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Texte à méditer :  La solution du problème de la vie, c'est une manière de vivre qui fasse disparaître le problème.  Wittgenstein
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Hors des sentiers battus
La défense utilitariste des animaux

  "Le jour viendra peut-être où le reste de la création animale acquerra ces droits qui n'auraient jamais pu être refusés à ses membres autrement que par la main de la tyrannie. Les Français ont déjà découvert que la noirceur de la peau n'est en rien une raison pour qu'un être humain soit abandonné sans recours au caprice d'un bourreau. On reconnaîtra peut-être un jour que le nombre de pattes, la pilosité de la peau, ou la façon dont se termine le sacrum[1] sont des raisons également insuffisantes pour abandonner un être sensible à ce même sort.
  Et quel autre critère devrait marquer la ligne infranchissable ? Est-ce la faculté de raisonner, ou peut-être celle de discourir ? Mais un cheval ou un chien adultes sont des animaux incomparablement plus rationnels, et aussi plus causants, qu'un enfant d'un jour, ou d'une semaine, ou même d'un mois. Mais s'ils ne l'étaient pas, qu'est-ce que cela changerait ? La question n'est pas : Peuvent-ils raisonner ? ni : Peuvent-ils parler ? mais : Peuvent-ils souffrir ? "

 

Jeremy Bentham, Introduction aux principes de la morale et de la législation, 1789, Chapitre XVII, § 4, Note, Dover Philosophical Classics, 2007, p. 310-311.


[1] Sacrum : os placé à la partie postérieure du bassin et faisant partie de la colonne vertébrale.

 

  "The day may come, when the rest of the animal creation may acquire those rights which never could have been withholden from them but by the hand of tyranny. The French have already discovered that the blackness of the skin is no reason why a human being should be abandoned without redress to the caprice of a tormentor. It may come one day to be recognized, that the number of the legs, the villosity of the skin, or the termination of the os sacrum, are reasons equally insufficient for abandoning a sensitive being to the same fate. What else is it that should trace the insuperable line? Is it the faculty of reason, or, perhaps, the faculty of discourse? But a full-grown horse or dog is beyond comparison a more rational, as well as a more conversable animal, than an infant of a day, or a week, or even a month, old. But suppose the case were otherwise, what would it avail? the question is not, Can they reason ? nor, Can they talk ? but, Can they suffer ?"

 

Jeremy Bentham, An introduction to the principles of morals and legislation, 1789, Chapter XVII, § 4, Note, Dover Philosophical Classics, 2007, pp. 310-311.

 

"Quels autres agents se trouvent être à la fois sous l'influence de la direction de l'homme et susceptibles de bonheur ? Ils sont de deux sortes : (1) Les autres êtres humains qu'on appelle personnes. (2) Les autres animaux, dont les intérêts ont été négligés par l'insensibilité des anciens juristes, restent dégradés dans la classe des choses*.

  *Sous les religions mahométane et hindoue, les intérêts du reste de la création animale semblent avoir rencontré une certaine attention. Pourquoi leurs intérêts ne sont-ils pas, universellement, tout autant que ceux des créatures humaines, considérés en fonction des différences de degré de sensibilité ? Parce que les lois existantes sont le travail de la crainte mutuelle ; et les animaux les moins rationnels n'ont pas disposé des mêmes moyens que l'homme pour tirer parti de ce sentiment. Pourquoi leurs intérêts ne devraient-ils pas être considérés ? On n'en peut donner aucune raison. S'il ne s'agissait que du fait que nous les mangeons, il y aurait une très bonne raison pour laquelle il devrait nous être permis de les manger autant qu'il nous plaît : nous nous en trouvons mieux ; et ils ne s'en trouvent jamais pire. Ils n'ont aucune de ces très longues anticipations de misère future que nous avons. La mort qu'ils subissent de nos mains est ordinairement, et sera peut-être toujours, une mort plus rapide, et de ce fait moins douloureuse, que celle qui les attendrait dans le cours inévitable de la nature. S'il ne s'agissait que du fait qu'on les tue, il y aurait une très bonne raison pour laquelle il devrait nous être permis de tuer ceux qui nous attaquent : nous nous en trouverions pire pour qu'ils puissent vivre, et ils ne s'en trouvent jamais pire d'être morts. Mais avons-nous des raisons de supporter que nous les maltraitions ? Je n'en vois aucune. Avons-nous des raisons de ne pas supporter que nous les maltraitions ? Oui, il y en a plusieurs. Il fut un temps, et j'ai le regret de constater qu'en de nombreux endroits c'est toujours le cas, où la plus grande partie de notre espèce, à laquelle on donnait le nom d'esclaves, était traitée par la loi exactement sur le même plan que le sont encore les races d'animaux inférieurs, en Angleterre par exemple. Le jour viendra peut-être où il sera possible au reste de la création animale d'acquérir ces droits qui n'auraient jamais pu lui être refusés sinon par la main de la tyrannie. Les français ont déjà découvert que la noirceur de la peau n'est nullement une raison pour laquelle un être humain devrait être abandonné sans recours au caprice d'un bourreau. Il est possible qu'on reconnaisse un jour que le nombre de jambes, la pilosité de la peau, ou la terminaison de l'os sacrum, sont des raisons tout aussi insuffisantes d'abandonner un être sensible au même destin. Quel autre critère devrait tracer la ligne infranchissable? Est-ce la faculté de raisonner, ou peut-être la faculté de discourir ? Mais un cheval ou un chien adulte est, au-delà de toute comparaison, un animal plus raisonnable, mais aussi plus susceptible de relations sociales [conversable], qu'un nourrisson d'un jour ou d'une semaine, ou même d'un mois. Mais supposons que la situation ait été différente, qu'en résulterait-il ? La question n'est pas « peuvent-ils raisonner? », ni « peuvent-ils parler ? », mais « peuvent-ils souffrir? »."

 

Jeremy Bentham, Introduction aux principes de la morale et de la législation, 1789 (1823 pour l'addition).

 

  "1. Répugnance des sens. Rien n'est plus commun que la transition d'une antipathie physique à une antipathie morale, surtout dans les esprits faibles. Une foule d'innocents animaux souffrent d'une persécution continuelle parce qu'ils ont le malheur de nous paraître laids. Tout ce qui est inusité peut exciter en nous un sentiment de dégoût et de haine. [...]
  2. 1° Augmenter la force des sentiments de bienveillance ; 2° en régler l'application sur le principe de l'utilité ; voilà les deux objets du législateur.
  1. Veut-il inspirer l'humanité aux citoyens, il faut qu'il leur en donne le premier exemple, qu'il montre le plus grand respect non seulement pour la vie des hommes mais pour toutes les circonstances qui influencent leur sensibilité. Des lois sanguinaires ont une tendance à rendre les hommes cruels, soit par crainte, soit par imitation, soit par vengeance. Des lois dictées par un esprit de douceur humanisent les mœurs d'une nation et l'esprit d'un gouvernement se retrouve dans celui des familles.
  Le législateur doit interdire tout ce qui peut servir d'acheminement à la cruauté. Les spectacles barbares des gladiateurs, introduits à Rome vers les derniers temps de la république, contribuèrent sans doute à donner aux Romains cette férocité qu'ils déployèrent dans leurs guerres civiles. Un peuple qui s'est accoutumé à mépriser la vie humaine dans ses jeux, la respectera-t-il dans la fureur des passions ?

  Il convient, pour la même raison, de défendre toute espèce de cruauté exercée envers les animaux soit par manière d'amusement, soit pour flatter la gourmandise. Les combats de coqs et de taureaux, la chasse au lièvre, au renard, la pêche et d'autres amusements de la même espèce, supposent nécessairement ou une absence de réflexion ou un fonds d'inhumanité, puisqu'ils entraînent pour des êtres sensibles les souffrances les plus vives, la mort la plus longue et la plus douloureuse dont on puisse se faire une idée. Il doit être permis de tuer les animaux et défendu de les tourmenter. La mort artificielle peut être moins douloureuse que la mort naturelle par des procédés simples qui valent bien la peine d'être étudiés et de devenir un objet de police. Pourquoi la loi refuserait­-elle sa protection à aucun être sensible ? Il viendra un temps où l'humanité étendra son manteau sur tout ce qui respire. On a commencé à s'attendrir sur le sort des esclaves : on finira par adoucir celui des animaux qui servent à nos travaux et à nos besoins."

 

Jeremy Bentham, Principes de législation, chap. III, section 2 : "Des causes d'antipathie", Traités de législation civile et pénale, 1802, IVe partie, chap. VI : "Culture de la bienveillance", in Œuvres de J. Bentham Étienne Dumont, Bruxelles, Louis Hauman et Cie libraires, 1829, tome 1, p. 14 et p. 221.


 
  "Il n'est pas tout à fait clair si nous devons la bienveillance aux hommes seuls, ou bien aussi aux animaux. En effet, il existe un accord général sur le fait que nous devons traiter tous les animaux avec bonté, de même que nous devons éviter de leur causer des douleurs inutiles ; mais la question reste posée de savoir si cela est directement dû aux êtres doués de sentiments [sentient beings] en tant que tels, ou si cela est seulement prescrit comme un moyen de cultiver d'aimables dispositions à l'égard des hommes. Des moralistes intuitionnistes renommés ont défendu ce dernier point de vue ; je pense, cependant, que le Sens Commun est disposé à regarder cela comme un paradoxe impitoyable [hard-hearted], et à affirmer avec Bentham que la douleur des animaux doit être évitée pour elle-même [per se]".
 
Henry Sidgwick, The Methods of Ethics, 1874, tr. fr. P-J Haution, 7th ed., Indianapolis: Hackett Publishing Company, 1981, Book III, chap. IV, sec. 2, p. 241.

  "[I]t is not quite clear whether we owe benevolence to men alone, or to other animals also. That is, there is a general agreement that we ought to treat all animals with kindness, so far as to avoid causing them unnecessary pain; but it is questioned whether this is directly due to sentient beings as such, or merely prescribed as a means of cultivating kindly dispositions towards men. Intuitional moralists of repute have maintained this latter view: I think, however, that Common Sense is disposed to regard this as a hard-hearted paradox, and to hold with Bentham that the pain of animals is per se to be avoided."
 
Henry Sidgwick, The Methods of Ethics, 1874, 7th ed., Indianapolis: Hackett Publishing Company, 1981, Book III, chap. IV, sec. 2, p. 241.


  "Par utilitarisme, nous entendons ici la théorie éthique selon laquelle est objectivement juste la conduite qui, dans certaines circonstances données, produira la plus grande somme de bonheur pour l'ensemble ; c'est-à-dire en prenant en compte tous ceux dont le bonheur est affecté par la conduite. […]
  Nous avons maintenant à examiner qui sont ce « tous ceux », dont le bonheur doit être pris en compte. Devons-nous étendre notre préoccupation à tous les êtres capables de plaisir et de douleur dont les sentiments [feelings] sont affectés par notre conduite ? ou devons-nous limiter notre vue au bonheur humain ? La première conception est celle adoptée par Bentham et Mill, et (je crois) par l'école utilitariste en général, et elle est évidemment mieux en conformité avec l'universalité qui est caractéristique de leur principe. C'est le bien universel, interprété et défini comme « bonheur » ou « plaisir », qu'un utilitariste considère de son devoir de viser ; et il semble arbitraire et déraisonnable d'exclure de cette fin, ainsi conçue, n'importe quel plaisir de n'importe quel être doué de sentiment [sentient being]."

 
Henry Sidgwick, The Methods of Ethics, 1874, tr. fr. P-J Haution, 7e éd., Indianapolis: Hackett Publishing Company, 1981, Book IV, chap. I, sec. 2, p. 411 and 414.

  "By Utilitarianism is here meant the ethical theory, that the conduct which, under any given circumstances, is objectively right, is that which will produce the greatest amount of happiness on the whole; that is, taking into account all whose happiness is affected by the conduct. […]
We have next to consider who the “all” are, whose happiness is to be taken into account. Are we to extend our concern to all the beings capable of pleasure and pain whose feelings are affected by our conduct ? or are we to confine our view to human happiness ? The former view is the one adopted by Bentham and Mill, and (I believe) by the Utilitarian school generally: and is obviously most in accordance with the universality that is characteristic of their principle. It is the Good Universal, interpreted and defined as 'happiness' or 'pleasure,' at which a Utilitarian considers it his duty to aim: and it seems arbitrary and unreasonable to exclude from the end, as so conceived, any pleasure of any sentient being."

 
Henry Sidgwick, The Methods of Ethics, 1874, 7th ed., Indianapolis: Hackett Publishing Company, 1981, Book IV, chap. I, sec. 2, p. 411 and 414.


  "Dans un passage d'anticipation écrit à une époque où les esclaves noirs avaient été libérés par les Français alors que dans les possessions britanniques on les traitait encore comme nous traitons aujourd'hui les animaux, Bentham écrivit : « Le jour viendra peut-être où le reste de la création animale acquerra ces droits qui n'auraient jamais pu être refusés à ses membres autrement que par la main de la tyrannie. Les Français ont déjà découvert que la noirceur de la peau n'est en rien une raison pour qu'un être humain soit abandonné sans recours au caprice d'un bourreau. On reconnaîtra peut-être un jour que le nombre de pattes, la pilosité de la peau, ou la façon dont se termine le sacrum sont des raisons également insuffisantes pour abandonner un être sensible à ce même sort. Et quel autre critère devrait marquer la ligne infranchissable ? Est-ce la faculté de raisonner, ou peut-être celle de discourir ? Mais un cheval ou un chien adulte sont des animaux incomparablement plus rationnels, et aussi plus causants, qu'un enfant d'un jour, ou d'une semaine, ou même d'un mois. Mais s'ils ne l'étaient pas, qu'est-ce que cela changerait ? La question n'est pas : peuvent-ils raisonner ? ni : peuvent-ils parler ? mais : peuvent-ils souffrir ? »
  Dans ce passage, Bentham désigne la capacité à souffrir comme étant la caractéristique déterminante qui donne à un être le droit à l'égalité de considération. La capacité à souffrir — ou plus précisément, à souffrir et/ou à éprouver le plaisir ou le bonheur — n'est pas simplement une caractéristique comme une autre comme la capacité à parler ou à comprendre les mathématiques supérieures. Ce que dit Bentham n'est pas que ceux qui tentent de marquer cette « ligne infranchissable » qui détermine si les intérêts d'un être doivent ou non être pris en considération se sont simplement trompés de caractéristique. Quand il dit que nous devons considérer les intérêts de tous les êtres capables de souffrir ou d'éprouver du plaisir, il n'exclut de façon arbitraire du bénéfice de la considération aucun intérêt du tout — contrairement à ceux qui tracent la ligne en fonction de la possession de la raison ou du langage. La capacité à souffrir et à éprouver du plaisir est une condition nécessaire sans laquelle un être n'a pas d'intérêts du tout, une condition qui doit être remplie pour qu'il y ait un sens à ce que nous parlions d'intérêts. Il serait absurde de dire qu'il est contraire aux intérêts d'une pierre d'être promenée le long du chemin par les coups de pied d'un écolier. Une pierre n'a pas d'intérêts parce qu'elle ne peut pas souffrir. Rien de ce que nous pouvons lui faire ne peut avoir de conséquence pour son bien-être. La capacité à souffrir et à éprouver du plaisir est, par contre, une condition non seulement nécessaire, mais aussi suffisante, pour dire qu'un être a des intérêts — il aura, au strict minimum, un intérêt à ne pas souffrir. Une souris, par exemple, a un intérêt à ne pas recevoir de coups de pied, parce que si elle en reçoit elle souffrira. […]

  Si un être souffre, il ne peut y avoir aucune justification morale pour refuser de prendre en considération cette souffrance. Quelle que soit la nature d'un être, le principe d'égalité exige que sa souffrance soit prise en compte de façon égale avec toute souffrance semblable — dans la mesure où des comparaisons approximatives sont possibles — de n'importe quel autre être. Si un être n'a pas la capacité de souffrir ni de ressentir du plaisir ou du bonheur, alors il n'existe rien à prendre en compte. Ainsi, c'est le critère de la sensibilité (pour employer ce mot comme raccourci pratique, mais en toute rigueur inexact, pour désigner la capacité à souffrir et/ou à ressentir le plaisir) qui fournit la seule limite défendable à la préoccupation pour les intérêts des autres. Fixer cette limite selon une autre caractéristique comme l'intelligence ou la rationalité serait la fixer de façon arbitraire. Pourquoi ne pas choisir quelque autre caractéristique encore, comme la couleur de la peau ? Les racistes violent le principe d'égalité en donnant un plus grand poids aux intérêts des membres de leur propre race quand un conflit existe entre ces intérêts et ceux de membres d'une autre race. Les sexistes violent le principe d'égalité en privilégiant les intérêts des membres de leur propre sexe. De façon similaire, les spécistes permettent aux intérêts des membres de leur propre espèce de prévaloir sur des intérêts supérieurs de membres d'autres espèces. Le schéma est le même dans chaque cas."

 

 Peter Singer, La Libération animale, 1975, tr. fr. Louise Rousselle et David Olivier, Petite Bibliothèque Payot, 2015, p. 73-77.


 

  "Si un être souffre, il ne peut y avoir aucune justification morale pour refuser de prendre en considération cette souffrance. Quelle que soit la nature d'un être, le principe d'égalité exige que sa souffrance soit prise en compte de façon égale avec toute souffrance semblable – dans la mesure où des comparaisons approximatives sont possibles – de n'importe quel autre être. Si un être n'a pas la capacité de souffrir, ni de ressentir du plaisir ou du bonheur, alors il n'existe rien à prendre en compte. Ainsi, c'est le critère de la sensibilité (pour employer ce mot comme raccourci pratique, mais en toute rigueur inexact, pour désigner la capacité à souffrir et/où à ressentir le plaisir) qui fournit la seule limite défendable à la préoccupation pour les intérêts des autres. Fixer cette limite selon une autre caractéristique comme l'intelligence ou la rationalité serait la fixer de façon arbitraire. Pourquoi ne pas choisir quelque autre caractéristique encore, comme la couleur de la peau ? Les racistes violent le principe d'égalité en donnant un plus grand poids aux intérêts des membres de leur propre race quand un conflit existe entre ces intérêts et ceux de membres d'une autre race. Les sexistes violent le principe d'égalité en privilégiant les intérêts des membres de leur propre sexe. De façon similaire, les spécistes permettent aux intérêts des membres de leur propre espèce de prévaloir sur des intérêts supérieurs de membres d'autres espèces. Le schéma est le même dans chaque cas."

 

 Peter Singer, La Libération animale, 1975, tr. fr. Louise Rousselle et David Olivier, Petite Bibliothèque Payot, 2015, p. 76-77.


 

  "Maintenant que nous avons compris ce qu'est le spécisme et que nous avons vu quelles en sont les conséquences pour les animaux non humains, il est temps de nous demander : que pouvons-nous faire à ce sujet ? Il y a beaucoup de choses que nous pouvons et devons faire contre le spécisme. Nous devons, par exemple écrire des lettres à nos élus pour leur parler des questions abordées dans ce livre ; nous devons amener nos amis à prendre conscience de ces questions ; nous devons apprendre à nos enfants à se préoccuper du bien-être de tous les êtres sensibles ; et nous devons protester publiquement en faveur des animaux non humains chaque fois qu'une occasion sérieuse se présente de le faire.
  Nous devons faire tout cela, mais il y a une autre chose que nous pouvons faire et dont l'importance est capitale ; c'est elle qui donnera leur force, leur cohérence et leur sens à toutes nos autres activités en faveur des animaux. Cette chose particulière que nous devons faire est de prendre entre nos mains la responsabilité de nos propres vies, et de les débarrasser autant que faire se peut de toute cruauté. Le premier pas que nous devons faire est de cesser de manger les animaux. Beaucoup de gens qui ont opposés à la cruauté envers les animaux mettent là la frontière qu'ils ne veulent pas franchir, et refusent de devenir végétarien. C'est sur ces personnes qu'écrivait Oliver Goldsmith, le pens­eur humanitariste du XVIIIe siècle : « Ils s'apitoient, et ils mangent l'objet de leur compassion. »[48]

  Au niveau strictement logique, peut-être n'y a-t-il pas de contradiction dans le fait de s'intéresser aux animaux à la fois comme objets de compassion et de gastronomie. Celui qui s'oppose au fait de faire souffrir les animaux, mais non au fait de les tuer sans douleur, pourrait sans se contredire manger des animaux qui auraient vécu sans souffrances avant d'être abattus de façon instantanée et indolore. Néanmoins, sur le plan tant pratique que psychologique, il est impossible d'être cohérent dans sa préoccupation pour les animaux non humains tout en continuant à les mettre dans son assiette. Si nous sommes prêts à prendre la vie à un autre être dans le seul but de satisfaire le goût que nous avons pour un certain type de nourriture, alors cet être n'est rien de plus qu'un moyen pour notre fin. Avec le temps nous en viendrons à considérer les porcs, les œufs et les poulets comme des choses qui seraient là pour notre usage, et cela quelle que puisse être la force de notre compassion ; et quand nous nous trouverons face à la nécessité, pour continuer à pouvoir nous approvisionner en corps de ces animaux à un prix qui soit à notre portée, de changer un peu leurs conditions de vie, il est assez improbable que nous considérerons ces changements d'un œil très critique. L'élevage intensif n'est rien d'autre que le résultat de l'applicati­on de la technologie à l'idée que les animaux sont des moyens pour nos fins. Nos habitudes alimentaires nous sont chères et nous n'en changeons pas facilement. Nous avons un intérêt puissant à nous convaincre nous­-mêmes de ce que notre préoccupation pour les autres animaux n'exige pas que nous cessions de les manger.
  Quiconque est accoutumé à manger un certain animal ne peut être complètement objectif quand il juge si les conditions dans lesquelles cet animal est élevé le font souffrir.
  Il n'est pas possible dans la pratique d'élever les animaux pour la consommation sur une grande échelle sans leur infliger une quantité considérable de souffrance. Même sans les méthodes intensives, l'élevage traditionnel comporte la castration, la séparation de la mère et de ses petits, la rupture des groupes sociaux, le marquage au fer rouge, le transport jusqu'à l'abattoir, et enfin l'abattage lui-même. Il est difficile d'imaginer comment on pourrait élever des animaux pour la nourriture sans leur infliger ces formes de souffrance. Peut-être cela serait-il possible sur une petite échelle mais nous ne pourrions jamais nourrir les énormes populations urbaines actuelles avec de la viande produite de cette façon. La chair animale produite sans souffrance serait, si tant est qu'elle puisse exister, considérablement plus chère que n'est la viande aujourd'hui – alors que l'élevage est déjà une méthode coûteuse et inefficace pour produire des protéines. La chair d'animaux qui auraient été élevés et tués en accordant l'égalité de considération à leur bien-être pendant leur vie serait un article de luxe à la portée des seuls riches.
  Cette question est, de toute façon, sans rapport avec le problème immédiat du bien-fondé moral de notre alimentation quotidienne. Quelles que puissent être les possibilités théoriques d'élever les animaux sans souffrance, le fait est que la viande que l'on trouve dans les boucheries et les supermarchés provient d'animaux qui n'ont bénéficié pendant leur vie d'aucune considération réelle quelle qu'elle soit. Ce que nous devons nous demander n'est donc pas : « Peut-il jamais être moralement juste de manger de la viande ? », mais plutôt : « Est-il moralement juste de manger cette viande-ci ? » Ici je pense que ceux qui s'opposent au fait de tuer les animaux sans nécessité, et ceux qui s'opposent seulement au fait de les faire souffrir, doi­vent s'unir et donner à cette question la même réponse négative.
  Devenir végétarien n'est pas simplement un geste symbolique. Et il ne s'agit pas non plus d'une tentative de s'isoler des hideuses réalités du monde, de se maintenir pur et sans tache, et donc sans responsabilités dans la cruauté et le carnage qui nous entourent. Devenir végétarien est un geste hautement pratique et efficace que l'on peut faire pour contribuer à mettre fin tant à la mort qu'à la souffrance que l'on inflige aux animaux non humains."

 

Peter Singer, La Libération animale, 1975, chapitre IV, tr. fr. Louise Rousselle et David Olivier, Petite Bibliothèque Payot, 2015, p. 299-302.



  "Conformément à notre peinture du monde de ani­maux comme scène sanglante de combat, nous mécon­naissons le degré de complexité de la vie sociale d'autres espèces, où les individus se reconnaissent et entretien­nent des rapports. Quand les êtres humains se marient, nous attribuons l'intimité qu'ils établissent entre eux à l'amour, et nous compatissons vivement à la peine d'un être humain qui a perdu son conjoint. Quand d'autres animaux s'unissent pour la vie, nous disons que seul l'instinct les pousse à se comporter de la sorte, et si un chasseur ou un trappeur tue un animal ou le capture pour la recherche ou pour un zoo, nous ne nous demandons pas s'il n'a pas un conjoint qui souffrira de son absence soudaine. De même, nous savons que la séparation d'une mère humaine de son enfant est une tragédie pour tous deux ; mais ni les agriculteurs ni les éleveurs d'animaux de compagnie ou de laboratoire ne pensent un instant aux sentiments des mères et des enfants non humains dont la séparation routinière fait partie intégrante de leur profession.
  Curieusement, alors que les gens écartent souvent des aspects complexes du comportement animal comme n'étant que de « simples instincts » et par conséquent comme indignes d'être réellement comparés aux comportements humains en apparence similaires, ces mêmes gens, quand cela les arrange, oublient ou igno­rent l'importance des schémas comportementaux instinctifs simples. Ainsi entend-on souvent dire des poules pondeuses, des veaux à viande et des chiens gardés en cage à des fins expérimentales qu'ils n'en souffrent pas, puisqu'
ils n'ont jamais connu d'autres conditions de vie.
  Nous avons vu [...] que cela est faux. Les animaux ressentent le besoin de prendre de l'exercice, d'étirer leurs membres ou leurs ailes, de se nettoyer, de se retourner, qu'ils aient ou non jamais vécu dans des conditions qui leur permettaient de le faire. Les animaux grégaires sont perturbés lorsqu'on les isole des autres membres de leur espèce, même s'ils n'ont jamais connu d'autres conditions de vie, et à l'inverse leur immersion dans un trop gros troupeau peut avoir le même effet, en raison de l'incapacité où s'y trouve l'animal individuel de reconnaître les autres individus. Ces stress se manifestent sous forme de vices comme le cannibalisme.
  L'ignorance généralisée de la nature des animaux non humains permet à ceux qui les traitent ainsi d'écarter les critiques en disant simplement qu'après tout, « ce ne sont pas des humains ». C'est vrai, ils n'en sont pas ; mais ils ne sont pas non plus des machines à convertir le fourrage en chair, ni des outils pour la recherche. Si l'on considère combien les connaissances du grand public sont en retard par rapport aux plus récentes découvertes des zoologistes et des éthologues qui, munis de carnets de notes et d'appareils photogra­phiques, ont passé des mois, et parfois des années, à observer des animaux, le danger de tomber dans un anthropomorphisme sentimental est moins à craindre que ne l'est le danger contraire venant de l'idée commode et intéressée que les animaux sont des mor­ceaux d'argile que nous pouvons modeler de quelque façon qu'il nous plaît de le faire."

 

Peter Singer, La Libération animale, 1975, tr. fr. Louise Rousselle et David Olivier, Petite Bibliothèque Payot, 2015, p. 392-393.


 

  "Le mouvement pour l'égalité animale n'est pas simplement un mouvement « pour le végétarisme (ou le végétalisme) ». Le refus d'une alimentation complice en est un aspect majeur, mais l'objectif est bel et bien la disparition du spécisme. Les antispécistes estiment bien sûr le travail concret accompli pour adoucir les conditions d'exploitation des non-humains, mais leur tâche, en tant qu'antispécistes, consiste à œuvrer pour l'abolition des divers types d'exploitation et pour que la notion d'égalité s'étende à l'ensemble des êtres sensibles. De même, l'antispécisme ne peut être assimilé au mouvement écologiste, tant que ce dernier ne prend en compte les animaux qu'en tant que parties de la Nature, espèces à sauvegarder pour entretenir la biodiversité ou pour préserver la bonne marche des écosystèmes. Ce type d'écologie se soucie fort peu de ce que vivent les individus : elle se préoccupe du sort des loups ou des ours parce que leur espèce est en péril, mais nullement du sort de leurs proies, ni des rongeurs dératisés ou des poulets rôtis... La plupart des antispécistes refusent de confondre la libération animale avec la défense de la nature ou des espèces en danger : la souffrance de chacune des centaines de millions de sardines a autant d'importance que la souffrance de la dernière des baleines bleues. [...] Pour que cessent les rapports de domination et d'exploitation entre les humain-es et envers les non-humains, la pensée rationnelle et l'éthique doivent l'emporter sur les préjugés et les privilèges. Parce qu'ils sont sources de souffrances. C'est là l'objectif du mouvement pour l'égalité animale."

 

Peter Singer, L'Égalité animale expliquée aux humain-es, 1985, tr. fr. David Olivier, Tahin-Party, 2000, p. 64-65.


 

  "Les animaux ont des intérêts. De nombreuses théories morales ont mis au centre de leurs élaborations le concept d'intérêt, et tout particulièrement les théories utilitaristes, lesquelles ont tendance à se fonder sur la prise en compte des intérêts ou des phénomènes qui leur sont liés, tels que les préférences ou l'expérience du plaisir et de la souffrance. Ce qui ne signifie pas, toutefois, que toutes les théories fondées sur une prise en compte des intérêts sont de type utilitariste. Il est tout à fait possible d'articuler une théorie des intérêts à un principe non utilitariste de distribution, à la manière par exemple du principe du « maximin » de John Rawls. Il n'est donc pas nécessaire d'être utilitariste pour considérer que la prise en compte des intérêts doit constituer le fondement sur lequel les jugements moraux sont appelés à être édifiés.
  Du point de vue d'une théorie morale fondée sur la prise en compte des intérêts, l'idée selon laquelle nous serions autorisés à ignorer ou ne pas tenir compte des intérêts d'un être humain au motif qu'il n'appartient pas à la même race que nous ou au motif qu'il n'est pas du même sexe que nous est évidemment injustifiable. Le principe qui en découle, à savoir celui de l'égale consi­dération des intérêts, est largement accepté de tous pour autant qu'il s'applique aux êtres humains. Mais une fois qu'on a accepté ce principe, il devient très difficile de trouver une raison logique de résister à son extension à tous les êtres ayant des intérêts. Cela signifie non seulement que les animaux non humains, ou du moins tous ceux qui sont capables d'avoir des expériences conscientes telles que le fait de ressentir par exemple de la souffrance ou du plaisir, entrent dans la sphère de préoccupation morale, mais qu'en outre, leur statut moral est fondamentalement égal à celui de tous ceux qui s'y trouvent : leurs intérêts doivent recevoir la même considération que les intérêts similaires de n'importe quel autre être.

  Une fois que l'on reconnaît que les animaux non humains entrent dans la sphère d'égale considération des intérêts, il est immédiatement clair que nous devons cesser de traiter les poules pondeuses comme des machines à transformer les graines en œufs, les rats comme des kits vivants de tests toxicologiques, et les baleines comme des réservoirs flottants d'huile et de graisse. Toutes ces pratiques – dont on ne finirait pas de dresser la liste – reviennent à traiter les animaux comme des choses à utiliser à notre avantage, sans accorder la moindre considération à leurs intérêts. L'inclusion des animaux dans la sphère d'égale considération des intérêts aurait pour conséquence d'entraîner la cessation de telles pratiques."

 

Peter Singer, "Libération animale ou droit des animaux ?", 1987, The Monist, n°70/3, tr. fr. Hicham-Stéphane Almeida et Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, in Philosophie animale, Vrin, 2015, p. 141-143.
 

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Date de création : 08/03/2021 @ 08:54
Dernière modification : 31/03/2021 @ 09:23
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