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Texte à méditer :  Avant notre venue, rien de manquait au monde ; après notre départ, rien ne lui manquera.   Omar Khayyâm
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Figures philosophiques

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Image et concept/idée

  "J'avertis les lecteurs de distinguer soigneusement entre une idée, autrement dit un concept de l'esprit, et les images des choses que nous imaginons. Il est nécessaire ensuite qu'ils distinguent entre les idées et les mots par lesquels nous désignons les choses. Parce que, en effet, beaucoup d'hommes, ou bien confondent entièrement ces trois choses : les images, les mots et les idées, ou bien parce qu'ils ne les distinguent pas avec assez de soin, ou bien enfin pas avec assez de précaution, ils ont complètement ignoré cette doctrine relative à la volonté, qu'il est cependant nécessaire de connaître, tant pour la spéculation que pour la sage disposition de la vie. – Ceux qui, en effet, pensent que les idées consistent dans les images qui se forment en nous par la rencontre des corps, se persuadent que ces idées des choses dont nous ne pouvons former aucune semblable image ne sont pas des idées, mais seulement des fictions que nous nous figurons d'après le libre arbitre de la volonté ; ils regardent donc les idées comme des peintures muettes sur un tableau et, préoccupés de ce préjugé, ils ne voient pas qu'une idée, en tant qu'elle est idée, enveloppe une affirmation ou une négation. – D'autre part, ceux qui confondent les mots avec l'idée, ou avec l'affirmation même qu'enveloppe l'idée, pensent qu'ils peuvent vouloir contrairement à ce qu'ils sentent, alors que, en paroles seulement, ils affirment ou nient quelque chose contrairement à ce qu'ils sentent. – Mais celui-là pourra facilement se dépouiller de ces préjugés, qui porte attention à la nature de la Pensée, laquelle n'enveloppe pas du tout le concept de l'Étendue, et en conséquence il comprendra clairement que l'idée (puisqu'elle est un mode de penser) ne consiste ni dans l'image de quelque chose ni dans des mots. Car l'essence des mots et des images est constituée seulement par des mouvements corporels qui n'enveloppent pas du tout le concept de la pensée."

 

Baruch Spinoza, Éthique, 1677, 2e partie, proposition 49, scolie, tr. fr. Armand Guérinot.

 

  "J'avertis les Lecteurs qu'ils aient à distinguer soigneusement entre une Idée ou une conception de l'Âme et les Images des choses que nous imaginons. Il est nécessaire aussi qu'ils distinguent entre les idées et les Mots par lesquels nous désignons les choses. Parce que, en effet, beaucoup d'hommes ou bien confondent entièrement ces trois choses : les images, les mots et les idées, ou bien ne les distinguent pas avec assez de soin, ou enfin n'apportent pas à cette distinction assez de prudence, ils ont ignoré complètement cette doctrine de la volonté, dont la connaissance est tout à fait indispensable tant pour la spéculation que pour la sage ordonnance de la vie. Ceux qui, en effet, font consister les idées dans les images qui se forment en nous par la rencontre des corps, se persuadent que les idées des choses à la ressemblance desquelles nous ne pouvons former aucune image, ne sont pas des idées, mais seulement des fictions que nous forgeons par le libre arbitre de la volonté ; ils regardent donc les idées comme des peintures muettes sur un panneau et, l'esprit occupé par ce préjugé, ne voient pas qu'une idée, en tant qu'elle est idée, enveloppe une affirmation ou une négation. Pour ceux qui confondent les mots avec l'idée ou avec l'affirmation elle-même qu'enveloppe l'idée, ils croient qu'ils peuvent vouloir contrairement à leur sentiment quand, en paroles seulement, ils affirment ou nient quelque chose contrairement à leur sentiment. Il sera facile cependant de rejeter ces préjugés, pourvu qu'on prenne garde à la nature de la Pensée, laquelle n'enveloppe en aucune façon le concept de l'Étendue, et que l'on connaisse ainsi clairement que l'idée (puisqu'elle est un mode de penser) ne consiste ni dans l'image de quelque chose ni dans des mots. L'essence des mots, en effet, et des images est constituée par les seuls mouvements corporels qui n'enveloppent en aucune façon le concept de la pensée."

 

Baruch Spinoza, Éthique, 1677, 2e partie, proposition 49, scolie, tr. fr. Charles Appuhn, GF, 1965, p. 126-127.


 

  "Cependant, pour ne rien omettre de ce qu'il est nécessaire d'en savoir, j'indiquerai brièvement les causes d'où les termes dits Transcendantaux, comme Être, Chose, Quelque chose, ont tiré leur origine. Ces termes viennent de ce fait, que le corps humain, vu qu'il est limité, n'est capable de former distinctement en lui-même qu'un certain nombre d'images à la fois (j'ai expliqué ce qu'est l'image dans le scolie de la proposition 17) ; si ce nombre est dépassé, ces images commenceront à se confondre ; et si ce nombre d'images que le corps est capable de former distinctement en lui-même à la fois est de beaucoup dépassé, elles se confondront toutes entièrement entre elles. Puisqu'il en est ainsi, il est évident, d'après le corollaire de la proposition 17 et d'après la proposition 18, que l'esprit humain pourra imaginer distinctement à la fois autant de corps qu'il peut s'en former d'images à la fois dans son propre corps. Mais lorsque les images se confondent entièrement dans le corps, l'esprit aussi imaginera tous les corps confusément, sans aucune distinction, et les comprendra en quelque sorte sous un seul attribut, à savoir sous l'attribut de l'Être, de la Chose, etc. Cela peut aussi être déduit du fait que les images ne sont pas toujours de force égale, et d'autres causes analogues à celles-ci, qu'il n'est pas besoin d'expliquer ici, car pour le but que nous nous proposons, il suffit de n'en considérer qu'une seule. Toutes, en effet, reviennent à ceci, que ces termes signifient des idées confuses au plus haut degré.
 
D'autre part, c'est de causes semblables que sont nées ces notions que l'on appelle Universelles, telles que Homme, Cheval, Chien, etc., à savoir que tant d'images, des images d'hommes par exemple, se forment à la fois dans le corps humain, qu'elles dépassent la force d'imaginer, non pas complètement à la vérité, mais au point cependant que l'esprit ne puisse imaginer ni les petites différences qui existent entre chacun de ces hommes (telles que la couleur, la grandeur, etc., de chacun), ni leur nombre déterminé, et qu'il n'imagine distinctement que cela seul en quoi tous conviennent, en tant que le corps est affecté par eux ; car c'est par cela que le corps a été affecté le plus, puisqu'il l'a été par chaque homme en particulier ; et cela, l'esprit l'exprime par le nom d'homme et il l'affirme d'une infinité d'êtres particuliers ; car, comme nous l'avons dit, il ne peut imaginer le nombre déterminé des êtres particuliers. Il faut d'ailleurs remarquer que ces notions ne sont pas formées de la même façon par tous, mais qu'elles varient chez chacun en raison de la chose par laquelle le corps a été plus souvent affecté, et que l'esprit imagine ou se rappelle plus facilement. Par exemple, ceux qui ont plus souvent considéré avec admiration la stature des hommes, entendront sous le nom d'homme un animal de stature droite, tandis que ceux qui ont accoutumé de considérer autre chose, se formeront des hommes une autre image commune, savoir : l'homme est un animal capable de rire, un animal à deux pieds sans plumes, un animal raisonnable ; et de même pour les autres choses, chacun, selon la disposition de son corps, s'en formera des images universelles. C'est pourquoi il n'est pas étonnant qu'entre les philosophes qui ont voulu expliquer les choses naturelles par les seules images des choses, soient nées tant de controverses."

 

Baruch Spinoza, Éthique, 1677, 2e partie, proposition 40, scolie, tr. fr. Armand Guérinot.

 

  "Afin néanmoins de ne rien omettre qu'il ne soit nécessaire de savoir, j'ajouterai quelques mots sur les causes d'où sont provenus les termes appelés Transcendantaux, tels que Être, Chose, Quelque chose. Ces termes naissent de ce que le Corps humain, étant limité, est capable seulement de former distinctement en lui-même un certain nombre d'images à la fois (j'ai expliqué ce qu'est l'image dans le Scolie de la Prop. 17) ; si ce nombre est dépassé, ces images commencent à se confondre ; et, si le nombre des images distinctes, que le Corps est capable de former à la fois en lui-même, est dépassé de beaucoup, toutes se confondront entièrement entre elles. Puisqu'il en est ainsi, il est évident, par le Corollaire de la Proposition 17 et par la Proposition 18, que l'Âme humaine pourra imaginer distinctement à la fois autant de corps qu'il y a d'images pouvant être formées à la fois dans son propre Corps. Mais sitôt que les images se confondent entièrement dans le Corps, l'Âme aussi imaginera tous les corps confusément, sans nulle distinction, et les comprendra en quelque sorte sous un même attribut, à savoir sous l'attribut de l'Être, de la Chose, etc. Cela peut aussi provenir de ce que les images ne sont pas toujours également vives, et d'autres causes semblables, qu'il n'est pas besoin d'expliquer ici, car, pour le but que nous nous proposons, il suffit d'en considérer une seule. Toutes en effet reviennent à ceci que ces termes signifient des idées au plus haut degré confuses. De causes semblables sont nées aussi ces notions que l'on nomme Générales, telles : Homme, Cheval, Chien, etc., à savoir, parce que tant d'images, disons par exemple d'hommes, sont formées à la fois dans le Corps humain, que sa puissance d'imaginer se trouve dépassée ; elle ne l'est pas complètement à la vérité, mais assez pour que l'Âme ne puisse imaginer ni les petites différences singulières (telles la couleur, la taille de chacun), ni le nombre déterminé des êtres singuliers, et imagine distinctement cela seul en quoi tous conviennent, en tant qu'ils affectent le Corps. C'est de la manière correspondante en effet que le Corps a été affecté le plus fortement, l'ayant été par chaque être singulier, c'est cela que l'Âme exprime par le nom d'homme, et qu'elle affirme d'une infinité d'êtres singuliers. Car, nous l'avons dit, elle ne peut imaginer le nombre déterminé des êtres singuliers. Mais on doit noter que ces notions ne sont pas formées par tous de la même manière ; elles varient en chacun corrélativement avec la chose par laquelle le Corps a été plus souvent affecté et que l'Âme imagine ou se rappelle le plus aisément. Ceux qui, par exemple, ont plus souvent considéré avec étonnement la stature des hommes, entendront sous le nom d'homme un animal de stature droite ; pour ceux qui ont accoutumé de considérer autre chose, ils formeront des hommes une autre image commune, savoir : l'homme est un animal doué du rire ; un animal à deux pieds sans plumes ; un animal raisonnable ; et ainsi pour les autres objets, chacun formera, suivant la disposition de son corps, des images générales des choses. Il n'est donc pas étonnant qu'entre les Philosophes qui ont voulu expliquer les choses naturelles par les seules images des choses, tant de controverses se soient élevées."

 

Baruch Spinoza, Éthique, 1677, 2e partie, proposition 40, scolie, tr. fr. Charles Appuhn, GF, 1965, p. 113-115.



  "Philalèthe : Si un homme parle d'une figure de mille côtés, l'idée de cette figure peut être fort obscure dans son esprit, quoique celle du nombre y soit fort distincte.
  Théophile : Cet exemple ne convient point ici ; un polygone régulier de mille côtés est connu aussi distinctement que le nombre millénaire parce qu'on peut y découvrir et démontrer toute sorte de vérités.

  Philalèthe : Mais on n'a point d'idée précise d'une figure de mille côtés, de sorte qu'on la puisse distinguer d'avec une autre, qui n'a que neuf cent nonante-neuf.
  Théophile : Cet exemple fait voir qu'on confond ici l'idée avec l'image. Si quelqu'un me propose un polygone régulier, la vue et l'imagination ne me sauraient point faire comprendre le millénaire qui y est ; je n'ai qu'une idée confuse et de la figure et de son nombre, jusqu'à ce que je distingue le nombre en comptant. Mais, l'ayant trouvé, je connais très bien la nature et les propriétés du polygone proposé, en tant qu'elles sont celles du chiliogone, et par conséquent j'en ai cette idée ; mais je ne saurais avoir l'image d'un chiliogone, et il faudrait qu'on eût les sens et l'imagination plus exquis et plus exercés pour le distinguer par là d'un polygone qui eût un côté de moins. Mais les connaissances des figures non plus que celles des nombres ne dépendent pas de l'imagination, quoiqu'elle y serve ; et un mathématicien peut connaître exactement la nature d'un ennéagone et d'un décagone parce qu'il a le moyen de les fabriquer et de les examiner, quoiqu'il ne puisse point les discerner à la vue. Il est vrai qu'un ouvrier et un ingénieur, qui n'en connaîtra peut-être point assez la nature, pourra avoir cet avantage au-dessus d'un grand géomètre, qu'il les pourra discerner en les voyant seulement sans les mesurer, comme il y a des faquins ou colporteurs qui diront le poids de ce qu'ils doivent porter sans se tromper d'une livre, en quoi ils surpasseront le plus habile staticien du monde. Il est vrai que cette connaissance empirique, acquise par un long exercice, peut avoir des grands usages pour agir promptement, comme un ingénieur a besoin de faire bien souvent, il cause du danger où il s'expose en s'arrêtant. Cependant cette image claire, ou ce sentiment qu'on peut avoir d'un décagone régulier ou d'un poids de 99 livres, ne consiste que dans une idée confuse, puisqu'elle ne sert point à découvrir la nature et les propriétés de ce poids ou du décagone régulier, ce qui demande une idée distincte. Et cet exemple sert à mieux entendre la différence des idées ou plutôt celle de l'idée et de l'mage.
  Philalèthe : Autre exemple : nous sommes portés à croire que nous avons une idée positive et complète de l'éternité, ce qui est autant que si nous disions qu'il n'y a aucune partie de cette durée qui ne soit clairement connue dans notre idée : mais, quelque grande que soit la durée qu'on se représente, comme il s'agit d'une étendue sans bornes, il reste toujours une partie de l'idée au-delà de ce qu'on représente qui demeure obscure et indéterminée ; et de là vient que, dans les disputes et raisonnements qui regardent l'éternité ou quelque-autre infini, nous sommes sujets à nous embrouiller dans de manifestes absurdités.
  Théophile : Cet exemple ne me paraît point cadrer non plus à votre dessein, mais il est fort propre au mien, qui est de vous désabuser de vos notions sur ce point. Car il y règne la même confusion de l'image avec l'idée. Nous avons une idée complète ou juste de l'éternité, puisque nous en avons la définition, quoique nous n'en ayons aucune image ; mais on ne forme point l'idée des infinis par la composition des parties, et les erreurs qu'on commet en raisonnant sur l'infini ne viennent point du défaut de l'image.
  Philalèthe : Mais n'est-il pas vrai que, lorsque nous parlons de la divisibilité de la matière à l'infini, quoique nous ayons des idées claires de la division, nous n'en avons que de fort obscures et fort confuses des particules ? Car je demande, si un homme prend le plus petit atome de poussière qu'il ait jamais vu, aura-t-il quelque idée distincte entre la 100 000e et la 1 000 000e particule de cet atome ?
  Théophile : C'est le même qui pro quo de l'image pour l'idée, que je m'étonne de voir si confondues : il ne s'agit nullement d'avoir une image d'une si grande petitesse. Elle est impossible suivant la présente constitution de notre corps, et, si nous la pouvions avoir, elle serait à peu près comme celle des choses qui nous paraissent maintenant perceptibles ; mais en récompense ce qui est maintenant l'objet de notre imagination nous échapperait et deviendrait trop grand pour être imaginé. La grandeur n'a point d'images en elle-même, et celles qu'on en a ne dépendent que de la comparaison aux organes et aux autres objets, et il est inutile ici d'employer l'imagination. Ainsi il paraît, par tout ce que vous m'avez dit encore ici, Monsieur, qu'on est ingénieux à se faire des difficultés sans sujet, en demandant plus qu'il ne faut."

 

Leibniz, Nouveaux essais sur l'entendement humain, 1704, livre II, Chapitre XXIX, GF-Flammarion, 1966, p. 202-204.


 

  "Les Images sont nécessaires à la formation des concepts, il n'y a pas un seul concept qui soit inné ; nihil est in intellectu quin prius fuerit in sensu, nisi ipse intellectus. L'abstraction a précisément pour but, dans sa fonction originelle et génératrice de l'intelligible, à nous élever au-dessus de l'image et de nous permettre d'en penser l'objet sous une forme nécessaire et universelle. Notre esprit ne peut concevoir directement d'autre intelligible que l'intelligible abstrait et l'intelligible abstrait ne peut être produit que de l'image et avec l'image par l'activité intellectuelle. Toute la matière susceptible d'être exploitée par l'intelligence est d'origine sensorielle et imaginative. Nécessaire pour la formation primitive des concepts, l'imagination est encore nécessaire pour leur élaboration. À aucun moment, le nous ne peut penser sans image : « lorsqu'on pense, la pensée s'accompagne nécessairement d'une image » (Aristote, De l'âme, III, 8, 432 a, 8)."

 

Émile Peillaube, Les Images. Essai sur la mémoire et l'imagination, 1910, Conclusion, p. 470-471.


 

  "Nous ne chercherons pas à savoir si toute pensée irréfléchie prend forme d'image. Il nous suffit d'avoir constaté que l'image est comme une incarnation de la pensée irréfléchie. La conscience imageante représente un certain type de pensée : une pensée qui se constitue dans et par son objet. Toute pensée nouvelle concernant cet objet se présentera, dans la conscience imageante, comme un détermination nouvelle appréhendée sur l'objet. Mais, naturellement, il ne s'agit ici que de quasi-appréhensions. En fait la pensée ne se constate pas sur l'objet, mais, plutôt, elle apparaît objet. Si le développement d'une idée se fait sous forme d'une série de consciences imageantes synthétiquement liées, il en résultera pour l'objet en image une sorte de vie. Il apparaîtra tantôt sous un aspect, tantôt sous un autre, tantôt avec telle détermination, tantôt avec telle autre. Juger qu'un cocher dont on se représente obscurément le visage avait des moustaches, c'est voir apparaître son visage comme ayant des moustaches. Il y a une forme imageante du jugement qui n'est pas autre chose que l'addition à l'objet de qualités nouvelles, accompagnée du sentiment de se risquer, de s'engager ou de prendre ses responsabilités. Ces quelques remarques nous permettent d'esquisser une solution du problème des rapports de l'image au concept. Si nous pensons, sur le mode imageant, à des objets individuels, ce sont ces objets eux-mêmes qui apparaîtront à notre conscience. Ils apparaîtront comme ils sont, c'est-à-dire comme des réalités spatiales avec des déterminations de forme, de couleur, etc. Ils n'auront jamais, d'ailleurs, cette individualité et cette unicité qui caractérisent les objets de la perception. Il y aura des contaminations, une sorte de vague, d'indétermination foncière […]. En même temps, l'objet se donne comme n'étant pas là en personne, comme objet absent. Quoi qu'il en soit, il est la forme que prend la pensée pour apparaître à notre conscience. Si, maintenant, nous pensons une classe, comme « cheval », « homme », etc., c'est la classe elle-même qui nous apparaîtra. Il est rare, à vrai dire, que nous pensions une classe toute seule. La plupart du temps nos pensées sont des saisies de rapports entre classes. On peut bien dire que la pensée d'un concept isolé est toujours le résultat d'exercices artificiels. Pourtant, cette pensée est toujours possible et trois cas peuvent se produire : dans le premier, nous manquons le sens du concept cherché ou nous l'abordons indirectement. En ce cas, nos premières approximations se présenteront sous la forme d'objets individuels appartenant à l'extension de ce concept. Si je cherche à penser le concept « homme », je pourrai m'orienter en produisant l'image d'un homme particulier ou l'image de telle géographie représentant l'homme blanc, etc. Nous avons essayé, au précédent chapitre, de nous expliquer sur ce type de pensée. Mais il se peut qu'ensuite notre pensée saisisse directement le concept lui-même. Celui-ci – c'est le second cas – pourra apparaître alors sous forme d'un objet dans l'espace. Mais cet objet ne sera pas individualisé, ce ne sera plus tel ou tel homme, ce sera l'homme, la classe faite homme. L'objet de notre conscience imageante sera, naturellement, un homme indéterminé, qui n'aura rien de commun avec l'image composite de Galton, mais dont l'indétermination sera l'essence même. Ce sera comme la conscience fugitive d'avoir un homme devant soi, sans qu'on puisse ni qu'on veuille savoir son aspect, sa couleur, sa taille, etc. Cette façon d'aborder le concept en extension est, sans doute, d'un niveau de pensée encore assez bas. Mais si en troisième lieu nous l'abordons tout de suite en compréhension, c'est-à-dire comme système de rapports, il nous apparaîtra alors comme un ensemble de pures déterminations de l'espace qui n'auront d'autre fonction que de le présenter : c'est-à-dire qu'il prendra la forme d'un schème symbolique. Mais des concepts comme « homme », « cheval », etc., sont trop chargés de sensible et trop pauvres en contenu logique pour que nous nous élevions souvent à troisième stade. Le schème symbolique n'apparaît qu'avec un effort de compréhension, c'est-à-dire à l'occasion de pensées abstraites. Ces trois façons qu'a le concept d'apparaître à la pensée irréfléchie correspondent donc à trois attitudes nettement définies de la conscience. Dans la première je m'oriente, je cherche autour de moi. Dans la seconde je reste parmi les objets mais je fais paraître la chose même, la collection de ces objets en tant que telle à ma conscience. Dans la troisième, je me détourne nettement des choses (comme unités ou comme collection) pour me tourner vers les rapports. Les rapports du concept et de l'image ne posent donc aucun problème. En fait, il n'y a pas des concepts et des images. Mais il y a pour le concept deux façons d'apparaître : comme pure pensée sur le terrain réflexif et, sur le terrain irréfléchi, comme image."

 

Jean-Paul Sartre, L'Imaginaire, 1940, Folio essais, 2019, p. 216-218.

 

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Date de création : 17/09/2024 @ 08:55
Dernière modification : 07/05/2025 @ 11:54
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