"Une […] partie des déviances est tolérée volontairement par les communautés, non sans qu'elles exercent sur elles une certaine surveillance et que cette tolérance puisse rencontrer des limites. On a ainsi l'habitude d'admettre sans réactions la petite violence quotidienne, banale, ordinaire, qui n'est d'ailleurs pas perçue par beaucoup comme un comportement déviant : pendant longtemps, nul ne songeait à reprocher aux maîtresses de maison de gifler leurs servantes ni aux artisans de rudoyer leurs apprentis, tant qu'ils ne risquaient pas de les tuer ou de les blesser dangereusement, sans parler de la violence conjugale, très largement occultée, parce que considérée comme faisant partie de la vie privé, à condition qu'elle ne devienne pas excessive. Quant à la violence épisodique, plus rare et plus dangereuse, elle est souvent aussi bien tolérée : les rixes ne font guère l'objet de plaintes en justice (sauf en cas de débordements), surtout lorsqu'elles se produisent les soirs de fête, au sortir hier d'un cabaret, aujourd'hui d'une discothèque ou d'un stade, parce qu'elles apparaissent comme des occasions de défoulement pour la jeunesse, fréquemment même comme des nécessités lorsqu'il s'agit de défendre ou d'affirmer l'honneur du village ou du quartier, du métier ou du groupe. On tolère également sans réactions hostiles l'existence d'individus qui vivent, au moins en partie, d'illégalismes (braconniers, sorciers puis guérisseurs), pour l'essentiel des marginaux originaires du lieu et partiellement intégrés dans la communauté, tout en se distinguant de l'immense majorité de ses membres par la non-conformité relative de leur manière de vivre: leurs activités illégales sont utilisées à leur profit par de nombreux habitants, qui n'hésitent pas à consulter les sorciers pour obtenir des philtres d'amour ou des remèdes, ou à acheter du gibier aux braconniers ou de la drogue aux dealers ; mais s'il se produit un événement qui ébranle la cohésion sociale et qui paraît la menacer, comme un crime inexpliqué, ces marginaux risquent d'en devenir, même sans preuves, les responsables putatifs aux yeux d'une partie ou de la quasi-totalité des habitants, et d'être alors livrés à la justice. Le stade ultime des déviances tolérées est atteint lorsque la communauté tout entière en devient elle-même l'acteur, notamment en matière de fraude fiscale et de contrebande, tels les villages situés près d'une frontière nationale ou provinciale […].
Au cas par cas, entrent aussi en jeu des critères spécifiques à la nature des coupables et de leur faute. Un premier critère est social, c'est celui de la non-intégration du (supposé) coupable : il ne relève pas de la nature du délit, mais de celle du délinquant ; la marque principale de cette situation est la non-appartenance à la communauté, par la naissance ou par le mariage, ou encore par le style de vie, ou par la religion, de sorte que ceux qui lui sont « étrangers » (« horsains »), résidents depuis peu ou de passage (les vagabonds autrefois dans les campagnes, les immigrés aujourd'hui dans les banlieues), fournissent aisément des coupables de substitution à la place de tel ou tel individu intégré. […]
Un deuxième critère tient à la façon dont la faute a été commise, c'est-à-dire au respect de règles de comportement admises par tous, en particulier celles qui relèvent de l'honneur. Pour les homicides, on a longtemps évité de porter en justice ceux qui n'ont pas été prémédités, en particulier lorsqu'ils étaient la conséquence d'un coup mal contrôlé lors d'une rixe, comme ceux dont les motifs apparaissaient comme honorables, surtout quand il s'agissait pour le coupable de défendre ou de rétablir son honneur bafoué. C'est l'inverse pour les homicides prémédités « déloyaux » (les guet-apens, les meurtres par tueurs à gages, les empoisonnements), qui transgressent les règles de la loyauté et de l'honneur.
Un troisième critère relève de ce qu'on peut appeler un seuil de tolérance, c'est-à-dire le danger excessif qu'un individu paraît faire courir à l'ensemble de la communauté. Si les auteurs de crimes et de larcins ne portent pas, a priori, une tare indélébile aux yeux de leurs compatriotes, c'est à condition de ne pas exagérer dans la déviance, donc de ne pas se montrer coupables d'exactions multipliées, qui finiraient par les rendre insupportables : tel est le cas des braconniers, tolérés, et même encouragés, lorsqu'ils pratiquent leur déviance épisodiquement, mais pas lorsqu'ils deviennent des « chasseurs de profession », le vrai critère étant celui de la nuisance sociale, qui sépare le loisir bénin de la passion destructrice. On constate souvent dans les archives judiciaires la longue patience et la résignation des victimes, jusqu'à ce qu'une infraction de trop leur fasse franchir le seuil du recours à la justice, d'où l'ouverture de l'enquête, au cours de laquelle les langues se délient peu à peu et se révèle une multitude d'infractions antérieures, jamais dénoncées, parfois vieilles de plusieurs années."
Benoît Garnot, Histoire de la justice. France, XVIe-XXIe siècle, 2009, 1ère partie, chapitre 2, Folio histoire, p. 131-134.
Retour au menu sur la violence