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Texte à méditer :   De l'amibe à Einstein, il n'y a qu'un pas.   Karl Popper
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Le processus de civilisation et la maîtrise de la violence

  "Lorsque les chroniqueurs du moyen âge, qui tous, par leur naissance ou leurs habitudes, appartenaient à l'aristocratie, rapportent la fin tragique d'un noble, ce sont des douleurs infinies ; tandis qu'ils racontent tout d'une haleine et sans sourciller le massacre et les tortures des gens du peuple.
  Ce n'est point que ces écrivains éprouvassent une haine habituelle ou un mépris systématique pour le peuple. La guerre entre les diverses classes de l'État n'était point encore déclarée. Ils obéissaient à un instinct plutôt qu'à une passion ; comme ils ne se formaient pas une idée nette des souffrances du pauvre, ils s'intéressaient faiblement à son sort.
  Il en était ainsi des hommes du peuple, dès que le lien féodal venait à se briser. Ces mêmes siècles qui ont vu tant de dévouements héroïques de la part des vassaux pour leurs seigneurs, ont été témoins de cruautés inouïes, exercées de temps en temps par les basses classes sur les hautes.
  Il ne faut pas croire que cette insensibilité mutuelle tînt seulement au défaut d'ordre et de lumières ; car on en retrouve la trace dans les siècles suivants, qui, tout en devenant réglés et éclairés, sont encore restés aristocratiques.
  En l'année 1675 les basses classes de la Bretagne s'émurent à propos d'une nouvelle taxe. Ces mouvements tumultueux furent réprimés avec une atrocité sans exemple. Voici comment madame de Sévigné, témoin de ces horreurs, en rend compte à sa fille :

Aux Rochers, 3 octobre 1675.

« Mon Dieu, ma fille, que votre lettre d'Aix est plaisante. Au moins relisez vos lettres avant que de les envoyer. Laissez-vous surprendre à leur agrément et consolez-vous, par ce plaisir, de la peine que vous avez d'en tant écrire. Vous avez donc baisé toute la Provence ? il n'y aurait pas satisfaction à baiser toute la Bretagne, à moins qu'on n'aimât à sentir le vin. Voulez-vous savoir des nouvelles de Rennes ? On a fait une taxe de cent mille écus, et si on ne trouve point cette somme dans vingt-quatre heures elle sera doublée et exigible par les soldats. On a chassé et banni toute une grande rue, et défendu de recueillir les habitants sous peine de la vie ; de sorte qu'on voyait tous ces misérables, femmes accouchées, vieillards, enfants, errer en pleurs au sortir de cette ville sans savoir où aller, sans avoir de nourriture, ni de quoi se coucher. Avant-hier on roua le violon qui avait commencé la danse et la pillerie du papier timbré ; il a été écartelé, et ses quatre quartiers exposés aux quatre coins de la ville. On a pris soixante bourgeois, et on commence demain à pendre. Cette province est un bel exemple pour les autres, et surtout de respecter les gouverneurs et les gouvernantes, et de ne point jeter de pierres dans leur jardin.
« Madame de Tarente était hier dans ces bois par un temps enchanté. Il n'est question ni de chambre ni de collation. Elle entre par la barrière et s'en retourne de même… »

  Dans une autre lettre elle ajoute :
 

« Vous me parlez bien plaisamment de nos misères ; nous ne sommes plus si roués ; un en huit jours, pour entretenir la justice. Il est vrai que la penderie me paraît maintenant un rafraîchissement. J'ai une tout autre idée de la justice, depuis que je suis en ce pays. Vos galériens me paraissent une société d'honnêtes gens qui se sont retirés du monde pour mener une vie douce. »

  On aurait tort de croire que madame de Sévigné, qui traçait ces lignes, fût une créature égoïste et barbare : elle aimait avec passion ses enfants, et se montrait fort sensible aux chagrins de ses amis ; et l'on aperçoit même, en la lisant, qu'elle traitait avec bonté et indulgence ses vassaux et ses serviteurs. Mais madame de Sévigné ne concevait pas clairement ce que c'était que de souffrir quand on n'était pas gentilhomme.
  De nos jours, l'homme le plus dur, écrivant à la personne la plus insensible, n'oserait se livrer de sang-froid au badinage cruel que je viens de reproduire, et, lors même que ses mœurs particulières lui permettraient de le faire, les mœurs générales de la nation le lui défendraient.

  D'où vient cela ? Avons-nous plus de sensibilité que nos pères ? Je ne sais ; mais, à coup sûr, notre sensibilité se porte sur plus d'objets.
  Quand les rangs sont presque égaux chez un peuple, tous les hommes ayant à peu près la même manière de penser et de sentir, chacun d'eux peut juger en un moment des sensations de tous les autres : il jette un coup d'œil rapide sur lui-même ; cela lui suffit. Il n'y a donc pas de misères qu'il ne conçoive sans peine, et dont un instinct secret ne lui découvre l'étendue. En vain s'agira-t-il d'étrangers ou d'ennemis : l'imagination le met aussitôt à leur place. Elle mêle quelque chose de personnel à sa pitié, et le fait souffrir lui-même tandis qu'on déchire le corps de son semblable.
  Dans les siècles démocratiques, les hommes se dévouent rarement les uns pour les autres ; mais ils montrent une compassion générale pour tous les membres de l'espèce humaine. On ne les voit point infliger de maux inutiles, et quand, sans se nuire beaucoup à eux-mêmes, ils peuvent soulager les douleurs d'autrui, ils prennent plaisir à le faire ; ils ne sont pas désintéressés, mais ils sont doux."

 

Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, II, 1840, 3e partie, chapitre 1.



  "Il est parfaitement légitime de parler de l'« agressivité » à condition on de ne pas perdre de vue qu'il s'agit d'une fonction pulsionnelle déterminée qu'il faut ramener au tout de l'organisme et que ses modifications sont l'indice des modifications de sa structure d'ensemble.
  Les normes de l'agressivité, son caractère et son intensité varient actuellement parmi les nations occidentales. Mais ces variations qui, vues de près, peuvent être assez considérables, s'effacent et perdent toute signification, quand on compare l'agressivité des peuples « civilisés » à celle de sociétés installées à un autre niveau de la maîtrise de l'affectivité. Mesurée à la fureur du combattant abyssinien – fureur impuissante devant l'appareil technique d'une armée civilisée – ou à celle des tribus de l'époque des grandes migrations, l'agressivité des nations les plus belliqueuses du monde civilisé semble modérée ; elle a été conditionnée comme toutes les autres manifestations pulsionnelles par l'état avancé du partage des fonctions, par la dépendance plus marquée de l'individu envers ses semblables et envers l'appareil technique ; elle a été émoussée et limitée par une infinité de règles et d'interdictions qui se sont transformées en autant d'autocontraintes. Ainsi, elle a été « affinée » et « civilisée » comme toutes les autres pulsions sources de plaisir : elle ne se manifeste plus dans sa force brutale et déchaînée qu'en rêve et dans quelques éclats que nous qui qualifions de « pathologiques ».
  Dans ce domaine de l'affectivité, dans celui du heurt violent entre deux individus, on observe la même évolution historique que partout ailleurs. Peu importe le niveau de transformation où se trouvait à cet égard le Moyen Âge ; considérons une fois de plus, pour nous faire une idée de l'évolution à partir d'un certain point de départ, la couche supérieure séculière, c'est-à-dire la couche des guerriers médiévaux. Il se peut que la décharge émotionnelle des combats ne fût plus, au Moyen Âge, aussi brutale qu'à l'époque des grandes migrations. Mais vue à la lumière de l'ère moderne, elle apparaît directe et peu réglementée. De nos jours, la cruauté, le plaisir que procure l'anéantissement et la souffrance d'autrui, le sentiment de satisfaction que nous procure notre supériorité physique, sont soumis à un contrôle social sévère et ancré dans l'orga­nisation étatique. Toutes ces formes de plaisir que viennent contrebalancer à notre époque des menaces de déplaisir ne s'extériorisent plus que d'une manière détournée ou – ce qui à l'origine revient au même – « affinée ». Ce n'est qu'aux époques de bouleversements sociaux ou dans les territoires coloniaux que le contrôle social se relâche et qu'elles éclatent brutalem­ent, en faisant litière des sentiments de honte et de malaise."

 

Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, 1939, chapitre VII, tr. fr. Pierre Kamnitzer, Pocket, 2002, p. 420-422.


  "Il y a interdépendance étroite entre structures sociales et structures émotionnelles. Il n'existe pas de puissance coercitive capable d’imposer aux hommes la modération. Quand dans telle ou telle région, le pouvoir central s'affermit, quand il oblige les hommes sur un territoire plus ou moins étendu à vivre en paix, on assiste aussi à un changement progressif de l'affectivité et des normes de l’économie pulsionnelle. Peu à peu — nous en reparlerons — la retenue relative et « les égards des uns pour les autres » s'accroissent d'abord dans les rapports sociaux de la vie de tous les jours. La décharge affective résultant de l’agression physique se limite à certaines « enclaves » dans le temps et dans l’espace. Du moment que le monopole de la contrainte physique est assumé par le pouvoir central, l’individu n'a plus le droit de se livrer au plaisir de l’attaque directe : ce droit est réservé à quelques personnes mandatées par l’autorité centrale, par exemple aux policiers, et les masses ne peuvent plus en user que dans des| circonstances particulières, en temps de guerre ou de heurts révolutionnaires, dans la lutte socialement sanctionnée contre des ennemis extérieurs ou intérieurs.
  Mais même les enclaves temporelles ou spatiales de la société civilisée dans lesquelles on concède une plus grande liberté à l’agressivité, et plus spécialement les guerres entre nations, se sont « dépersonnalisées » et conduisent de moins en moins à des « décharges affectives » aussi immédiates et puissantes que celles qu' on nous rapporte du Moyen Âge. La modération nécessaire que la société civilisée impose à ses membres et la transformation de leur agressivité ne sauraient, du jour au lendemain, être « annulées » dans ces enclaves. Mais cette « annulation » pourrait sans doute être obtenue beaucoup plus rapidement que nous ne le pensons si le corps à corps avec l'adversaire n'avait pas fait place à une mécanisation très poussée du combat, mécanisation qui exige une maîtrise rigoureuse de l’affectivité. Même pendant la guerre, le combattant excité par la vue de l’ennemi ne peut, dans notre monde civilisé, laisser libre cours à son agressivité, mais il doit, indépendamment de son état d'âme, obéir aux ordres d'un chef invisible ou seulement visible par ses effets, pour combattre un ennemi invisible ou visible seulement par ses effets. Il faut des troubles sociaux et une grande misère, il faut surtout une propagande puissamment orchestrée pour éveiller dans l’individu et légitimer en quelque sorte les instincts refoulés, les manifestations pulsionnelles proscrites dans la société civilisée, telles que le plaisir de tuer et de détruire.
  Notons cependant que toutes ces pulsions ont, sous une forme plus « raffinée », plus « rationalisée », leur place légitime et stricte­ment délimitée aussi dans la société civilisée. Et ce fait est très typique des transformations qui accompagnent la civilisation de l'économie affective. Ainsi, le plaisir de la lutte et de l'agressivité trouve un exutoire socialement admis dans la compétition sportive. Cela appara­ît surtout dans le côté « spectacle », dans l'attitude de « rêve éveillé» des spectateurs d'un combat de boxe qui s'identifient à ces quelques rares personnes auxquelles on a accordé le droit limité et strictement codifié de donner libre cours à leur agressivité. Cette décharge (ausleben) des pulsions par le spec­tacle ou en suivant un match à la radio est un trait particulièrement caractéristique de la société civilisée. Il contribue à une évolution du livre et du théâtre, il détermine le rôle du cinéma dans notre monde. Déjà l'éducation des jeunes, déjà les préceptes de conditionnement visent à transformer les plaisir d'une agressivité active en plaisir passif, codifié, en simple « plaisir des yeux »".

 

Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, 1939, chapitre VII, tr. fr. Pierre Kamnitzer, Pocket, 2002, p. 439-443.



  "Au XVIe siècle, une des réjouissances populaires de la Saint-Jean consistait à brûler vif une ou deux douzaines de chats. [...]
  Voilà un spectacle qui n'est certainement pas plus ignoble que l'exécution par le feu des hérétiques ou les tortures et mises à mort de tous genres. Ce qui le rend particulièrement antipathique est le fait qu'il incarne d'une manière directe et sans mélange le plaisir que d'aucuns éprouvent à tourmenter des êtres vivants sans la moindre excuse rationnelle. La répugnance que nous inspire la seule description de ce genre de réjouissances et que nous considérons, compte tenu de nos normes affectives, comme « normale », prouve une fois de plus combien notre économie affective s'est modifiée au cours des siècles. Notre exemple illustre un autre aspect des changements intervenus. Beaucoup de choses qui naguère éveillaient des sensations de plaisir suscitent aujourd'hui des réflexes de déplaisir. Dans les deux cas, nous n'avons pas affaire exclusivement à des sensations individuelles. Brûler des chats à la Saint-Jean était une institution sociale au même titre qu'aujourd'hui les matchs de boxe ou les courses de chevaux. Dans les deux cas, les plaisirs organisés par la société sont l'incarnation des normes affectives dans le cadre desquelles se tiennent tous les conditionnements, pour différents qu'ils soient sur le plan individuel ; quiconque quitte le cadre des normes sociales passe pour « anormal ». De nos jours on traiterait d' « anormale » une personne qui chercherait à satisfaire ses tendances de plaisir en brûlant vifs des chats, parce que le conditionnement normal de l'homme de notre phase de la civilisation substitue au plaisir de la vue de tels actes une peur – inculquée sous forme d'autocontrainte – qui retient l'homme de telles manifestations pulsionnelles. C'est un mécanisme psychique très simple qui provoque la transformation his­torique de la vie affective : des manifestations pulsionnelles ou des plaisirs considérés comme désirables par la société sont assortis de menaces ou de châtiments qui les investissent de sensations de déplaisir ou à prédominance de déplaisir. Par suite du rappel incessant du déplaisir sous forme de menace de punition et de l'accoutumance à ce rythme, la dominante déplaisante est obligatoirement associée à un certain comportement qui, à l'origine, peut être plaisant. Ainsi, il y a tiraillement entre le déplaisir et la peur suscités par la société – représentée aujourd'hui, mais pas toujours même exclusivement, par les parents – et plaisir caché. Ce que nous avons défini sous divers aspects comme progression du seuil de la pudeur, de la sensibilité aux expériences pénibles, des normes affectives a pu être déclenché par de tels mécanismes."

 

Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, 1939, chapitre VII, tr. fr. Pierre Kamnitzer, Pocket, 2002, p. 444-447.



  "La comparaison entre la situation de la noblesse féodale libre et celle de la noblesse de cour est éloquente à cet égard. Pour la noblesse féodale, l'élément qui décide de la conquête des chances est la puissance sociale d'une maison, puissance qui dépend aussi bien de ses moyens économiques que militaires, de la force physique et de l'habileté de chaque seigneur ; dans ce système, l'emploi de la violence physique est un moyen de combat indispensable à la conquête de chances. En effet, le partage des chances dépend en dernière analyse de la victoire armée remportée par telle maison – ou par les générations précédentes –, victoire qui lui a assuré le monopole de l'emploi de la contrainte physique. C'est en raison de ce monopole que, dans la lutte de la noblesse pour les chances distribuées par le prince, le recours à la violence pure et simple est à peu près exclu : les moyens de la compétition se sont raffinés et sublimés ; la dépendance des individus par rapport au détenteur du monopole impose à chacun une plus grande retenue dans ses manifestations émotionnelles ; les individus sont tiraillés entre la résistance contre les contraintes auxquelles ils se trouvent exposés, l'horreur que leur inspirent leur dépendance et leur état de soumission, la nostalgie de la compétition libre et chevaleresque d'une part, et la fierté de la maîtrise de soi qu'ils ont réussi à s'imposer, les plaisirs nouveaux qu'elle leur propose, de l'autre. En d'autres termes, nous avons affaire à un mouvement général vers la civilisation."

 

Norbert Elias, La Dynamique de l'Occident, 1939, 1ère partie, chapitre I, tr. fr. Pierre Kamnitzer, Presses Pocket, p. 37.


 

  "Cherchons une image simple capable d'illustrer la différence entre l'insertion d'un individu dans une société différenciée et l'insertion de l'individu dans une société moins différenciée : tâchons de nous représenter le réseau des routes et voies de communication dans les deux types de société. Les routes représentent les fonctions spatiales de l'interdépendance sociale […]. Regardons les routes cahoteuses, mal pavées, défoncées par la pluie et les intempéries de la société de guerriers régie par l'économie de troc. La circulation sur ces routes est, à quelques exceptions près, minime ; la menace qui vient de l'homme se présente sous la forme d'une attaque toujours à craindre par des guerriers ou des brigands. Les voyageurs regardent à droite et à gauche, ils scrutent les collines et les bosquets, ils observent d'un œil méfiant la route devant eux, car ils risquent à tout moment une attaque armée ; ce n'est qu'en second lieu qu'ils songent à la nécessité de laisser le passage à quelque autre voyageur. Pour s'aventurer sur les routes de cette société, il faut être prêt à combattre, à faire appel à son agressivité pour défendre sa vie et ses biens. La circulation dans les rues principales d'une grande ville de notre société différenciée exige un conditionnement très différent de notre appareil psychique. Le danger d'une attaque armée est réduit au minimum. Des automobilistes filent à toute vitesse. Les piétons et les cyclistes cherchent à se frayer un passage dans les carrefours encombrés. Mais cette régulation de la circulation présuppose que chacun règle lui-même son comportement en fonction des nécessités de ce réseau d'interdépendances par un conditionnement rigoureux. Le danger principal auquel l'homme est ici exposé est la perte de l'autocontrôle d'un des usagers de la voie publique. Chacun doit faire preuve d'une autodiscipline sans faille, d'une autorégulation très différenciée de son comportement pour se frayer un passage dans la bousculade. Si jamais l'effort qu'exige cette autorégulation dépasse les possibilités d'un individu, ce dernier et bien d'autres se trouvent en danger de mort.
  C'est là une simple image. L'enchaînement des actes qui lie les membres d'une société différenciée les uns aux autres, l'autocontrôle auquel l'éducation les astreint depuis le plus bas âge vont beaucoup plus loin que notre exemple ne le laisse paraître. Mais il nous donne au moins une idée des rapports étroits entre la permanence et la différenciation de l'habitus de l'homme dit « civilisé » d'une part, et la différenciation des fonctions sociales, la grande variété des actes devant être accordés et harmonisés de l'autre »."

 

Norbert Elias, La Dynamique de l'Occident, 1939, 2e partie, chapitre I, tr. fr. Pierre Kamnitzer, Presses Pocket, p. 186-187.


 

  "La mise en place d'un monopole militaire et policier donne en général lieu à la création d'espaces pacifiés, de champs sociaux à l'intérieur desquels l'emploi de la violence ne saurait être que l'exception. Les contraintes qui agissent sur l'homme à l'intérieur de ces espaces sont d'une nature tout fait différente. Des formes de violence qui ont toujours existé, mais qui jusque-là étaient intégrées à un complexe de violences physiques et psychiques, se maintiennent isolées ; la conscience des nouvelles normes s'incarne notamment dans la « violence économique », dans les contrainte économiques. En réalité, on observe dans les espaces humains où la violence physique n'occupe plus le devant la scène et contribue tout au plus à inculquer aux individus des habitudes nouvelles, tout un ensemble de violences et de contraintes.
  D'une manière générale, on peut affirmer que les modifications du comportement et de l'économie émotionnelle qui accompagnent la transformation des interrelations sociales impriment à l'évolution une direction bien déterminée : les sociétés au sein desquelles la violence n'est pas monopolisée sont toujours des sociétés où la division des fonctions est peu développée, où les chaînes d'actions qui lient leurs membres les uns aux autres sont courtes. Inversement, les sociétés dotées de monopoles de la contrainte physique plus consolidés – monopoles incarnés d'abord par les grandes cours princières ou royales – sont des sociétés où la division des fonctions est développée, où les chaînes d'actions son longues, les interdépendances fonctionnelles des différend individus marquées. Dans de telles sociétés, l'individu est à peu près à l'abri d'une attaque subite, d'une atteinte brutale à son intégrité physique ; mais il est aussi forcé de refouler ses propres passions, ses pulsions agressives qui le poussent à faire violence à ses semblables. Les autres formes de contrainte qui prédominent dans les espaces pacifiés modèlent le comportement et les manifestations pulsionnelles des individus dans le même sens. Dans la mesure où s'amplifie le réseau d'interdépendances dans lequel la division des fonctions engage les individus ; où il s'étend à de nouveaux espaces humains, qui se fondent, par les effets de l'interdépendance, en une unité fonctionnelle ou institutionnelle, l'homme incapable de réprimer ses impulsions et passions spontanées compromet son existence sociale ; l'homme qui sait dominer ses émotions bénéficie au contraire d'avantages sociaux évidents, et chacun est amené à réfléchir, avant d'agir, aux conséquences de ses actes. Le refoulement des impulsions spontanées, la maîtrise des émotions, l'élargissement de l'espace mental, c'est-à-dire l'habitude de songer aux causes passées et aux conséquences futures de ses actes, voilà quelques aspects de la transformation qui suit nécessairement la monopolisation de la violence et l'élargissement du réseau des interdépendances. Il s'agit donc bien d'une transformation du comportement dans le sens de la « civilisation. »"

 

Norbert Elias, La Dynamique de l'Occident, 1939, 2e partie, chapitre I, tr. fr. Pierre Kamnitzer, Presses Pocket, p. 188-190.


 

"Dans un champ où la violence est un événement inévitable et quotidien, où les chaînes de dépendance sont relativement courtes, puisque la plupart des gens des gens vivent des produits de leurs terres, le refoulement des pulsions et émotions n'est ni nécessaire, ni utile, ni même possible. La vie des guerriers, comme celle des autres personnes vivant dans une société de guerriers, est constamment menacée par des agressions brutales. Si l'on compare l'existence des membres d'une telle société à celles des membres d'une société pacifiée, on constate qu'elle incline aux extrêmes. Les guerriers ont toute latitude d'extérioriser leurs sentiments et leurs passions, ils peuvent se livrer à des joies sauvages, assouvir leurs appétits sexuels, donner libre cours à leur haine en dévastant tout ce qui appartient, de près ou de loin, à l'ennemi. Mais s'ils sont vaincus, ils sont exposés à la vengeance et à la cruauté du vainqueur, ils risquent d'être soumis à des tortures qui seront exclues des rapports quotidiens entre les hommes, le jour où le pouvoir central se réservera seul le droit d'infliger des souffrances, l'humiliation et la captivité. Par le fait même de cette monopolisation, la menace physique qui pèse sur chacun prend une allure plus impersonnelle ; elle ne dépend plus directement d'émotions spontanées ; elle est de plus en plus soumise à des règles et à des lois précises ; pour finir, elle s'"adoucit – dans certaines limites et avec certaines fluctuations – même en cas de transgression de la loi.
  La plus grande liberté pulsionnelle et la menace physique plus immédiate qui pèse sur les membres de toutes les sociétés qui n'ont pas encore développé de puissants monopoles centraux, sont donc des phénomènes complémentaires. Dans les sociétés de ce genre, les hommes libres et victorieux ne sont pas tenus de réfréner leurs pulsions et leurs émotions ; mais tous sont également menacés par les passions et les débordements de leurs semblables ; celui qui succombe dans la lutte, risque l'esclavage et les humiliations les plus atroces. Ce n'est pas seulement vrai pour les rapports entre guerriers, qui, à mesure que progresse la monétarisation et que se rétrécit le champ de la libre concurrence, se conforment de plus en plus à une sorte de code du comportement ; ce qui caractérise cette société et la distingue des sociétés ultérieures, c'est la liberté d'action des seigneurs et des puissants, la condition de dépendance des femmes, le règne de l'arbitraire absolu à l'égard des sujets, des vaincus, des serfs."

 

Norbert Elias, La Dynamique de l'Occident, 1939, 2e partie, chapitre I, tr. fr. Pierre Kamnitzer, Presses Pocket, p. 190-191.


 

"Un regard sur la société évoluée met mieux en évidence les changements survenus. La menace que l'homme représente pour ses semblables est soumise, par la monopolisation de la contrainte physique, à une réglementation sévère, elle s'insère dans le domaine du prévisible. La vie quotidienne est moins déterminée par des événements survenant comme la foudre. La violence est reléguée au fond des casernes ; elle n'en sort que dans certaines circonstances extrêmes, en cas de guerre ou de révolution, pour faire irruption dans la vie des individus. En temps normal, elle est le monopole de quelques groupes spécialisés et n'intervient pas dans la vie des autres ; ces spécialistes chargés de l'organisation du monopole de la violence physique n'occupent plus, dans la vie de la société, qu'une place marginale, ils sont en quelque sorte un organe de contrôle du comportement de l'individu.
  Même sous cette forme d'un organe de contrôle, la violence physique et la menace qu'elle constitue exercent sur chaque membre de la société une influence déterminante, qu'il en ait conscience ou non. Ce qu'elle porte dans la vie de chaque individu n'est plus l'insécurité permanente, mais une forme curieuse de sécurité. Elle ne le ballotte plus, bourreau ou victime, vainqueur ou vaincu, entre la joie sauvage et l'angoisse torturante ; mais cette violence tenue à l'écart de la vie de tous les jours exerce une pression constante et uniforme sur la vie de chaque membre de la société, pression qu'il ne ressent plus guère, parce qu'il s'y est habitué et que son comportement et sa vie pulsionnelle ont été accordés dès la plus tendre enfance à cette structure de la société."

 

Norbert Elias, La Dynamique de l'Occident, 1939, 2e partie, chapitre I, tr. fr. Pierre Kamnitzer, Presses Pocket, p. 192-193.



  "À mesure que progresse l'interpénétration réciproque des groupes humains en extension et l'exclusion de la violence physique de leurs rapports, on assiste à la formation d'un mécanisme social grâce auquel les contraintes que les hommes exercent les uns sur les autres se transforment en autocontraintes. Ces autocontraintes [...] se présentent en partie sous la forme d'une maîtrise de soi parfaitement consciente, en partie sous la forme d'habitudes soumises à une sorte d'automatisme. Elles tendent vers une modération plus uniforme, une réserve plus continue, une régulation plus précise des manifestations pulsionnelles et émotionnelles selon un schéma différencié tenant compte de la situation sociale. Mais elles provoquent aussi - suivant la pression intérieure, la situation de la société et de ses membres - des tensions et des troubles spécifiques au niveau du comportement et de la vie pulsionnelle. Elles donnent naissance, dans certains cas, à des sentiments d'inquiétude et de frustration dus au fait même que l'homme est incapable de satisfaire une partie de ses tendances et pulsions autrement que sous une forme sublimée, par exemple en imagination, en adoptant une attitude de spectateur et d'auditeur, en se laissant emporter par des rêves ou des rêveries ; dans certains cas, l'habitude de refouler les émotions va si loin – une sensation continue d'ennui ou de solitude l'atteste – que l'individu n'a plus aucune possibilité d'extérioriser sans peur ses émotions transformées ou de satisfaire directement ses pulsions refoulées. Certains secteurs de la vie pulsionnelle se trouvent en quelque sorte « anesthésiés » par les structures spécifiques du réseau d'interdépendances dans lequel l'enfant grandit. Ils s'entourent, sous la pression des dangers que leur libération comporte dans le champ social de l'enfant, de tant de craintes et de phobies automatiques qu'ils restent, dans certains cas, isolés et inaccessibles toute la vie. Il peut arriver aussi que certains secteurs de la vie pulsionnelle s'infléchissent pendant qu'on essaie de faire de lui un être « civilisé » -, de telle manière que ses énergies ne se manifestent plus que par des voies détournées, par des actes compulsionnels et d'autres symptômes pathologiques. Dans d'autres cas encore, ces énergies – profondément altérées – se manifestent par des attirances et des antipathies incontrôlables et exclusives ou par des manies irrationnelles. Dans un cas comme dans l'autre, une inquiétude intérieure permanente et apparemment non motivée peut être l'indice d'énergies pulsionnelles refoulées d'une manière telle que toute satisfaction véritable est exclue."

 

Norbert Elias, La Dynamique de l'Occident, 1939, tr. fr. Pierre Kamnitzer, Presses Pocket, p. 198-199.



  "C'est à la cour et plus spécialement à la grande cour absolutiste que se constitue pour la première fois un type de société et de relations humaines dont les particularités structurelles exerceront dorénavant, en dépit des modifications qu'elles subiront, une influence déterminante pendant une longue période de l'histoire de l'Occident. On assiste à la formation, dans un vaste espace humain à peu près à l'abri de la violence physique, d'une « bonne société ». S'il est vrai que la violence physique a été bannie des relations humaines, que même le duel a été interdit par la loi, l'homme n'en exerce pas moins sur ses semblables toutes sortes de contraintes et de violences. La vie dans cette sphère n'est pas une vie paisible. Des liens de dépendance existent entre beaucoup d'hommes. La rivalité pour le prestige et la faveur du roi est très forte. Les « affaires », les querelles et les intrigues se succèdent. Si l'épée ne force plus la décision, les cabales, les luttes, les disputes pour l'avancement et le succès social la remplacent. Pour s'imposer, il faut cultiver d'autres qualités que celles qui assurent la victoire dans les passes d'armes : la réflexion, la prévision à long terme, la maîtrise de soi, la régulation rigoureuse de son émotivité, la connaissance du cœur humain et du champ social."

 

Norbert Elias, La Dynamique de l'Occident, 1939, 2e partie, chapitre IV, tr. fr. Pierre Kamnitzer, Presses Pocket, p. 235-236.


 

  "Chacune des poussées des normes civilisatrices s'accompagne d'une augmentation de la puissance sociale des couches touchées par elles, d'une adaptation de leur niveau de vie à celui de la couche supérieure ou du moins d'un relèvement général du niveau de vie. Des couches sans cesse menacées par la famine ou condamnées d'une manière permanente à la pauvreté et à la misère ne peuvent avoir des comportements civilisés. La mise en place et le maintien d'un mécanisme tant soit peu stable du Surmoi a toujours présupposé et présuppose encore un niveau de vie relativement élevé et une certaine sécurité.
  Pour compliqués que paraissent à première vue les rouages des processus d'interdépendances dans le cadre desquels s'accomplit en Occident la civilisation des comportements, leur schéma fondamental est assez simple. Tous les phénomènes énumérés plus haut, le relèvement progressif du niveau de vie de larges couches de la population, l'accroissement de la dépendance fonctionnelle des couches supérieures, la consolidation des monopoles centraux ne sont en dernière analyse que des conséquences et des données partielles de la division des fonctions progressant à un rythme plus ou moins rapide. La division des fonctions augmente le rendement du travail ; l'augmentation du rendement du travail est la condition de tout relèvement du niveau de vie

 

Norbert Elias, La Dynamique de l'Occident, 1939, 2e partie, chapitre VI, tr. fr. Pierre Kamnitzer, Presses Pocket, p. 285-286.



  "Dans les sociétés relativement avancées de notre époque, beaucoup de relations de caractère privé ou d'activités professionnelles ne donnent satisfaction aux individus qui y sont engagés que si tous sont capables de contrôler de manière relativement constante et régulière leurs pulsions émotionnelles, affectives et libidinales ainsi que leurs changements d'humeur. Autrement dit, dans ces sociétés, la survie et la réussite sociales dépendent dans une certaine mesure d'un ensemble d'autocontraintes stables, ni trop fortes ni trop faibles. La manifestation de sentiments forts, qu'il s'agisse d'antipathie et d'aversion envers quelqu'un, ou même de colère violente, de haine et d'envie de frapper une personne à la tête, n'a ici qu'une portée limitée. Les individus très agités et prisonniers de sentiments qu'ils ne peuvent contrôler relèvent de l'hôpital ou de la prison. Un état d'excitation élevée est considéré comme anormal chez un individu et comme un dangereux prélude à la violence dans une foule. Cependant, contenir des sentiments violents, contrôler constamment ses pulsions, ses affects et ses émotions ne peut qu'engendrer des tensions.
  Certaines personnes ont la chance de pouvoir facilement canaliser leurs pulsions et leurs sentiments dans des activités à la fois bénéfiques pour les autres et satisfaisantes pour elles-­mêmes. D'autres personnes trouvent très difficile, sinon impossible, de concilier les exigences de la vie en société, qui requièrent une maîtrise constante et modérée, et celles de ses représentants (les instances de l'autocontrainte, connues sous le nom de « conscience » ou de « raison ») avec le besoin de satisfaire leurs pulsions instinctives, affectives et émotionnelles. En pareil cas, ces deux ensembles d'exigences – ou certaines d'entre elles seulement – demeurent en conflit permanent. En général, les tensions personnelles qui résultent de ces conflits – les tensions, le stress – sont largement répandues dans les sociétés où des normes de civilisation relativement élevées sont protégées et maintenues par un contrôle étatique interne et efficace de la violence physique.
  La plupart des sociétés humaines proposent des mesures pour se protéger contre ces tensions qu'elles créent elles­-mêmes. Dans les sociétés ayant atteint un niveau relativement avancé de civilisation, où les contraintes sont assez constantes, égales et modérées et où les exigences vis-à-vis de la sublimation sont fortes, il existe une grande variété d'activités de loisir, dont le sport, qui ont précisément cette fonction. Mais, pour permettre le relâchement des tensions, du stress, ces activités doivent correspondre à la sensibilité à l'égard de la violence physique qui caractérise l'habitus social des individus aux derniers stades d'un processus de civilisation. Si l'on compare nos activités de loisir avec celles des époques passées, on voit aisément que seules ont survécu celles qui pouvaient être adaptées, compte tenu de la vive répugnance suscitée par les activités où des êtres humains s'infligent mutuellement des blessures physiques. Les luttes entre gladiateurs, les luttes entre êtres humains et animaux sauvages – qui pendant des siècles réjouirent les populations urbaines de l'Empire romain – et les divertissements médiévaux, comme les pendaisons publiques, les combats de coqs ou le fait de brûler vifs des chats dans des paniers, n'attireraient probablement guère le public contemporain et certains pourraient même les juger intolérables et monstrueux."

 

Norbert Elias, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, 1986, Introduction, tr. fr Josette Chicheportiche et Fabienne Duvigneau, Fayard, 1994, p. 52-53.


 

  "Dans les sociétés relativement avancées de notre époque, beaucoup de relations de caractère privé ou d'activités professionnelles ne donnent satisfaction aux individus qui y sont engagés que si tous sont capables de contrôler de manière relativement constante et régulière leurs pulsions émotionnelles, affectives et libidinales ainsi que leurs changements d'humeur. Autrement dit, dans ces sociétés, la survie et la réussite sociales dépendent dans une certaine mesure d'un ensemble d'autocontraintes stables, ni trop fortes ni trop faibles. La manifestation de sentiments forts, qu'il s'agisse d'antipathie et d'aversion envers quelqu'un, ou même de colère violente, de haine et d'envie de frapper une personne à la tête, n'a ici qu'une portée limitée. Les individus très agités et prisonniers de sentiments qu'ils ne peuvent contrôler relèvent de l'hôpital ou de la prison. Un état d'excitation élevée est considéré comme anormal chez un individu et comme un dangereux prélude à la violence dans une foule. Cependant, contenir des sentiments violents, contrôler constamment ses pulsions, ses affects et ses émotions ne peut qu'engendrer des tensions.
  Certaines personnes ont la chance de pouvoir facilement canaliser leurs pulsions et leurs sentiments dans des activités à la fois bénéfiques pour les autres et satisfaisantes pour elles-­mêmes. D'autres personnes trouvent très difficile, sinon impossible, de concilier les exigences de la vie en société, qui requièrent une maîtrise constante et modérée, et celles de ses représentants (les instances de l'autocontrainte, connues sous le nom de « conscience » ou de « raison ») avec le besoin de satisfaire leurs pulsions instinctives, affectives et émotionnelles. En pareil cas, ces deux ensembles d'exigences – ou certaines d'entre elles seulement – demeurent en conflit permanent. En général, les tensions personnelles qui résultent de ces conflits – les tensions, le stress – sont largement répandues dans les sociétés où des normes de civilisation relativement élevées sont protégées et maintenues par un contrôle étatique interne et efficace de la violence physique.
  La plupart des sociétés humaines proposent des mesures pour se protéger contre ces tensions qu'elles créent elles­-mêmes. Dans les sociétés ayant atteint un niveau relativement avancé de civilisation, où les contraintes sont assez constantes, égales et modérées et où les exigences vis-à-vis de la sublimation sont fortes, il existe une grande variété d'activités de loisir, dont le sport, qui ont précisément cette fonction. Mais, pour permettre le relâchement des tensions, du stress, ces activités doivent correspondre à la sensibilité à l'égard de la violence physique qui caractérise l'habitus social des individus aux derniers stades d'un processus de civilisation. Si l'on compare nos activités de loisir avec celles des époques passées, on voit aisément que seules ont survécu celles qui pouvaient être adaptées, compte tenu de la vive répugnance suscitée par les activités où des êtres humains s'infligent mutuellement des blessures physiques. Les luttes entre gladiateurs, les luttes entre êtres humains et animaux sauvages – qui pendant des siècles réjouirent les populations urbaines de l'Empire romain – et les divertissements médiévaux, comme les pendaisons publiques, les combats de coqs ou le fait de brûler vifs des chats dans des paniers, n'attireraient probablement guère le public contemporain et certains pourraient même les juger intolérables et monstrueux."

 

Norbert Elias, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, 1986, Introduction, tr. fr Josette Chicheportiche et Fabienne Duvigneau, Fayard, 1994, p. 52-53.


 

  "La thèse fondamentale dont je pars, c'est que l'homme est par nature destiné à vivre avec les autres hommes, et qu'en conséquence la nature lui a donné le potentiel pour maîtriser ses pulsions. Mais ce potentiel ne peut être activé que dans le cadre d'un apprentissage. L'apprentissage du comportement civilisé est un universel humain. On le retrouve dans toutes les sociétés, y compris les plus simples. Il n'y a pas de société humaine dans laquelle le jeune humain n'apprend pas à contrôler ses pulsions. Nous avons aujourd'hui encore tout à apprendre sur la force de ce contrôle pulsionnel, et sur la manière dont l'autocontrainte civilisatrice peut se mettre en place sans entraîner un véritable renoncement au plaisir.
  Avant tout, il est important de bien comprendre que la théorie de la civilisation se rapporte à tous les hommes, que le contrôle pulsionnel est un universel humain, sans lequel il n'y a ni hommes individuels ni vie collective des individus."

 

Norbert Elias, "Un parcours dans le siècle", 1987, in J'ai suivi mon propre chemin, tr. fr. Antony Burlaud, Les Éditions sociales, 2016, p. 63-64.



  "Le « long » Moyen Âge que Jacques Le Goff inscrit dans une chronologie sautillant du IIIe siècle au XIXe siècle (si l'on considère le servage comme sa principale caractéristique) voit en son sein, à la fois, s'instituer un « État national » issu de la cour la plus importante de ce puzzle de principautés inégales, et se manifester l' « individu ». Ces deux « nouveautés » ne surgissent pas d'un coup et simultanément partout. Elles résultent de longues évolutions alambiquées, marquées par les cultures locales, les rapports de forces entre civils et religieux, hommes et femmes, etc., tout en fonctionnant ensemble, l'un et l'autre se nourrissant en permanence et aucun des deux n'étant déterminé par un déclencheur unique, volontaire et conscient (par exemple, la religion, l'émergence du capitalisme, l'arrêt de la guerre, etc.). Elles constituent ce que Norbert Elias (1897-1990) nomme le « processus de civilisation ». Il faut entendre par là, non pas un progrès, mais une progression, non pas un « plus » civilisé par rapport à un « moins » civilisé, mais une transformation des mœurs qui vise à policer l'individu, à ce qu'il exprime plus de respect vis-à-vis d'autrui, s'efforce de ne pas le gêner, le dégoûter, l'agresser, manifeste de la pudeur, de la retenue, de la distance. Durant ce long et jamais irréversible processus d'autocontrôle et d'autocontrainte, l'individu apprend à contenir ses pulsions, à brider ses instincts, à maîtriser ses humeurs. L'apprentissage de ces « bonnes manières » (saluer, se moucher, bien se tenir à table, ne pas hausser la voix, écouter l'autre avec attention, respecter les convenances, les hiérarchies, éviter les gestes brusques, etc.) et l'adoption d'un « code social » (qui privilégie la politesse, rend hommage aux plus âgés, donne la priorité aux femmes...) instaurent des comportements individuels « socialisés », qui sont pratiqués d'abord à la cour – d'où certainement la notion de « courtoisie » pour les chapeauter. Ils se répandent graduellement et inégalement parmi toutes les couches de la société, par mimétisme d'abord, puis par éducation. « Civilité » exprime également cet entregent. Ce terme doit sa popularité à Érasme, qui en 1530 publie De civilitate morum perilium (De la civilité puérile), réimprimé plus de trente fois du vivant de l'auteur et qui connaît au moins cent trente tirages jusqu'au XVIIIe siècle."

 

Thierry Paquot, L'Espace public, Éditions de la Découverte, Coll. Repères, 2009, p. 52-53.

 

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Date de création : 09/01/2024 @ 11:04
Dernière modification : 24/01/2024 @ 09:18
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