"J’ai vécu avec des gens de lettres, qui ont écrit l’histoire sans se mêler aux affaires, et avec des hommes politiques, qui ne se sont jamais occupés qu’à produire les événements sans songer à les décrire. J’ai toujours remarqué que les premiers voyaient partout des causes générales, tandis que les autres, vivant au milieu du décousu des faits journaliers, se figuraient volontiers que tout devait être attribué à des incidents particuliers, et que les petits ressorts, qu’ils faisaient sans cesse jouer dans leurs mains, étaient les mêmes que ceux qui font remuer le monde. Il est à croire que les uns et les autres se trompent.
Je hais, pour ma part, ces systèmes absolus, qui font dépendre tous les événements de l’histoire de grandes causes premières se liant les unes aux autres par une chaîne fatale, et qui suppriment, pour ainsi dire, les hommes de l’histoire du genre humain. Je les trouve étroits dans leur prétendue grandeur, et faux sous leur air de vérité mathématique. Je crois, n’en déplaise aux écrivains qui ont inventé ces sublimes théories pour nourrir leur vanité et faciliter leur travail, que beaucoup de faits historiques importants ne sauraient être expliqués que par des circonstances accidentelles, et que beaucoup d’autres restent inexplicables ; qu’enfin le hasard ou plutôt cet enchevêtrement de causes secondes, que nous appelons ainsi faute de savoir le démêler, entre pour beaucoup dans tout ce que nous voyons sur le théâtre du monde ; mais je crois fermement que le hasard n’y fait rien, qui ne soit préparé à l’avance. Les faits antérieurs, la nature des institutions, le tour des esprits, l’état des mœurs, sont les matériaux avec lesquels il compose ces impromptus qui nous étonnent et qui nous effraient. La révolution de Février 1848, comme tous les autres grands événements de ce genre, naquit de causes générales fécondées, si l’on peut ainsi parler, par des accidents ; et il serait aussi superficiel de la faire découler nécessairement des premières, que de l’attribuer uniquement aux seconds."
Alexis de Tocqueville, Souvenirs (1850-1851), Deuxième partie, Chapitre 1, Gallimard, Collection Folio-histoire, 1999, p. 84-85.
"Le membre d'une société insérée dans un système étatique ordonné et fondé sur le monopole durable et centralisé de l'utilisation des forces militaires et policières, le Français vivant aujourd'hui en France ou l'Allemand vivant en Allemagne, qui porte ses regards en arrière, est tenté de considérer l'existence d'un tel monopole de la contrainte physique et la réunion d'un territoire de cette importance et de cette nature comme des réalités si évidentes et si utiles, qu'il les prend, sans même faire exprès, pour l'aboutissement d'un plan arrêté d'avance. Par conséquent il juge les actes isolés, dont la somme a contribué à ce résultat, en fonction de leur contribution immédiate à un ordre qui lui paraît sensé et inscrit dans la nature des choses. Il a tendance à se pencher moins sur les implications et les contraintes qui, dans le passé, ont forcé la main aux groupes et aux individus, sur leurs projets, désirs et intérêts à court terme, que sur la question de savoir si, en dernière analyse, ils ont profité ou nui à la cause avec laquelle il s'identifie. Il s'imagine que les acteurs qui ont agi en ces temps reculés pouvaient avoir une vision prophétique de l'avenir, qui est, pour l'observateur d'aujourd'hui, un présent auquel il est peut-être passionnément attaché ; il distribue blâmes et éloges selon les actes des personnages historiques ont contribué ou non au résultat que lui juge désirable.
Or, en portant de tels jugements, en manifestant sa satisfaction personnelle, en promenant sur le passé ce regard subjectif ou partiel, on se barre la route de la découverte des lois structurelles et des mécanismes élémentaires, de la vraie histoire des structures, de la sociogenèse des constructions historiques. Les constructions historiques sont toujours issues de la lutte d'intérêts opposés ou, plus exactement, ambivalents. Les structures qui périssent du fait de ces luttes ou qui se fondent dans des structures nouvelles - qu'il s'agisse de seigneuries absorbées par la royauté ou d'un gouvernement royal emporté par l'État bourgeois - sont partie intégrante des structures nouvelles, au même titre que l'adversaire chanceux et le vainqueur. Sans les entreprises violentes, sans le stimulant de la libre concurrence, il n'y aurait pas de monopole de la contrainte physique, et sans ce monopole, personne n'aurait jamais pu pacifier le territoire, limiter et réglementer l'emploi de la violence".
Norbert Elias, La dynamique de l'Occident, 1939, Trad. P. Kamnitzer, Presses Pocket, p. 96-97.
"Les lois de la statistique ne sont valables que pour les grands nombres ou les longues périodes ; les actes, les événements ne peuvent apparaître statistiquement que comme des déviations ou des fluctuations. Ce qui justifie la statistique, c'est que les événements et les grandes actions sont rares dans la vie quotidienne et dans l'Histoire. Et, cependant, le sens des rapports quotidiens se révèle en de rares actions et non dans la vie quotidienne, de même que la signification d'une époque de l'Histoire ne se manifeste que dans les quelques événements qui l'éclairent. L'application de la loi des grands nombres et des longues durées à la politique et à l'Histoire signifie tout simplement que l'on a volontairement oublié l'objet même de l'Histoire et de la politique et il est absolument vain d'y chercher une signification, un sens, après en avoir éliminé tout ce qui n'est pas comportement quotidien ou tendances automatiques".
Hannah Arendt, La condition de l'homme moderne, 1958, Chapitre II, tr. G. Fradier, Pocket, p. 81.
"L'élucidation parfaite, la connaissance achevée de la nécessité d'un événement historique peut, pour nous qui agissons, devenir un moyen d'apporter de la raison dans l'histoire ; mais l'histoire, considérée « en soi », n'a pas de raison, elle n'est pas une « essence » de quelque espèce que ce soit, ni un « esprit » devant lequel nous devrions nous incliner, ni une « puissance », mais une récapitulation conceptuelle des événements qui résultent du processus de vie social des hommes. Personne n'est appelé à la vie ou tué par l' « Histoire » ; l'histoire ne pose aucune tâche ni n'en résout aucune. Il n'y a que des hommes réels qui agissent, qui surmontent des obstacles, qui peuvent arriver à diminuer le mal individuel ou général qu'eux-mêmes ou les forces de la nature ont créé. L'autonomisation panthéiste de l'histoire en un être substantiel unitaire n'est rien d'autre qu'une métaphysique dogmatique. [...]
L'éventualité d'un retour à la barbarie n'est jamais totalement exclue. Cette rechute peut être déterminée par des catastrophes extérieures, mais aussi par des causes qui dépendent des hommes eux-mêmes. Les grandes invasions sont certes un événement du passé ; mais sous la surface trompeuse du présent se cachent, à l'intérieur des États civilisés, des tensions qui peuvent très bien provoquer de terribles chocs en retour. Le Fatum ne règne sur les événements humains que dans la mesure où la société n'est pas capable de diriger ses affaires consciemment, dans son propre intérêt. Lorsque la philosophie de l'histoire contient encore l'idée d'un sens de l'histoire, obscur, mais agissant de façon autonome et souveraine (sens que l'on tente de représenter par des schémas, des constructions logiques et des systèmes), il convient de lui opposer qu'il n'y a dans le monde de sens et de raison que dans la stricte mesure où les hommes les réalisent en lui."
Max Horkheimer, Les Débuts de la philosophie bourgeoise de l'histoire, Paris 1970, Pavot, p. 111-112 et 135.
"La nécessité d'adopter une attitude psychanalytique devant l'histoire est imposée à l'historien par une seule question : "Pourquoi, seul de tous les animaux, l'homme a-t-il une histoire ?" Car l'homme ne se distingue pas seulement des animaux par la possession et la transmission, de génération en génération, de cet appareil suprabiologique qui est la culture, mais aussi (si l'histoire et les changements survenus au cours du temps sont les caractéristiques essentielles de la civilisation et donc de l'homme) par le désir de modifier sa civilisation et donc de se modifier lui-même. En faisant l'histoire, "l'homme se fait lui-même"... Ainsi, le processus historique est appuyé par le désir éprouvé par l'homme de devenir autre qu'il n'est. Et ce désir est essentiellement inconscient. Les véritables changements qui se produisent dans l'histoire ne sont en aucune façon les résultats des désirs conscients des agents humains qui les provoquent et ne correspondent pas d'ailleurs pas à ces désirs. Tous les historiens le savent et le philosophe de l'histoire, Hegel, dans sa doctrine des "ruses de la Raison", a fait de cette constatation l'un des points essentiels de son analyse structurale de l'histoire. De nos jours, l'humanité continue à faire l'histoire sans avoir une idée consciente de ce qu'elle désire vraiment, sans savoir à quelles conditions elle cesserait d'être malheureuse encore et de donner à son malheur le nom de progrès.
La théologie chrétienne - du moins la théologie augustinienne - considère que l'inquiétude et l'insatisfaction humaines - le cor irrequietum - comme la source psychologique du processus historique. Mais, pour expliquer l'origine de l'insatisfaction humaine, et pour proposer une solution, la théologie chrétienne se voit contrainte d'arracher l'homme au monde réel, au règne animal, et de lui inspirer des illusions de grandeur...
L'animal insatisfait est l'animal névrotique, l'animal en proie à des désirs inhérents à sa nature et qui ne sont pas satisfaits par la culture. Du point de vue psychanalytique, ces désirs refoulés, mais immortels, viennent appuyer le processus historique. L'histoire est façonnée, au-delà de nos volontés conscientes, non par les ruses de la Raison, mais par les ruses du Désir."
Norman-O. Brown, Eros et thanatos, Denoël, 1972, p. 30-31.
Date de création : 20/10/2005 @ 16:21
Dernière modification : 20/01/2014 @ 08:26
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