animaux; car si on apprend à une pie à dire bonjour à sa maîtresse lorsqu'elle la voit arriver, ce ne peut être qu'en faisant que la prolation de cette parole devienne le mouvement de quelqu'une de ses passions; à savoir, ce sera un mouvement de l'espérance qu'elle a de manger, si l'on a toujours accoutumé de lui donner quelque friandise lorsqu'elle l'a dit; et ainsi toutes les choses qu'on fait faire aux chiens, aux chevaux et aux singes, ne sont que des mouvements de leur crainte, de leur espérance, ou de leur joie, en sorte qu'ils les peuvent faire sans aucune pensée. Or il est, ce me semble, fort remarquable que la parole, étant ainsi définie, ne convient qu'à l'homme seul. Car, bien que Montagne et Charon aient dit qu'il y a plus de différence d'homme à homme, que d'homme à bête, il ne s'est toutefois jamais trouvé aucune bête si parfaite, qu'elle ait usé de quelque signe, pour faire entendre à d'autres animaux quelque chose qui n'eût point de rapport à ses passions; et il n'y a point d'homme si imparfait, qu'il n'en use; en sorte que ceux qui sont sourds et muets, inventent des signes particuliers, par lesquels ils expriment leurs pensées. Ce qui me semble un très fort argument pour prouver que ce qui fait que les bêtes ne parlent point comme nous, est qu'elles n'ont aucune pensée, et non point que les organes leur manquent. Et on ne peut dire qu'elles parlent entre elles, mais que nous ne les entendons pas; car, comme les chiens et quelques autres animaux nous expriment leurs passions, ils nous exprimeraient aussi bien leurs pensées, s'ils en avaient.

  Je sais bien que les bêtes font beaucoup de choses mieux que nous, mais je ne m'en étonne pas car cela même sert à prouver qu'elles agissent naturellement et par ressorts, ainsi qu'une horloge, laquelle montre bien mieux l'heure qu'il est, que notre jugement ne nous l'enseigne. Et sans doute que, lorsque les hirondelles viennent au printemps, elles agissent en cela comme des horloges. Tout ce que font les mouches à miel est de même nature, et l'ordre que tiennent les grues en volant et celui qu'observent les singes en se battant, s'il est vrai qu'ils en observent quelqu'un, et enfin l'instinct d'ensevelir leurs morts, n'est pas plus étrange que celui des chiens et des chats, qui grattent la terre pour ensevelir leurs excréments, bien qu'ils ne les ensevelissent presque jamais : ce qui montre qu'ils ne le font que par instinct et sans y penser. On peut seulement dire que, bien que les bêtes ne fassent aucune action qui nous assure qu'elles pensent, toutefois, à cause que les organes de leurs corps ne sont pas fort différents des nôtres, on peut conjecturer qu'il y a quelque pensée jointe à ces organes, ainsi que nous expérimentons en nous, bien que la leur soit beaucoup moins parfaite. À quoi je n'ai rien à répondre, sinon que, si elles pensaient ainsi que nous, elles auraient une âme immortelle aussi bien que nous, ce qui n'est pas vraisemblable, à cause qu'il n'y a point de raison pour le croire de quelques animaux, sans le croire de tous, et qu'il y en a plusieurs trop imparfaits pour pouvoir croire cela d'eux, comme sont les huîtres, les éponges, etc."

 

René Descartes, Lettre au Marquis de Newcastle, 23 novembre 1646, in Œuvres et lettres, Pléiade, 1949, p. 1014-1017.


 

  "Bien [que les bêtes] n'aient point de raison ni peut-être aussi aucune pensée, tous les mouvements de la glande qui excitent en nous les passions ne laissent pas d'être en elles, et d'y servir à entretenir et fortifier, non pas comme en nous les passions, mais les mouvements des nerfs et des muscles, qui ont coutume de les accompagner. Ainsi, lorsqu'un chien voit une perdrix, il est naturellement porté à courir vers elle ; et lorsqu'il oit tirer un fusil, ce bruit l'incite naturellement à s'enfuir ; mais néanmoins on dresse ordinairement les chiens couchants en telle sorte, que la vue d'une perdrix fait qu'ils s'arrêtent, et que le bruit qu'ils oient après, lorsqu'on tire sur elle, fait qu'ils y accourent. Or ces choses sont utiles à savoir pour donner le courage à chacun d'étudier à régler ses passions. Car puisqu'on peut, avec un peu d'industrie, changer les mouvements du cerveau dans les animaux dépourvus de raison, il est évident qu'on le peut mieux encore dans les hommes ; et que ceux même qui ont les plus faibles âmes, pourraient acquérir un empire très absolu sur toutes leurs passions, si on employait assez d'industrie à les dresser et à les conduire."

 

René Descartes, Les Passions de l'âme, 1649, 1ère partie, article 50, GF, p. 133.



  "Dans les animaux il n'y a ni intelligence, ni âme, comme on l'entend ordinairement. Ils mangent sans plaisir, ils crient sans douleur, ils croissent sans le savoir, ils ne désirent rien, ils ne craignent rien, ils ne connaissent rien; et s'ils agissent d'une manière qui marque intelligence, c'est que Dieu les ayant faits pour les conserver, il a formé leur corps de telle façon qu'ils évitent machinalement et sans crainte tout ce qui est capable de les détruire. Autrement il faudrait dire qu'il y a plus d'intelligence dans le plus petit des animaux, ou même dans une seule graine que dans le plus spirituel des hommes; car il est constant qu'il y a plus de différentes parties et qu'il s'u produit plus de mouvements réglés que nous ne sommes capable d'en connaître".

 

Nicolas Malebranche, De la recherche de la vérité, 1675, Livre sixième, 2e partie, chapitre, Vrin, Tome II, 1962, p. 255-256.

 

  "C'est encore une question qui parait assez difficile à résoudre, savoir si les bêtes ont une âme ; cependant, lorsqu'on ôte l'équivoque, elle ne paraît plus difficile, et la plupart de ceux qui pensent qu'elles en ont, sont, sans le savoir, du sentiment de ceux qui pensent qu'elles n'en ont pas.
  L'on peut prendre l'âme pour quelque chose de corporel répandu par tout le corps qui lui donne le mouvement et la vie, ou bien pour quelque chose de spirituel. Ceux qui disent que les animaux n'ont point d'âme l'entendent dans le second sens ; car jamais homme ne nia qu'il y eût dans les animaux quelque chose de corporel qui fut le principe de leur vie ou de leur mouvement, puisqu'on ne peut même le nier des montres. Ceux, au contraire, qui assurent que les animaux ont des âmes, l'entendent dans le premier sens ; car il y en a peu qui croient que les animaux aient une âme spirituelle et indivisible. De sorte que les péripatéticiens et les cartésiens croient que les bêtes ont une âme, c'est-à-dire un principe corporel de leur mouvement ; et les uns et les autres croient qu'elles n'en ont point, c'est-à-dire qu'il n'y a rien en elles de spirituel et d'indivisible.

  Ainsi, la différence qu'il y a entra les péripatéticiens et ceux que l'on appelle cartésiens n'est pas en ce que les premiers croient que les bêtes ont des âmes et que les autres ne le croient pas ; mais seulement en ce que les premiers croient que les animaux sont capables de sentir de la douleur, du plaisir, de voir les couleurs, d'entendre les sons, et d'avoir généralement toutes les sensations et toutes les passions que nous avons, et que les cartésiens croient le contraire. Les cartésiens distinguent les mots de sentiment pour en ôter l'équivoque. Car, par exemple, ils disent que lorsqu'on est trop proche du feu, les parties du bois viennent heurter contre la main ; qu'elles en ébranlent les fibres, que cet ébranlement se communique jusqu'au cerveau, qu'il détermine les esprits animaux qui y sont contenus à se répandre dans les parties extérieures du corps d'une manière propre pour le faire retirer. Ils demeurent d'accord que toutes ces choses ou de semblables se peuvent rencontrer dans les animaux, et qu'elles s'y rencontrent effectivement, parce qu'elles ne sont que des propriétés de corps. Et les péripatéticiens en conviennent.
  Les cartésiens disent de plus que, dans les hommes, l'ébranlement des fibres du cerveau est accompagné du sentiment de chaleur et que le cours des esprits animaux vers le cœur et vers les viscères est suivi de la passion de haine ou d'aversion ; mais ils nient que ces sentiments et ces passions de l'âme se rencontrent dans les bêtes. Les péripatéticiens assurent au contraire que les bêtes sentent aussi bien que nous cette chaleur ; qu'elles ont comme nous de l'aversion pour tout ce qui les incommode ; et généralement qu'elles sont capables de tous les sentiments et de toutes les passions que nous ressentons. Les cartésiens ne pensent pas que les bêtes sentent de la douleur ou du plaisir, ni qu'elles aiment ou qu'elles haïssent aucune chose, parce qu'ils n'admettent rien que de matériel dans les bêtes et qu'ils ne croient pas que les sentiments ni les passions soient des propriétés de la matière telle qu'elle puisse être. Quelques péripatéticiens, au contraire, pensent que la matière est capable de sentiment et de passion lorsqu'elle est, disent-ils, subtilisée ; que les bêtes peuvent sentir par le moyen des esprits animaux, c'est-à-dire par le moyen d'une matière extrêmement subtile et délicate, et que l'âme même n'est capable de sentiment et de passion qu'à cause qu'elle est unie à cette matière.
  Ainsi, pour résoudre la question si les bêtes ont une âme, il faut rentrer en soi-même et considérer avec toute l'attention dont on est capable l'idée que l'on a de la matière. Et si l'on conçoit que la matière, figurée d'une telle manière, comme en carré, en rond, en ovale, soit de la douleur, du plaisir, de la chaleur, de la couleur, de l'odeur, du son, etc., on peut assurer que l'âme des bêtes, quelque matérielle qu'elle soit, est capable de sentir. Si on ne le conçoit pas, il ne le faut pas dire, car il ne faut assurer que ce que l'on conçoit. De même si l'on conçoit que de la matière agitée de bas en haut, de haut en bas. en ligne circulaire, spirale, parabolique, elliptique, etc., soit un amour, une haine, une joie, une tristesse, etc., on peut dire que les bêtes ont les mêmes passions que nous ; si on ne le voit pas, il ne le faut pas dire, à moins qu'on ne veuille parler sans savoir ce qu'on dit. Mais je pense pouvoir assurer qu'on ne croira jamais qu'aucun mouvement de matière puisse être un amour ou une joie, pourvu que l'on y pense sérieusement. De sorte que pour résoudre cette question, si les bêtes sentent, il ne faut qu'avoir soin d'en ôter l'équivoque, comme font ceux qu'on se plaît d'appeler cartésiens ; car on la réduira ainsi à une question si simple qu'une médiocre attention d'esprit suffira pour la résoudre.
  Il est vrai que saint Augustin, supposant selon le préjugé commun à tous les hommes que les bêtes ont une âme, au moins n'ai-je point lu qu'il l'ait jamais examiné sérieusement dans ses ouvrages, ni qu'il l'ait révoqué en doute ; et s'apercevant bien qu'il y a contradiction de dire qu'une âme ou une substance qui pense, qui sent, qui désire, etc., soit matérielle, il a cru que l'âme des bêtes était effectivement spirituelle et indivisible. Il a prouvé par des raisons très-évidentes que toute âme, c'est-à-dire tout ce qui sent, qui s'imagine, qui craint, qui désire, etc., est nécessairement spirituel ; mais je n'ai point remarqué qu'il ait eu quelque raison d'assurer que les bêtes ont des âmes. Il ne se met pas même en peine de le prouver, parce qu'il y a bien de l'apparence que de son temps il n'y avait personne qui en doutât.
  Présentement qu'il y a des gens qui tâchent de se délivrer entièrement de leurs préjugés, et qui révoquent en doute toutes les opinions qui ne sont point appuyées sur des raisonnements clairs et démonstratifs, on commence à douter si les animaux ont une âme capable des mêmes sentiments et des mêmes passions que les nôtres. Mais il se trouve toujours plusieurs défenseurs des préjugés, qui prétendent prouver que les bêtes sentent, veulent, pensent et raisonnent même comme nous, quoique d'une manière beaucoup plus imparfaite.
  Les chiens, disent-ils, connaissent leurs maîtres, ils les aiment, ils souffrent avec patience les coups qu'ils en reçoivent, parce qu'ils jugent qu'il leur est avantageux de ne point les abandonner ; mais pour les étrangers ils les haïssent de telle sorte qu'ils ne peuvent même souffrir d'en être caresses. Tous les animaux ont de l'amour pour leurs petits ; et ces oiseaux qui font leurs nids à l'extrémité des branches font assez connaître qu'ils appréhendent que certains animaux ne les dévorent : ils jugent que ces branches sont trop faibles pour porter leur ennemis, et assez fortes pour soutenir leurs petits et leurs nids tout ensemble. Il n'y a pas jusqu'aux araignées et jusqu'aux plus vils insectes qui ne donnent des marques qu'il y a quelque intelligence qui les anime : car on ne peut s'empêcher d'admirer la conduite d'un animal qui, tout aveugle qu'il est, trouve moyen d'en surprendre dans ses filets d'autres qui ont des yeux et des ailes, et qui sont assez hardis pour attaquer les plus gros animaux que nous voyions.
  Il est vrai que toutes les actions que font les bêtes marquent qu'il y à une intelligence, car tout ce qui est réglé le marque. Une montre même le marque : il est impossible que le hasard en compose les roues, et il faut que ce sont une intelligence qui en ait réglé les mouvements. Ou plante une graine à contre-sens, les racines qui sortaient hors de la terre s'y enfoncent d'elles-mêmes, et le germe qui était tourné vers la terre se détourne aussi pour en sortir ; cela marque une intelligence. Cette plante se noue d'espace en espace pour se fortifier ; elle couvre sa graine d'une peau qui la conserve ; elle l'environne de piquants pour la défendre : cela marque une intelligence. Enfin tout ce que nous voyons que font les plantes aussi bien que les animaux, marque certainement une intelligence. Tous les véritables cartésiens l'accordent. Mais tous les véritables cartésiens distinguent, car ils ôtent, autant qu'ils peuvent, l'équivoque des termes.
  Les mouvements des bêtes et des plantes marquent une intelligence, mais cette intelligence n'est point de la matière, elle est distinguée des bêtes, comme celle qui arrange les roues d'une montre est distinguée de la montre. Car enfin cette intelligence paraît infiniment sage, infiniment puissante, et la même qui nous a formés dans le sein de nos mères, et qui nous donne l'accroissement auquel nous ne pouvons, par tous les efforts de notre esprit et de notre volonté, ajouter une coudée. Ainsi, dans les animaux il n'y a ni intelligence, ni âme, comme on l'entend ordinairement. Ils mangent sans plaisir, ils crient sans douleur, ils croissent sans le savoir, ils ne désirent rien, ils ne craignent rien, ils ne connaissent rien; et s'ils agissent d'une manière qui marque intelligence, c'est que Dieu les ayant faits pour les conserver, il a formé leur corps de telle façon qu'ils évitent machinalement et sans crainte tout ce qui est capable de les détruire. Autrement il faudrait dire qu'ils a plus d'intelligence dans le plus petit des animaux, ou même dans une seule graine que dans le plus spirituel des hommes; car il est constant qu'il y a plus de différentes parties et qu'il s'u produit plus de mouvements réglés que nous ne sommes capable d'en connaître".

 

Nicolas Malebranche, De la recherche de la vérité, 1675, Livre sixième, 2e partie, chapitre, Vrin, Tome II, 1962, p. 252-256.



  "Y a-t-il dans les animaux quelque substance incorporelle qu'on puisse appeler âme sensitive[1] ? On doit le rechercher expérimentalement, car c'est une question de fait. Il est certain cependant, si je ne me trompe, que Dieu aurait pu créer quelque machine semblable à un animal, faisant agir sans conscience toutes les fonctions, ou certainement, plusieurs de celles que nous voyons chez les animaux. Ce qu'il aura fait, nul ne peut l'affirmer avec certitude sans révélation. Mais qu'au contraire il y ait une âme sensitive chez les animaux, on ne peut l'assurer non plus que si l'on cite des phénomènes inexplicables mécaniquement. Sans aucun doute, si l'on me présente un singe qui joue de ruses et fait une guerre de voleur ou le jeu des sacs, et même contre un homme et avec succès, je suis forcé d'avouer qu'il y a en lui quelque chose de plus qu'une machine. Mais à partir de ce moment aussi, je commencerai à devenir pythagoricien[2] et je condamnerai avec Porphyre la nourriture carnivore et la tyrannie exercée par les hommes sur les animaux. Mais je ferai aussi des prévisions à l'égard des animaux sur l'endroit où ils seront après la mort, car aucune substance incorporelle ne peut être détruite."

 

Leibniz, Lettre à Conring, 19 mars 1678, Oeuvres choisies, Aubier-Montaigne, 1972, p. 126.


[1] Selon Aristote, l'âme sensitive est le principe de vie des animaux et des hommes.
[2] Les pythagoriciens croyaient à l'incarnation successive des âmes (métempsychose).


 

  "64. Ainsi chaque corps organique d'un vivant est une espèce de machine divine, ou d'un automate naturel, qui surpasse infiniment tous les automates artificiels. Parce qu'une machine faite par l'art de l'homme n'est pas une machine dans chacune de ses parties. Par exemple, la dent d'une roue de laiton a des parties ou fragments qui ne nous sont plus quelque chose d'artificiel et n'ont plus rien qui marque de la machine par rapport à l'usage où la roue était destinée. Mais les machines de la nature, c'est-à- dire les corps vivants, sont encore machines dans leurs moindres parties, jusqu'à l'infini. C'est ce qui fait la différence entre la nature et l'art, c'est-à-dire entre l'art divin et le nôtre.
  65. Et l'auteur de la nature a pu pratiquer cet artifice divin et infiniment merveilleux, parce que chaque portion de la matière n'est pas seulement divisible à l'infini, comme les anciens ont reconnu, mais encore sous-divisée actuellement sans fin, chaque partie en parties dont chacune a quelque mouvement propre, autrement il serait impossible que chaque portion de la matière pût exprimer tout l'univers.
  66. Par où l'on voit qu'il y a un monde de créatures, de vivants, d'animaux […], d'âmes dans la moindre portion de la matière.
  67. Chaque portion de la matière peut être conçue comme un jardin plein de plantes et comme un étang plein de poissons. Mais chaque rameau de la plante, chaque membre de l'animal, chaque goutte de ses humeurs est encore un tel jardin ou un tel étang."

 

Leibniz, Monadologie, 1714, Delagrave, 1975, p. 178-180.



  "Qu'on m'accorde seulement que la matière organisée est douée d'un principe moteur, qui seul la différencie de celle qui ne l'est pas [...] et que tout dépend dans les animaux de la diversité de cette organisation, comme je l'ai assez prouvé ; c'en est assez pour deviner l'énigme des substances et celle de l'homme. On voit qu'il n'y en a qu'une dans l'univers, et que l'homme est la plus parfaite. Il est au singe, aux animaux les plus spirituels, ce que la pendule planétaire de Huygens, est à une montre de Julien le Roi. S'il a fallu plus d'instruments, plus de rouages, plus de ressorts pour marquer les mouvements des planètes, que pour marquer les heures ou les répéter ; s'il a fallu plus d'art à Vaucanson pour faire son flûteur, que pour son canard, il eût dû en employer encore davantage pour faire un parleur : machine qui ne peut plus être regardée comme impossible, surtout entre les mains d'un nouveau Prométhée. Il était donc de même nécessaire que la Nature employât plus d'art et d'appareil pour faire et entretenir une machine, qui pendant un siècle entier pût marquer tous les battements du cœur et de l'esprit ; car si on n'en voit pas au pouls les heures, c'est du moins le baromètre de la chaleur et de la vivacité, par laquelle on peut juger de la nature de l'âme. Je ne me trompe point ; le corps humain est une horloge, mais immense, et construite avec tant d'artifice et d'habileté, que si la roue qui sert à marquer les secondes, vient à s'arrêter, celle des minutes tourne et va toujours son train ; comme la roue des quarts continue de se mouvoir, et ainsi des autres, quand les premières, rouillées, ou dérangées par quelque cause que ce soit, ont interrompu leur marche [...] Phénomènes qui ne surprennent point les médecins éclairés. Ils savent à quoi s'en tenir sur la nature de l'homme, et pour le dire en passant, de deux médecins, le meilleur, celui qui mérite le plus de confiance, c'est toujours, à mon avis, celui qui est le plus versé dans la physique, ou la mécanique du corps humain, et qui laissant l'âme, et toutes les inquiétudes que cette chimère donne aux sots et aux ignorants, n'est occupé sérieusement que du pur naturalisme [...]
  Je crois que Descartes serait un Homme respectable à tous égards, si né dans un siècle qu'il n'eût pas dû éclairer, il eût connu le prix de l'expérience et de l'observation, et le danger de s'en écarter [...]
  Il est vrai que ce célèbre philosophe s'est beaucoup trompé, et personne n'en disconvient. Mais enfin il a connu la nature animale ; il a le premier parfaitement démontré que les animaux étaient de pures machines. Or après une découverte de cette importance, et qui suppose autant de sagacité, le moyen sans ingratitude, de ne pas faire grâce à toutes ses erreurs !
  Elles sont à mes yeux toutes réparées par ce grand aveu. Car enfin, quoi qu'il chante sur la distinction des deux substances, il est visible que ce n'est qu'un tour d'adresse, une ruse de style, pour faire avaler aux théologiens un poison caché à l'ombre d'une analogie qui frappe tout le monde, et qu'eux seuls ne voient pas. Car c'est elle, c'est cette forte analogie, qui force tous les savants et les vrais juges d'avouer que ces êtres fiers et vains, plus distingués par leur orgueil, que par le nom d'hommes, quelque envie qu'ils aient de s'élever, ne sont au fond que des animaux, et des machines perpendiculairement rampantes.
  Être Machine, sentir, penser savoir distinguer le bien du mal, comme le bleu du jaune, en un mot être né avec de l'intelligence, et un instinct sûr de morale, et n'être qu'un animal, sont donc des choses qui ne sont pas plus contradictoires, qu'être un singe, ou un perroquet, et savoir se donner du plaisir."

 

Julien Offray De La Mettrie, L'homme-Machine, 1747, Folio essais, 1999, p. 203-207.


 

  "Je ne vois dans tout animal qu'une machine ingénieuse, à qui la nature a donné des sens pour se remonter elle-même, et pour se garantir, jusqu'à un certain point, de tout ce qui tend à la détruire, ou à la déranger. J'aperçois précisément les mêmes choses dans la machine humaine, avec cette différence que la nature seule fait tout dans les opérations de la bête, au lieu que l'homme concourt aux siennes, en qualité d'agent libre. L'un choisit ou rejette par instinct, et l'autre par un acte de liberté ; ce qui fait que la bête ne peut s'écarter de la règle qui lui est prescrite, même quand il lui serait avantageux de le faire, et que l'homme s'en écarte souvent à son préjudice. C'est ainsi qu'un pigeon mourrait de faim près d'un bassin rempli des meilleures viandes, et un chat sur des tas de fruits, ou de grain, quoique l'un et l'autre pût très bien se nourrir de l'aliment qu'il dédaigne, s'il s'était avisé d'en essayer. C'est ainsi que les hommes dissolus se livrent à des excès, qui leurs causent la fièvre et la mort ; parce que l'esprit déprave les sens, et que la volonté parle encore, quand la nature se tait.
  Tout animal a des idées puisqu'il a des sens, il combine même ces idées jusqu'à un certain point, et l'homme ne diffère de la bête que du plus au moins. Quelques philosophes ont même avancé qu'il y a plus de différence de tel à tel homme que de tel homme à telle bête ; ce n'est donc pas tant l'entendement qui fait parmi les animaux la distinction spécifique de l'homme que sa qualité d'agent libre. La nature commande à tout animal et la bête obéit. L'homme éprouve la même impression, mais il se reconnaît libre d'acquiescer, ou de résister ; et c'est surtout dans la conscience de cette liberté que se montre la spiritualité de son âme : car la physique explique en quelque manière le mécanisme des sens et la formation des idées ; mais dans la puissance de vouloir ou plutôt de choisir, et dans le sentiment de cette puissance on ne trouve que des actes purement spirituels, dont on n'explique rien par les lois de la mécanique."

 

Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, 1755, 1ère partie, Le Livre de Poche, 1996, p. 87-88.
 

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Date de création : 02/12/2020 @ 16:15
Dernière modification : 08/12/2020 @ 08:56
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