"La religion a détruit tous les crimes sociaux ou publics, ceux qui attaquaient l'homme de la société religieuse, comme le sacrifice barbare de sang humain ou le sacrifice infâme de la pudeur, le trafic imposteur des oracles et l'apothéose de l'homme ; ceux qui attaquaient l'homme de la société politique en exaltant sa force ou sa passion, comme l'atrocité des spectacles, la férocité des guerres, la dépravation de l'amour physique, ou en opprimant sa faiblesse, celle de l'âge par l'exposition publique, celle du sexe par le divorce, celle de la condition par l'esclavage ; et je ne parle que des crimes qu'elle a fait cesser, et non des vertus qu'elle a fait éclore, de l'amour de Dieu, de l'amour des hommes, du mépris de la propriété, qui ont fondé, qui ont enrichi, qui ont peuplé tant d'établissements religieux destinés à soulager toutes les faiblesses de l(humanité : établissements que la philosophie a pu calomnier et détruire, mais qu'elle ne remplacera jamais."
Louis de Bonald, Théorie du pouvoir politique et religieux, 1796, Tome II, seconde partie, p. 452-453.
"Il faut reconnaître que l'égalité, qui introduit de grands biens dans le monde, suggère cependant aux hommes des instincts fort dangereux ; elle tend à les isoler les uns des autres, pour porter chacun d'eux à ne s'occuper que de lui seul.
Elle ouvre démesurément leur âme à l'amour des jouissances matérielles.
Le plus grand avantage des religions est d'inspirer des instincts tout contraires. Il n'y a point de religion qui ne place l'objet des désirs de l'homme au-delà et au-dessus des biens de la terre, et qui n'élève naturellement son âme vers des régions fort supérieures à celles des sens. Il n'y en a point non plus qui n'impose à chacun des devoirs quelconques envers l'espèce humaine, ou en commun avec elle, et qui ne le tire ainsi, de temps à autre, de la contemplation de lui-même. Ceci se rencontre dans les religions les plus fausses et les plus dangereuses.
Les peuples religieux sont donc naturellement forts précisément à l'endroit où les peuples démocratiques sont faibles ; ce qui fait bien voir de quelle importance il est que les hommes gardent leur religion en devenant égaux."
Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1840, II, chapitre X, Paris, Pagnerre, 1850, 13e édition.
"[La religion] écrasait l'homme sous la crainte d'avoir toujours des dieux contre soi et ne lui laissait aucune liberté dans ses actes.
Il faut voir quelle place la religion occupe dans la vie d'un Romain. […] Il fait des sacrifices pour remercier les dieux ; il en fait d'autres, et en plus grand nombre, pour apaiser leur colère. […] Il a une fête pour les semailles, une pour la moisson, une pour la taille de la vigne. Avant que le blé soit venu en épi, il a fait plus de dix sacrifices et invoqué une dizaine de divinités particulières pour le succès de sa récolte. Il a surtout un grand nombre de fêtes pour les morts, parce qu'il a peur d'eux [1].
Il ne sort jamais de chez lui sans regarder s'il ne paraît pas quelque oiseau de mauvais augure. Il y a des mots qu'il n'ose prononcer de sa vie. Forme-t-il quelque désir, il inscrit son vœu sur une tablette qu'il dépose aux pieds de la statue d'un dieu[2].
À tout moment il consulte les dieux et veut savoir leur volonté. Il trouve toutes ses résolutions dans les entrailles des victimes, dans le vol des oiseaux, dans les avis de la foudre[3]. L'annonce d'une pluie de sang ou d'un bœuf qui a parlé le trouble et le fait trembler ; il ne sera tranquille que lorsqu'une cérémonie expiatoire l'aura mis en paix avec les dieux[4]. Il ne sort de sa maison que du pied droit. Il ne se fait couper les cheveux que pendant la pleine lune. Il porte sur lui des amulettes. Contre l'incendie, il couvre les murs de sa maison d'inscriptions magiques. Il sait des formules pour éviter la maladie, et d'autres pour la guérir ; mais il faut les répéter vingt-sept fois et cracher à chaque fois d'une certaine façon[5].[…]
Ce Romain que nous présentons ici n'est pas l'homme du peuple, l'homme à l'esprit faible que la misère et l'ignorance retiennent dans la superstition. Nous parlons du patricien, de l'homme noble, puissant et riche. Ce patricien est tour à tour guerrier, magistrat, consul, agriculteur, commerçant ; mais partout et toujours il est prêtre et sa pensée est fixée sur les dieux. Patriotisme, amour de la gloire, amour de l'or, si puissants que soient ces sentiments sur son âme, la crainte des dieux domine tout. Horace a dit le mot le plus vrai sur le Romain : « c'est en redoutant les dieux qu'il est devenu maître de la terre.
La peur des dieux n'était pas un sentiment propre au Romain ; elle régnait aussi bien dans le cœur d'un Grec. […] Nicias appartient à une grande et riche famille. Tout jeune, il conduit au sanctuaire de Délos une théorie, c'est-à-dire des victimes et un chœur pour chanter les louanges du dieu pendant le sacrifice. Revenu à Athènes, il fait hommage aux dieux d'une partie de sa fortune, dédiant une statue à Athéné, une chapelle à Dionysos. Tour à tour il est hestiateur et fait les frais du repas sacré de sa tribu : il est chorège et entretient un chœur pour les fêtes religieuses. Il ne passe pas un jour sans offrir un sacrifice à quelque dieu. Il a un devin attaché à sa maison, qui ne le quitte pas et qu'il consulte sur les affaires publiques aussi bien que sur ses intérêts particuliers. Nommé général, il dirige une expédition contre Corinthe ; tandis qu'il revient vainqueur à Athènes, il s'aperçoit que deux de ses soldats morts sont restés sans sépulture sur le territoire ennemi ; il est saisi d'un scrupule religieux ; il arrête sa flotte, et envoie un héraut demander aux Corinthiens la permission d'ensevelir les deux cadavres. Quelque temps après, le peuple Athénien délibère sur l'expédition de Sicile. Nicias monte à la tribune et déclare que ses prêtres et son devin annoncent des présages qui s'opposent à l'expédition. Il est vrai qu'Alcibiade a d'autres devins qui débitent des oracles en sens contraire. Le peuple est indécis. Surviennent des hommes qui arrivent d'Égypte ; ils ont consulté le dieu d'Ammon, qui commence à être déjà fort en vogue, et ils en rapportent cet oracle ; Les Athéniens prendront tous les Syracusains. Le peuple se décide aussitôt pour la guerre[6].
Nicias, bien malgré lui, commande l'expédition Avant de partir, il accomplit un sacrifice, suivant l'usage. Il emmène avec lui, comme fait tout général, une troupe de devins, de sacrificateurs, d'aruspices et de hérauts. La flotte emporte son foyer ; chaque vaisseau a un emblème qui représente quelque dieu.
Mais Nicias a peu d'espoir. Le malheur n'est-il pas annoncé par assez de prodiges ? Des corbeaux ont endommagé une statue de Pallas ; un homme s'est mutilé sur un autel ; et le départ a lieu pendant les jours néfastes des Plyntéries ! Nicias ne sait que trop que cette guerre sera fatale à lui et à la patrie. Aussi pendant tout le cours de cette campagne le voit-on toujours craintif et circonspect ; il n'ose presque jamais donner le signal d'un combat, lui que l'on connaît pour être si brave soldat et si habile général.
On ne peut pas prendre Syracuse, et après des pertes cruelles il faut se décider à revenir à Athènes. Nicias prépare sa flotte pour le retour ; la mer est libre encore. Mais il survient une éclipse de lune. Il consulte son devin ; le devin répond que le présage est contraire et qu'il faut attendre trois fois neuf jours. Nicias obéit ; il passe tout ce temps dans l'inaction, offrant force sacrifices pour apaiser la colère des dieux. Pendant ce temps, les ennemis lui ferment le port et détruisent sa flotte. Il ne reste plus qu'à faire retraite par terre ; chose impossible ; ni lui ni aucun de ses soldats n'échappe aux Syracusains.
Que dirent les Athéniens à la nouvelle du désastre ? Ils savaient le courage personnel de Nicias et son admirable constance. Ils ne songèrent pas non plus à le blâmer d'avoir suivi les arrêts de la religion. Ils ne trouvèrent qu'une chose à lui reprocher, c'était d'avoir emmené un devin ignorant. Car le devin s'était trompé sur le présage de l'éclipse de lune ; il aurait dû savoir que, pour une armée qui veut faire retraite, la lune qui cache sa lumière est un présage favorable [7].
Numa Denis Fustel de Coulanges, La Cité antique, 1864, Livre III, chapitre XVI.
[1] Plaute, Amphitryon, II, 2,145 ; Ovide (Fastes, V, 421 et suiv.) décrit les rites usités pour chasser les revenants ; il faut se lever à minuit, traverser pieds nus la maison, faire claquer le doigt du milieu avec le pouce, se mettre dans la bouche des fèves noires et les jeter à terre en détournant la tête et ou disant : Voilà ce que je donne, par ces fèves je me rachète. Les esprits ramassent les fèves, et, satisfaits, s’en vont. Tel est le rite antique.
[2] Juvénal, Satires., X, 55. C’est ce dont nous trouvons encore le témoignage dans les tablettes de plomb trouvées à Delphes par M. Carapanos.
[3] Cicéron, Du Divin., I, 2 . Valère-Maxime, II, 2, 1.
[4] Tite-Live, XXIV, 10 ; XXVII, 4 ; XXVIII, 11, et de nombreux autres passages.
[5] Voyez, entre autres, les formules que donnent Caton, De l’Agriculture., 160, et Varron, De l’Agriculture., II, 1 ; I, 37. Cf. Pline, Histoire naturelle., XXVIII, 2-5.
[6] Plutarque, Nicias, 4, 5, 6, 13.
[7] Plutarque, Nicias, 23. Thucydide, VI, VII. Diodore, XII, XIII.
"S'il y est une vérité que l'histoire a mise hors de doute, c'est que la religion embrasse une portion de plus en plus petite de la vie sociale. A l'origine, elle s'étend à tout ; tout ce qui est social est religieux : ces deux mots sont synonymes. Puis, peu à peu, les fonctions politique, économique, scientifique s'affranchissent de la fonction religieuse, se constituent à part et prennent un caractère temporel de plus en plus accusé. Dieu, si l'on peut s'exprimer ainsi, qui était d'abord présent à toutes les relations humaines, s'en retire progressivement : il abandonne le monde aux hommes et à leurs disputes. Du moins, s'il continue à les dominer, c'est de haut et de loin... sans doute, si cette décadence était, comme on est souvent porté à le croire, un produit original de notre civilisation la plus récente, et un événement unique dans l'histoire des sociétés, on pourrait se demander si elle sera durable ; mais en réalité elle se poursuit d'une manière ininterrompue depuis les temps les plus lointains... L'individualisme, la libre pensée, ne datent ni de nos jours, ni de 1789, ni de la Réforme, ni de la scolastique, ni de la chute du polythéisme gréco-latin, ou des théocraties orientales. C'est un phénomène qui ne commence nulle part, mais qui se développe sans s'arrêter tout au long de l'histoire".
Émile Durkheim, De la division du travail social, 1893.
"Or, s'il est une vérité que l'histoire a mise hors de doute, c'est que la religion embrasse une portion de plus en plus petite de la vie sociale. À l'origine, elle s'étend à tout ; tout ce qui est social est religieux ; les deux mots sont synonymes. Puis, peu à peu, les fonctions politiques, économiques, scientifiques s'affranchissent de la fonction religieuse, se constituent à part et prennent un caractère temporel de plus en plus accusé. Dieu, si l'on peut s'exprimer ainsi, qui était d'abord présent à toutes les relations humaines, s'en retire progressivement ; il abandonne le monde aux hommes et à leurs disputes. Du moins, s'il continue à le dominer, c'est de haut et de loin, et l'action qu'il exerce, devenant plus générale et plus indéterminée, laisse plus de place au libre jeu des forces humaines. L'individu se sent donc, il est réellement moins agi ; il devient davantage une source d'activité spontanée. En un mot, non seulement le domaine de la religion ne s'accroît pas en même temps que celui de la vie temporelle et dans la même mesure, mais il va de plus en plus en se rétrécissant. [...]
Sans doute, si cette décadence était, comme on est souvent porté à le croire, un produit original de notre civilisation la plus récente et un événement unique dans l'histoire des sociétés, on pourrait se demander si elle sera durable ; mais, en réalité, elle se poursuit d'une manière ininterrompue depuis les temps les plus lointain (c'est ce que nous nous sommes attachés à démontrer). L'individualisme, la libre pensée ne datent ni de nos jours, ni de 1789, ni de la Réforme,ni de la scolastique, ni de la chute du polythéisme gréco-latin ou des théocraties orientales. C'est un phénomène qui ne commence nulle part, mais qui se développe, sans s'arrêter, tout le long de l'histoire."
Émile Durkheim, De la division du travail social, 1893, PUF, Quadrige, 1986, p. 143-144 et 146.
"Il y a donc dans la religion quelque chose d'éternel qui est destiné à survivre à tous les symboles particuliers dans lesquels la pensée religieuse s'est successivement enveloppée. Il ne peut pas y avoir de société qui ne sente le besoin d'entretenir et de raffermir, à intervalles réguliers, les sentiments collectifs et les idées collectives qui font son unité et sa personnalité. Or, cette réfection morale ne peut être obtenue qu'au moyen de réunions, d'assemblées, de congrégations où les individus, étroitement rapprochés les uns des autres, réaffirment en commun leurs communs sentiments ; de là, des cérémonies qui, par leur objet, par les résultats qu'elles produisent, par les procédés qui y sont employés, ne diffèrent pas en nature des cérémonies proprement religieuses. Quelle différence essentielle y a-t-il entre une assemblée de chrétiens célébrant les principales dates de la vie du Christ, ou de juifs fêtant soit la sortie d'Égypte soit la promulgation du décalogue, et une réunion de citoyens commémorant l'institution d'une nouvelle charte morale ou quelque grand événement de la vie nationale ?
Si nous avons peut-être quelque mal aujourd'hui à nous représenter en quoi pourront consister ces fêtes et ces cérémonies de l'avenir, c'est que nous traversons une phase de transition et de médiocrité morale. Les grandes choses du passé, celles qui enthousiasmaient nos pères, n'excitent plus chez nous la même ardeur, soit parce qu'elles sont entrées dans l'usage commun au point de nous devenir inconscientes, soit parce qu'elles ne répondent plus à nos aspirations actuelles ; et cependant, il ne s'est encore rien fait qui les remplace. Nous ne pouvons plus nous passionner pour les principes au nom desquels le christianisme recommandait aux maîtres de traiter humainement leurs esclaves, et, d'autre part, l'idée qu'il se fait de l'égalité et de la fraternité humaine nous paraît aujourd'hui laisser trop de place à d'injustes inégalités. Sa pitié pour les humbles nous semble trop platonique ; nous en voudrions une qui fût plus efficace ; mais nous ne voyons pas encore clairement ce qu'elle doit être ni comment elle pourra se réaliser dans les faits. En un mot, les anciens dieux vieillissent ou meurent, et d'autres ne sont pas nés. C'est ce qui a rendu vaine la tentative de Comte en vue d'organiser une religion avec de vieux souvenirs historiques, artificiellement réveillés : c'est de la vie elle-même, et non d'un passé mort que peut sortir un culte vivant. Mais cet état d'incertitude et d'agitation confuse ne saurait durer éternellement. Un jour viendra où nos sociétés connaîtront à nouveau des heures d'effervescence créatrice au cours desquelles de nouveaux idéaux surgiront, de nouvelles formules se dégageront qui serviront, pendant un temps, de guide à l'humanité ; et ces heures une fois vécues, les hommes éprouveront spontanément le besoin de les revivre de temps en temps par la pensée, c'est-à-dire d'en entretenir le souvenir au moyen de fêtes qui en revivifient régulièrement les fruits. Déjà nous avons vu comment la Révolution institua tout un cycle de fêtes pour tenir dans un état de perpétuelle jeunesse les principes dont elle s'inspirait. Si l'institution périclita vite, c'est que la foi révolutionnaire ne dura qu'un temps ; c'est que les déceptions et le découragement succédèrent rapidement au premier moment d'enthousiasme. Mais, quoique l'œuvre ait avorté, elle nous permet de nous représenter ce qu'elle aurait pu être dans d'autres conditions ; et tout fait penser qu'elle sera tôt ou tard reprise. Il n'y a pas d'évangiles qui soient immortels et il n'y a pas de raison de croire que l'humanité soit désormais incapable d'en concevoir de nouveaux. Quant à savoir ce que seront les symboles où viendra s'exprimer la foi nouvelle, s'ils ressembleront ou non à ceux du passé, s'ils seront plus adéquats à la réalité qu'ils auront pour objet de traduire, c'est là une question qui dépasse les facultés humaines de précision et qui, d'ailleurs, ne tient pas au fond des choses."
Émile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, 1912, Livre troisième, chapitre II.
"Qui ne voit que la cohésion sociale est due, en grande partie, à la nécessité pour une société de se défendre contre d'autres, et que c'est d'abord contre tous les autres hommes qu'on aime les hommes avec lesquels on vit ? Tel est l'instinct primitif. Il est encore là, heureusement dissimulé sous les apports de la civilisation ; mais aujourd'hui encore nous aimons naturellement et directement nos parents et nos concitoyens, tandis que l'amour de l'humanité est indirect et acquis. À ceux-là nous allons tout droit, à celle-ci nous ne venons que par un détour ; car c'est seulement à travers Dieu, en Dieu, que la religion convie à aimer le genre humain ; comme aussi c'est seulement à travers la Raison, dans la Raison par où nous communions tous, que les philosophes nous font regarder l'humanité pour nous montrer l'éminente dignité de la personne humaine, le droit de tous au respect. Ni dans un cas ni dans l'autre nous n'arrivons à l'humanité par étapes, en traversant la famille et la nation. Il faut que, d'un bond, nous nous soyons transportés plus loin qu'elle et que nous l'ayons atteinte sans l'avoir prise pour fin, en la dépassant. Qu'on parle d'ailleurs le langage de la religion ou celui de la philosophie, qu'il s'agisse d'amour ou de respect, une autre morale, c'est un autre genre d'obligation."
Henri Bergson, Les Deux sources de la Morale et de la Religion, 1932, Chapitre I.
"[…] il faut distinguer entre les obligations sociales d'un caractère très général, sans lesquelles aucune vie en commun n'est possible, et le lien social particulier, concret, qui fait que les membres d'une certaine communauté sont attachés à sa conservation. Les premières se sont dégagées peu à peu du fond confus de coutumes que nous avons montré à l'origine ; elles s'en sont dégagées par voie de purification et de simplification, d'abstraction et de généralisation, pour donner une morale sociale. Mais ce qui lie les uns aux autres les membres d'une société déterminée, c'est la tradition, le besoin, la volonté de défendre ce groupe contre d'autres groupes, et de le mettre au-dessus de tout. À conserver, à resserrer ce lien vise incontestablement la religion que nous avons trouvée naturelle : elle est commune aux membres d'un groupe, elle les associe intimement dans des rites et des cérémonies, elle distingue le groupe des autres groupes, elle garantit le succès de l'entreprise commune et assure contre le danger commun. Que la religion, telle qu'elle sort des mains de la nature, ait accompli à la fois - pour employer notre langage actuel - les deux fonctions morale et nationale, cela ne nous paraît pas douteux : ces deux fonctions étaient nécessairement confondues, en effet, dans des sociétés rudimentaires où il n'y avait que des coutumes. Mais que les sociétés, en se développant, aient entraîné la religion dans la seconde direction, c'est ce que l'on comprendra sans peine".
Henri Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion, 1932, Chapitre II, Alcan, p. 217-218.
Date de création : 28/02/2006 @ 15:07
Dernière modification : 04/03/2023 @ 09:42
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