"Au regard de l'opinion commune, la morale ne commence que quand commence le désintéressement, le dévouement. Mais le désintéressement n'a de sens que si le sujet auquel nous nous subordonnons a une valeur plus haute que nous, individus. Or, dans le monde de l'expérience, je ne connais qu'un sujet qui possède une réalité morale, plus riche, plus complexe que la nôtre, c'est la collectivité. Je me trompe, il en est un autre qui pourrait jouer le même rôle : c'est la divinité. Entre Dieu et la société il faut choisir. Je n'examinerai pas ici les raisons qui peuvent militer en faveur de l'une ou l'autre solution qui sont toutes deux cohérentes. J'ajoute qu'à mon point de vue, ce choix me laisse assez indifférent, car je ne vois dans la divinité que la société transfigurée et pensée symboliquement.
La morale commence donc là où commence la vie en groupe, parce que c'est là seulement que le dévouement et le désintéressement prennent un sens. Je dis la vie en groupe, d'une manière générale. Sans doute, il y a des groupes différents, famille, corporation, cité, patrie, groupements internationaux ; entre ces groupes divers une hiérarchie pourrait être établie ; et l'on trouverait des degrés correspondants dans les différentes formes de l'activité morale suivant qu'elle prend pour objet une société plus étroite ou plus vaste, plus élémentaire ou plus complexe, plus particulière ou plus compréhensive. Mais il est inutile d'entrer ici dans ces questions. Il suffit de marquer le point où paraît commencer le domaine de la vie morale, sans qu'il y ait utilité d'y introduire pour l'instant une différenciation. Or il commence dès qu'il y a attachement à un groupe, si restreint soit-il."
Émile Durkheim, "Détermination du fait moral", 1906, in Sociologie et philosophie, PUF, 1996, p. 74-75.
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