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Texte à méditer :  Il n'y a rien de plus favorable à la philosophie que le brouillard.  Alexis de Tocqueville
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Les critiques de la thèse de l'animal-machine

  "[…] je croirais que les animaux ont un degré de raison supérieur, plutôt que de m'imaginer que ce ne sont que de simples machines. Aussi les Brutes font elles plusieurs choses qu'on ne saurait guère attribuer qu'à la raison : par exemple, un chien courant devant son maître, s'arrête lorsqu'il trouve un chemin fourchu, comme pour voir lequel il enfilera. Et lorsqu'il a fait une proie qu'il craint que son maître ne lui ôte, il s'enfuit pour la cacher et y retourne ensuite. Quelle raison peut-on donner aussi de ce qu'un chien qui veut sauter sur une table, qu'il trouve trop haute pour le faire en un saut, s'élève premièrement sur une chaise, lorsqu'il en rencontre une, et saute de là sur la table ? Cependant, si ce chien n'était qu'une machine, et que ce mouvement ne fût que l'effet d'un ressort, je ne saurais comprendre pourquoi ce ressort ne pousserait pas la machine en droite ligne, vers l'objet de son mouvement, soit que la table fût haute ou basse. J'ai même souvent observé que le premier saut de cette Créature sur la chaise ne s'est pas fait directement vers la table, mais en ligne oblique, à côté de l'objet qui l'agite, ou de la partie de la table sur laquelle il est posé.
  On pourrait rapporter plusieurs autres actions de la même nature auxquelles je ne m'arrêterai pas. Je me contenterai de dire, que, si les Bêtes n'étaient que des Machines ou des Automates, elles n'auraient aucun sentiment ni aucune perception de plaisir ni de peine, et qu'on ne pourrait commettre aucun acte de cruauté envers elles. Cependant on voit tous les jours le contraire par les douloureux accents qu'elles forment lorsqu'on les bat ou qu'on les tourmente. Ce sentiment est même opposé à l'opinion générale des hommes, qui les plaignent naturellement, persuadés qu'elles sont sensibles à la douleur et à la misère comme eux : Et l'on ne voit personne qui soit touché de voir déchirer, couper, fouler aux pieds, ou démembrer une Plante."

 

John Ray, L'Existence et la sagesse de Dieu manifestées dans les oeuvres de la création, 1692, Première partie, tr. fr. G. Broedelet, Utrecht, 1714, p. 51-52.

 

  "This opinion, I say, I can hardly digest. I should rather think animals to be endued with a lower degree of reason, than that they are mere Machines. I could instance in many Actions of Brutes that are hardly to be accounted for without Reason and Argumentation; as that commonly noted of Dogs, that running before their Masters, they will stop at a Divarication of the way, till they see which Hand their Masters will take; and that when they have gotten a Prey, which they fear their Masters will take from them, they will run away and hide it, and afterwards turn to it. What account can be given why a Dog, being to leap upon a Table which he sees to be too high for him to reach at once, if a Stool Chair happens to stand near it, doth first mount up that, and from thence the Table? If he were a Machine or Piece of Clockwork, and this Motion caused by the striking of a Spring, there is no Reason imaginable why the Spring being set on Work, should not carry the machine in a right Line toward the Object that put it in Motion, as well when the Table is high as when it is low: Whereas I have often observed the first Leap the Creature hath taken up the Stool, not to be directly toward the Table, but in a Line oblique and much declining from the Object that moved it, or that part of the Table on which it Stood.
  Many the like Actions there are, which I shall not spend time to relate. Should this true, that Beasts were Automata or Machines, they could have no Sense or Perception of Pleasure or Pain, and consequently no Cruelty could be exercised towards them; which is contrary to the doleful Significations they make when beaten or tormented, and contrary to the common Sense of Mankind, all Men naturally pitying them, as apprehending them to have such Sense and Feeling of Pain and Misery as themselves have; whereas no Man is troubled to see a Plant torn, or cut, or stampted, or mangled how you please"

 

John Ray, The Wisdom of God Manifested in the Works of the Creation, 1692, First part, London, D. Williams, 1752, pp. 27-28.



  "Descartes aura beau vous dire que les bêtes sont des machines : qu'on peut expliquer toutes leurs actions par les lois de la mécanique : qu'avant lui, et dès le temps de Saint Augustin quelques philosophes ont eu à peu près la même idée. Vous avez une chienne que vous aimez et dont vous croyez être aimée. Je défie tous les cartésiens du monde de vous persuader que votre chienne n'est qu'une machine. Comprenez, je vous prie, le ridicule qui en résulterait pour tout ce que nous sommes qui aimons des chevaux, des chiens, des oiseaux. Représentez-vous un homme qui aimerait sa montre comme on aime un chien, et qui la caresserait parce qu'il s'en croirait aimé au point que quand elle marque midi et une heure, il se persuaderait que c'est par un sentiment d'amitié pour lui, et avec connaissance de cause qu'elle fait ces mouvements. Voilà précisément, si l'opinion de Descartes était vraie, quelle serait la folie de tous ceux qui croient que leurs chiens leur sont attachés et les aiment avec connaissance et ce qu'on appelle sentiment.
  J'avoue que si le système de Descartes était appuyé sur des preuves solides, cette conséquence ne suffirait pas pour le réfuter. Il faudrait plaindre les hommes d'être livrés à une illusion si grossière ; mais le vrai demeure toujours vrai, quoiqu'en puisse souffrir notre amour propre. Heureusement le sentiment de ce philosophe n'est fondé que sur de simples possibilités. Dieu, dit-il, a pu faire les bêtes de simples machines. Il n'est pas impossible qu'il l'ait fait. Je puis expliquer toutes leurs actions par les lois de la mécanique. Il y a même quelques-unes de ces actions qui semblent exclure tout autre principe. Donc j'ai lieu de croire que les bêtes font des machines. Raisonnement défectueux, comme vous voyez. Car du fait au possible la conséquence est certaine ; mais du possible au fait la conséquence est hasardée, incertaine et téméraire. C'est une pure supposition, un château de cartes dont on peut s'amuser mais qui n'a rien de solide. Je dis plus. Il y a quelque chose en nous qui se joint à la raison pour bannir de la société l'opinion de Descartes. Ce n'est pas un simple préjugé, c'est une persuasion intime, un sentiment dont voici l'origine. Il n'est pas impossible que les hommes avec qui je vis, qui me parlent, qui me répondent, qui raisonnent et qui agissent avec moi, ne soient que des machines. Car je sais que je pense et que j'ai dans moi un principe qui pense et qui connaît, mais je ne sais pas de même ce qui se passe dans l'intérieur des autres hommes, et on ne peut refuser à Dieu le pouvoir de faire des hommes qui n'en auraient que l'apparence et tout le jeu, quoiqu'ils ne fussent dans le fond que de pures machines. Cependant malgré la vérité de ce principe, il me serait absolument impossible de me persuader sérieusement, à moins que Dieu ne m'en fit une révélation expresse, que les hommes avec qui je vis ne font en effet que des machines faites pour me donner du secours ou de l'embarras, du plaisir, ou du tourment. Pourquoi ? C'est que quand je vois quelqu'un parler, raisonner et agir comme moi, je ne sais que sentiment intime se joint au bon sens et à la raison pour me forcer de croire que l'homme que je vois a dans lui-même un principe de connaissance et d'opérations tout semblable au mien. Or les Bêtes sont, par rapport à nous, dans le même cas. Je vois un chien accourir quand je l'appelle, me caresser quand je le flatte, trembler et fuir quand je le menace, m'obéir quand je lui commande, et donner toutes les marques extérieures de divers sentiments, de joie, de tristesse, de douleur, de crainte, de défi, des passions de l'amour et de la haine. Je conclus aussitôt qu'un chien a dans lui-même un principe de connaissance et de sentiment, quel qu'il soit. Quelqu'effort que je fasse pour me persuader que ce n'est qu'une machine, et quand tous les philosophes de l'univers entreprendraient de m'en convaincre, je me sens entraîné par une persuasion intime, par je ne sais quelle force intérieure à croire le contraire ; et c'est ce sentiment qui s'opposera éternellement dans les hommes à l'opinion de Descartes."

 

Guillaume Hyacinthe Bougeant, Amusement philosophique sur le langage des bêtes, 1739, chapitre I, p. 6-12.


 

  "Que les bêtes ne sont pas de purs automates, et pourquoi on est porté à imaginer des systèmes qui n'ont point de fondement
  Le sentiment de Descartes sur les bêtes commence à être si vieux qu'on peut présumer qu'il ne lui reste guère de partisans ; car les opinions philosophiques suivent le sort des choses de mode : la nouveauté leur donne la vogue, le temps les plonge dans l'oubli ; on dirait que leur ancienneté est la mesure du degré de crédibilité qu'on leur donne.

  C'est la faute des philosophes. Quels que soient les caprices du public, la vérité bien présentée y mettrait des bornes; et si elle l'avait une fois subjugué, elle le subjuguerait encore toutes les fois qu'elle se présenterait à lui a.
  Sans doute nous sommes bien loin de ce siècle éclairé qui pourrait garantir d'erreur toute la postérité. Vraisemblablement nous n'y arriverons jamais : nous en approcherons toujours d'âge en âge; mais il fuira toujours devant nous. Le temps est comme une vaste carrière qui s'ouvre aux philosophes. Les vérités, semées de distance en distance, sont confondues dans une infinité d'erreurs qui remplissent tout l'espace. Les siècles s'écou­lent, les erreurs s'accumulent, le plus grand nombre des vérités échappe, et les athlètes se disputent des prix que distribue un spectateur aveugle.
  C'était peu pour Descartes d'avoir tenté d'expliquer la for­mation et la conservation de l'univers par les seules lois du mouvement, il fallait encore borner au pur mécanisme jusqu'à des êtres animés. Plus un philosophe a généralisé une idée, plus il veut la généraliser. Il est intéressé à l'étendre à tout, parce qu'il lui semble que son esprit s'étend avec elle, et elle devient bientôt dans son imagination la première raison des phénomènes.
  C'est souvent la vanité qui enfante ces systèmes, et la vanité est toujours ignorante; elle est aveugle, elle veut l'être, et elle veut cependant juger. Les fantômes qu'elle produit, ont assez de réalité pour elle : elle craindrait de les voir se dissiper.
  Tel est le motif secret qui porte les philosophes à expliquer la nature sans l'avoir observée, ou du moins après des observations assez légères. Ils ne présentent que des notions vagues, des termes obscurs, des suppositions gratuites, des contradictions sans nombre; mais ce chaos leur est favorable: la lumière détrui­rait l'illusion ; et, s'ils ne s'égaraient pas, que resterait-il à plusieurs ? Leur confiance est donc grande, et ils jettent un regard méprisant sur ces sages observateurs qui ne parlent que d'après ce qu'ils voient, et qui ne veulent voir que ce qui est : ce sont à leurs yeux de petits esprits qui ne savent pas généraliser.
Est-il donc si difficile de généraliser, quand on ne connaît ni la justesse, ni la précision ? Est-il si difficile de prendre une idée comme au hasard, de l'étendre et d'en faire un système ?
  C'est aux philosophes qui observent scrupuleusement, qu'il appartient uniquement de généraliser. Ils considèrent les phéno­mènes, chacun sous toutes ses faces ; ils les comparent; et s'il est possible de découvrir un principe commun à tous, ils ne le laissent pas échapper. Ils ne se hâtent donc pas d'imaginer; ils ne généralisent, au contraire, que parce qu'ils y sont forcés par la suite des observations. Mais ceux que je blâme, moins circons­pects, bâtissent, d'une seule idée générale, les plus beaux sys­tèmes. Ainsi, du seul mouvement d'une baguette, l'enchanteur élève, détruit, change tout au gré de ses désirs; et l'on croirait que c'est pour présider à ces philosophes, que les Fées ont été imaginées
  Cette critique est chargée si on l'applique à Descartes ; et on dira sans doute que j'aurais dû choisir un autre exemple. En effet, nous devons tant à ce génie que nous ne saurions parler de ses erreurs avec trop de ménagement. Mais enfin il ne s'est trompé que parce qu'il s'est trop pressé de faire des systèmes; et j'ai cru pouvoir saisir cette occasion, pour faire voir combien s'abusent tous ces esprits qui se piquent plus de généraliser que d'observer.
  Ce qu'il y a de plus favorable pour les principes qu'ils adoptent, c'est l'impossibilité où l'on est quelquefois d'en démontrer, à la rigueur, la fausseté. Ce sont des lois auxquelles il semble que Dieu aurait pu donner la préférence ; et s'il l'a pu, il l'a dû, conclut bientôt le philosophe qui mesure la sagesse divine à la sienne.
  Avec ces raisonnements vagues, on prouve tout ce qu'on veut, et par conséquent on ne prouve rien. Je veux que Dieu ait pu réduire les bêtes au pur mécanisme; mais l'a-t-il fait ? Obser­vons et jugeons ; c'est à quoi nous devons nous borner.
  Nous voyons des corps dont le cours est constant et uni­forme; ils ne choisissent point leur route, ils obéissent à une impulsion étrangère; le sentiment leur serait inutile, ils n'en donnent d'ailleurs aucun signe; ils sont donc soumis aux seules lois du mouvement.
  D'autres corps restent attachés à l'endroit où ils sont nés; ils n'ont rien à rechercher, rien à fuir. La chaleur de la terre suffit pour transmettre dans toutes les parties la sève qui les nourrit; ils n'ont point d'organes pour juger de ce qui leur est propre; ils ne choisissent point, ils végètent.
 Mais les bêtes veillent elles-mêmes à leur conservation; elles se meuvent à leur gré; elles saisissent ce qui leur est propre, rejettent, évitent ce qui leur est contraire; les mêmes sens, qui règlent nos actions, paraissent régler les leurs. Sur quel fon­dement pourrait-on supposer que leurs yeux ne voient pas, que leurs oreilles n'entendent pas, qu'elles ne sentent pas, en un mot ?
  À la rigueur, ce n'est pas là une démonstration. Quand il s'agit de sentiment, il n'y a d'évidemment démontré pour nous que celui dont chacun a conscience. Mais parce que le sentiment des autres hommes ne m'est qu'indiqué, sera-ce une raison pour le révoquer en doute ? Me suffira-t-il de dire que Dieu peut former des automates qui feraient, par un mouvement machinal, ce que je fais moi-même avec réflexion ?
  Le mépris serait la seule réponse à de pareils doutes. C'est extravaguer, que de chercher l'évidence partout; c'est rêver, que d'élever des systèmes sur des fondements purement gratuits; saisir le milieu entre ces deux extrémités, c'est philosopher.
  Il y a donc autre chose dans les bêtes que du mouvement. Ce ne sont pas de purs automates, elles sentent."

 

Étienne Bonnot de Condillac, Traités sur les animaux, 1755, I, ch.1, Vrin, 2004, p. 113-116.


 

  "BÊTES
  Quelle pitié, quelle pauvreté, d'avoir dit que les bêtes sont des machines privées de connaissance et de sentiment, qui font toujours leurs opérations de la même manière, qui n'apprennent rien, ne perfectionnent rien, etc. !
  Quoi ! cet oiseau qui fait son nid en demi-cercle quand il l'attache à un mur, qui le bâtit en quart de cercle quand il est dans un angle, et en cercle sur un arbre ; cet oiseau fait tout de la même façon ? Ce chien de chasse que tu as discipliné pendant trois mois n'en sait-il pas plus au bout de ce temps qu'il n'en savait avant les leçons ? Le serin à qui tu apprends un air le répète-t-il dans l'instant ? n'emploies-tu pas un temps considérable à l'enseigner ? n'as-tu pas vu qu'il se méprend et qu'il se corrige ?  
  Est-ce parce que je te parle que tu juges que j'ai du sentiment, de la mémoire, des idées ? Eh bien ! je ne te parle pas ; tu me vois entrer chez moi l'air affligé, chercher un papier avec inquiétude, ouvrir le bureau où je me souviens de l'avoir enfermé, le trouver, le lire avec joie. Tu juges que j'ai éprouvé le sentiment de l'affliction et celui du plaisir, que j'ai de la mémoire et de la connaissance.
  Porte donc le même jugement sur ce chien qui a perdu son maître, qui l'a cherché dans tous les chemins avec des cris douloureux, qui entre dans la maison, agité, inquiet, qui descend, qui monte, qui va de chambre en chambre, qui trouve enfin dans son cabinet le maître qu'il aime, et qui lui témoigne sa joie par la douceur de ses cris, par ses sauts, par ses caresses.
  Des barbares saisissent ce chien, qui l'emporte si prodigieusement sur l'homme en amitié ; ils le clouent sur une table, et ils le dissèquent vivant pour te montrer les veines mésaraïques. Tu découvres dans lui tous les mêmes organes de sentiment qui sont dans toi. Réponds-moi, machiniste, la nature a-t-elle arrangé tous les ressorts du sentiment dans cet animal, afin qu'il ne sente pas ? a-t-il des nerfs pour être impassible ? Ne suppose point cette impertinente contradiction dans la nature."

 

Voltaire, Dictionnaire philosophique, 1764, article "Bêtes", p. 48-49.


 

  "Voyez-vous cet œuf c'est avec cela qu'on renverse toutes les écoles de théologie et tous les temples de la terre. Qu'est-ce que cet œuf une masse insensible avant que le germe y soit introduit ; et après que le germe y est introduit, qu'est-ce encore une masse insensible, car ce germe n'est lui-même qu'un fluide inerte et grossier. Comment cette masse passera-t-elle à une autre organisation, à la sensibilité, à la vie Qu'y produira la chaleur le mouvement. Quels seront les effets successifs du mouvement ? Au lieu de me répondre, asseyez-vous, et suivons-les de l'œil de moment en moment. D'abord c'est un point qui oscille, un filet qui s'étend et qui se colore ; de la chair qui se forme ; un bec, des bouts d'ailes, des yeux, des pattes qui paraissent ; une matière jaunâtre qui se dévide et produit des intestins ; c'est un animal. Cet animal se meut, s'agite, crie ; j'entends ses cris à travers la coque ; il se couvre de duvet ; il voit. La pesanteur de sa tête, qui oscille, porte sans cesse son bec contre la paroi intérieure de sa prison ; la voilà brisée ; il en sort, il marche, il vole, il s'irrite, il fuit, il approche, il se plaint, il souffre, il aime, il désire, il jouit ; il a toutes vos affections ; toutes vos actions, il les fait. Prétendrez-vous, avec Descartes, que c'est une pure machine imitative ? Mais les petits enfants se moqueront de vous, et les philosophes vous répliqueront que si c'est là une machine, vous en êtes une autre. Si vous avouez qu'entre l'animal et vous il n'y a de différence que dans l'organisation, vous montrerez du sens et de la raison, vous serez de bonne foi ; mais on en conclura contre vous qu'avec une matière inerte, disposée d'une certaine manière, imprégnée d'une autre matière inerte, de la chaleur et du mouvement, on obtient de la sensibilité, de la vie, de la mémoire, de la conscience, des passions, de la pensée. Il ne vous reste qu'un de ces deux partis à prendre ; c'est d'imaginer dans la masse inerte de l'œuf un élément caché qui en attendait le développement pour manifester sa présence, ou de supposer que cet élément imperceptible s'y est insinué à travers la coque dans un instant déterminé du développement. Mais qu'est-ce que cet élément ? Occupait-il de l'espace, ou n'en occupait-il point ? Comment est-il venu, ou s'est-il échappé, sans se mouvoir ? Où était-il ? Que faisait-il là ou ailleurs ? A-t-il été créé à l'instant du besoin? Existait-il ? Attendait-il un domicile ? Était-il homogène ou hétérogène à ce domicile? Homogène, il était matériel ; hétérogène, on ne conçoit ni son inertie avant le développement, ni son énergie dans l'animal développé. Écoutez-vous, et vous aurez pitié de vous-même; vous sentirez que, pour ne pas admettre une supposition simple qui explique tout, la sensibilité, propriété générale de la matière, ou produit de l'organisation, vous renoncez au sens commun, et vous précipitez dans un abîme de mystères, de contradictions et d'absurdités."

 

Denis Diderot, Entretien entre d'Alembert et Diderot, 1769, GF, 1973, p. 51-53.


 

  "Quelques philosophes, entre autres Descartes et Malebranche, ont voulu rabattre la puissance animale au-dessous de la végétale. Ils ont prétendu que les animaux n'étaient que de simples machines impassibles, ce qu'il serait absurde de dire même des simples végétaux y qui sont doués d'une véritable vie puisqu'ils se propagent par des amours. Quand on objectait à Malebranche les cris douloureux d'un chien frappé, il les comparait aux sons d'une cloche dans la même circonstance. Pour le prouver un jour, dans la fureur de la dispute il tua d'un coup de pied sa propre chienne qui avoit des petits. Le bon Jean-Jacques me dit à cette occasion : « Quand on commence à raisonner, on cesse de sentir. » Je répète ici ce mot, que j'ai cité ailleurs, parce qu'il jette une grande lumière sur la nature de l'âme des bêtes et sur la nôtre en ce qu'elles ont de commun. Il prouve que l'âme a deux facultés très-distinctes, l'intelligence et le sentiment. La première provient en partie de l'expérience, et la seconde des lois fondamentales de la nature. L'une et l'autre sont en harmonie chez les animaux et les dirigent toujours vers une bonne fin. Mais lorsque l'intelligence s'appuie en nous sur des systèmes humains et se sépare du sentiment, qui est l'expression des lois naturelles, alors elle peut précipiter les génies les plus élevés et les plus doux dans les férocités les plus absurdes. Certes, Descartes et Malebranche sont tombés bien volontairement dans l'erreur, de prétendre que les bêtes n'étaient animées que par de simples attractions : la plus petite expérience suffisait pour les désabuser. Mettez une feuille de papier entre un aimant et une aiguille de fer, l'aiguille ne se détournera point pour aller chercher l'aimant, mais elle se portera vers lui par la ligne la plus droite. Mettez le même obstacle entre un chat et une souris, le chat ira chercher la souris derrière la feuille de papier : le chat raisonne donc, et son intelligence n'est point l'effet d'une simple attraction ou d'un tourbillon magnétique.

 

Bernardin de Saint-Pierre, Harmonies de la Nature, tome II, 1815, p. 431-432.


 

   "Quiconque veut s'en tenir à la conviction que les êtres vivants ne sont que des machines, abandonne l'espoir de jamais porter le regard dans leur monde vécu.
  Mais celui qui n'a pas souscrit sans retour à la conception mécaniste des êtres vivants pourra réfléchir à ce qui suit. Tous nos objets usuels et nos machines ne sont rien d'autre que des moyens de l'homme. Il y a ainsi des moyens qui servent l'action – ce que l'on nomme des outils, des « choses-pour-agir » – auxquels appartiennent les grandes machines qui servent dans nos usines à transformer les produits naturels, les chemins de fer, les autos, les avions. Il existe aussi des moyens qui affinent notre perception, des « choses-pour-percevoir », comme les télescopes, les lunettes, les microphones, les appareils radio, etc.

  Dans ce sens, on pourrait supposer qu'un animal ne serait rien d'autre qu'un assemblage de « choses-pour-agir » et de « choses-pour-percevoir », reliées en un ensemble qui resterait une machine, mais serait cependant susceptible d'exercer les fonctions vitales d'un animal.
  Telle est en fait la conception de tous les théoriciens du mécanisme en biologie, l'infléchissant, selon les cas, tantôt vers un mécanisme rigide, tantôt vers un dynamisme plastique. Les animaux ne seraient ainsi que de simples choses. On oublie alors que l'on a supprimé dès le début ce qui est le plus important, à savoir le sujet, qui se sert des moyens, qui les utilise dans sa perception et son action.
  […] celui qui conçoit encore nos organes sensoriels comme servant à notre perception et nos organes de mouvement à notre action, ne regardera pas non plus les animaux comme de simples ensembles mécaniques, mais découvrira aussi le mécanicien, qui existe dans les organes comme nous dans notre propre corps. Alors il ne verra pas seulement les animaux comme des choses mais des sujets, dont l'activité essentielle réside dans l'action et la perception.
  C'est alors que s'ouvre la porte qui conduit aux mondes vécus, car tout ce qu'un sujet perçoit devient son monde de la perception, et tout ce qu'il fait, son monde de l'action. Monde d'action et de perception forment ensemble une totalité close, le milieu [Umwelt], le monde vécu [Lebenswelt].
[…]
  Pour le physiologiste, tout être vivant est un objet, une chose, qui se trouve dans son propre monde humain. Il examine les organes de l'être vivant et la combinaison de leurs actions, comme un technicien examinerait une machine qui lui serait inconnue. Le biologiste en revanche se rend compte que cet être vivant est un sujet qui vit dans son monde propre dont il forme le centre. On ne peut donc pas le comparer à une machine, mais au mécanicien qui dirige la machine".

 

Jakob von Uexküll, Mondes animaux et monde humain, 1934, tr. fr. Philippe Muller, Denoël, 1984, p. 13-15 et 19.


 

  "Évidemment, il est exact que l'ordination d'une machine à son but est réalisée : les machines peuvent se classer suivant un ordre de perfection, au sommet duquel nous trouvons celles où ne se découvre pas un rouage, pas une goutte d'huile, pas une friction de trop ou de trop peu. Non seulement les machines sont des exemples de convenance utilitaire au but, mais la forme la plus « parfaite » de cette caractéristique apparaît dans la machine qui répond le mieux à la notion même de machine ; de sorte que, si l'on se tient à ce critère, on s'aperçoit de ce qu'a de déterminant la réponse au problème posé par l'essence des êtres organiques dans le domaine de la nature vivante, cette réponse dont dépend l'intelligence de la hiérarchie des organismes d'après 1eur perfection. Si les organismes étaient des machines, ou si leur principe capital consistait dans « la » finalité, il s'ensuivrait que l'organisme le plus parfait – suivant la plupart, l'homme ou, tout au moins, le mammifère –  représenterait l'aboutissement de l'évolution, parce qu'il y faudrait voir aussi le plus adapté à son but et, dans cette mesure même, en constater la ressemblance avec une machine sans le moindre rouage inutile.
  À mon avis, la nature nous révèle une situation bien différente. Certes, nous trouvons en tout organisme une surabondance de ­mécanismes conformes au but, voire d'un raffinement supra-méca­nique. En nombre de cas, l'on ne découvre, dans l'ensemble corporel des organismes, aucun rouage superflu, pas une seule molécule inutile, pas l'ombre d'un quantum énergétique dont ils pourraient se passer. Mais il se manifeste quelque chose de plus dans la nature organique. Les machines y sont merveilleusement bariolées, élégantes, construites avec goût, pavoisées de fanions aux couleurs vives par centaines, comme les modèles aux vitrines des grands magasins. Mieux encore : on a l'impression que toute cette machine saturée de raison n'a pour raison d'être que de manifester cette splendeur, au prix d'un gaspillage illimité d'énergie. Bref, le monde organique est chargé d'une valeur démonstrative qui fait le prix de son être même. Ce qui le constitue ce qu'il est, c'est la richesse, le luxe. C'est, sous cet angle-là, seulement, qu'il est possible de découvrir les degrés de la perfection au sein du monde organique, même si la vie s'élève sur une substructure de nécessité douloureuse et d'idéale finalité. »

 

F. J. J. Buytendijk, Traité de psychologie animale, 1952, tr. fr. A. Frank-Duquesne, PUF logos, p. 5-6.



  "Si l'animal n'était qu'une machine, comme le pensent les cartésiens, la question de ses droits ne se serait jamais posée. Ce qui peut éveiller à son propos le sentiment d'une obligation, au-delà même de la compassion et de la pitié qui relèvent de la simple sympathie, c'est le caractère non mécanique du vivant qu'il incarne. Non qu'il s'agisse de disqualifier totalement l'approche sentimentale de la question des droits, mais plutôt d'en rechercher, au-delà de la simple description phénoménologique, les éventuels principes de légitimité. Car la sympathie n'est qu'un fait qui se heurte à d'autres faits et, comme tel, ne justifie rien : il y a ceux qui aiment la corrida de facto, ceux qui la réprouvent de facto et si l'on veut trancher de jure, il faut s'élever au-dessus de la seule sphère de la factualité pour rechercher des arguments. L'un d'entre eux, que j'ai évoqué tout à la fois contre les cartésiens et les utilitaristes pour justifier l'idée d'un certain respect de l'animal, est qu'il nous apparaît relever d'un ordre du réel qui n'est ni celui de la pierre, ni celui des plantes, bien qu'il n'appartienne pas non plus à l'humanité proprement dite. Quoique mû par le code de l'instinct, et non par liberté, il est, dans la nature, le seul être qui semble capable d'agir d'après la représentation de fins, donc de façon consciente et intentionnelle. Et c'est à ce titre qu'il s'éloigne du règne du mécanisme pour se rapprocher, par analogie, de celui de la liberté. Il n'est pas un simple automate et sa souffrance, à laquelle nous pouvons et même devons ne pas rester indifférents, en est l'un des signes visibles – parmi d'autres qu'on pourrait évoquer, tels que le dévouement, l'affection ou l'intelligence dont il peut parfois témoigner. Bref, tout se passe comme si la nature, dans l'animal, tendait en certaines circonstances à se faire humaine, comme si elle s'accordait d'elle-même avec des idées auxquelles nous attachons un prix lorsqu'elles se manifestent dans l'humanité.
  [...] Car c'est bien la nature elle-même qui fait signe vers des idées qui nous sont chères, et non pas nous qui les projetons en elle : à l'encontre de ce que pensent les cartésiens, il semble raisonnable d'admettre que les cris des animaux qui souffrent n'ont pas la même signification que les sons égrenés par le timbre de l'horloge, que la fidélité du chien n'est pas celle de la montre. De là le sentiment que la nature possède bien cette fameuse valeur intrinsèque sur laquelle s'appuient les deep ecologists pour légitimer leur antihumanisme. Mais d'un autre côté, et c'est là ce qu'ils manquent, ce sont les idées évoquées par la nature qui lui donnent tout son prix. Sans elles, nous n'accorderions pas la moindre valeur au monde objectif. Bien plus : c'est parce que la nature, souvent, va à l'encontre de telles idées, parce qu'elle est aussi génératrice de violence et de mort, que nous lui ôtons aussitôt la valeur que nous lui attribuions l'instant d'avant, lorsqu'elle nous semblait belle, harmonieuse, ou même, dans l'animal, intelligente et affectueuse."


Luc Ferry, Le Nouvel Ordre écologique, 1992, Grasset, p. 258-260.
 

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Date de création : 08/12/2020 @ 12:34
Dernière modification : 14/12/2020 @ 10:05
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