"L'Histoire est une discipline des plus répandues entre les nations et les races. Le vulgaire voudrait la connaître. Les rois, les dirigeants la recherchent à l'envi. Les gens ignorants peuvent aussi bien la comprendre que les gens instruits. En effet, l'histoire n'est, en apparence, que le récit des événements politiques, des dynasties et des circonstances du lointain passé, présenté avec élégance et relevé par des citations. Elle permet de distraire de vastes publics et de nous faire une idée des affaires humaines. Elle fait voir les effets des changements, elle montre comment une telle dynastie vient conquérir tel vaste pan de terre, jusqu'au jour où retentit l'Appel, lorsque son temps fut révolu. [...] L'Histoire est une noble science. Elle présente beaucoup d'aspects utiles. Elle se propose d'atteindre un noble but. Elle nous fait connaître les conditions propres aux nations anciennes, telles qu'elles se traduisent par leur caractère national. Elle nous transmet la biographie des prophètes, la chronique des rois, leurs dynasties et leur politique. Ainsi, celui qui le désire peut obtenir un heureux résultats : en imitant les modèles historiques en matière religieuse ou profane."
Ibn Khaldoun, Al-Muqadimma (Les Prolégomènes), traduit de l'arabe par Vincent Monteil, aux éditions Sindbad, p. 5 et p. 11.
"Je trouve que c'est un défaut des historiens qu'ils s'attachent plus au mal qu'au bien. Le but principal de l'histoire, aussi bien que de la poésie, doit être d'enseigner la prudence et la vertu par des exemples, et puis de montrer le vice d'une manière qui en donne de l'aversion, et qui porte ou serve à l'éviter."
Leibniz, Essais de théodicée, 1710, GF-Flammarion, p. 200.
"Cette curiosité [de savoir] s'étend aux siècles passés les plus éloignés, et c'est de là que nous vient cette insatiable avidité de savoir l'histoire !... Si c'est pour en tirer quelque exemple utile à ra vie humaine, à la bonne heure ! Il le faut souffrir et même louer, pourvu qu'on apporte à cette recherche une certaine sobriété. Mais si c'est comme on le remarque dans la plupart des curieux, pour en repaître l'imagination de ces vains objets, qu'y a-t-il de plus inutile que de se tant arrêter à ce qui n'est plus, que de rechercher toutes ces folies qui ont passé dans la tête d'un mortel, que de rappeler avec tant de soin ces images que Dieu a détruites dans sa cité sainte, ces ombres qu'il a dissipées, tout cet attirail de la vanité qui de lui-même s'est replongé dans le néant d'où il était sorti ?"
Bossuet, Traité de la concupiscence, 1731, chapitre VII, in Œuvres de Bossuet, volume 10, 1816, p. 366-367.
"L'histoire est pour l'espèce humaine ce que la raison est pour l'individu. Grâce à sa raison, l'homme n'est pas renfermé comme l'animal dans les limites étroites du présent visible ; il connaît encore le passé infiniment plus étendu, source du présent qui s'y rattache : c'est cette connaissance seule qui lui procure une intelligence plus nette du présent et lui permet même de formuler des inductions pour l'avenir. L'animal, au contraire, dont la connaissance sans réflexion est bornée à l'intuition, et par suite au présent, erre, même une fois apprivoisé, parmi les hommes, ignorant, engourdi, stupide, désarmé et esclave. De même un peuple qui ne connaît pas sa propre histoire est borné au présent de la génération actuelle, il ne comprend ni sa nature, ni sa propre existence, dans l'impossibilité où il est de les rapporter à un passé qui les explique ; il peut moins encore anticiper sur l'avenir. Seule l'histoire donne à un peuple une entière conscience de lui-même. L'histoire peut donc être regardée comme la conscience raisonnée de l'espèce humaine."
Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, 1819, Suppléments, chapitre 38, Quadrige, PUF, 2006, p. 1185.
"On a souvent fait remarquer que le terme d' « histoire » est utilisé dans un double sens. Il signifie d'une part la res gestae[1], les faits, les événements, les actes du passé. Mais d'autre part il signifie quelque chose de fort différent ; il signifie notre récollection, notre connaissance de ces événements. D'un simple point de vue logique, cela semble impliquer une curieuse et fort choquante équivocité que nous ne trouvons dans nulle autre branche de la connaissance. C'est comme si un scientifique n'était pas capable de faire une distinction entre l'objet et la forme de sa connaissance, comme s'il confondait « physique » et « nature ». Mais peut-être pouvons-nous rendre compte de cette incongruité qui au premier abord semble être fort sujette à objection. La connexion entre le contenu et la forme de la connaissance est bien plus proche dans l'histoire qu'elle ne l'est dans n'importe quelle branche de la science de la nature. Dans notre expérience commune nous sommes tous entourés d'objets physiques. La science doit décrire et expliquer ces objets, mais nous ne les perdrions pas de vue si nous ne possédions pas l'aide de la science ; il semble que nous puissions les percevoir et que nous puissions les voir, les toucher immédiatement. Mais nous ne pouvons saisir notre vie passée, la vie de l'humanité, de cette façon. Sans le labeur constant et infatigable de l'histoire, cette vie demeurerait un livre clos. Ce que nous appelons notre conscience historique moderne dut être construite pas à pas par le travail de grands historiens. L'histoire inverse pour ainsi dire le processus créateur qui caractérise notre civilisation humaine. La civilisation humaine crée nécessairement de nouvelles formes, de nouveaux symboles, de nouvelles formes matérielles en lesquelles la vie de l'homme trouve son expression externe. L'historien poursuit toutes ces expressions jusqu'en leur origine. Il essaie de reconstruire la vie réelle qui est à la base de toutes ces formes singulières. [...] Sans une herméneutique[2] historique, sans l'art de l'interprétation contenu dans l'histoire, la vie humaine serait une chose très pauvre. Elle serait réduite à un moment singulier du temps, elle n'aurait pas de passé et pour cela pas de futur ; car la pensée du futur et la pensée du passé dépendent l'une de l'autre."
Ernst Cassirer, "Séminaire sur la philosophie de l'histoire", 1942, in L'Idée de l'histoire, tr. fr. E Capeillères, Éd. du Cerf, 1988, p. 84-85.
[1] "Les actions".
[2] Travail d'interprétation, de recherche du sens.
"Les légendes ont toujours joué un rôle puissant dans la construction de l'histoire. L'homme qui n'a pas reçu le don de défaire, qui est toujours, bon gré mal gré, l'héritier des actes d'autres hommes, et qui porte toujours le fardeau d'une responsabilité qui apparaît comme la conséquence d'une chaîne ininterrompue d'événements bien plus que d'actes conscients, cherche une explication et une interprétation à ce passé où semble cachée la mystérieuse clef de son destin futur. Les légendes ont constitué les fondements spirituels de toutes les cités, tous les empires, tous les peuples de l'Antiquité, promesse d'une conduite sûre à travers les espaces illimités du futur. Sans jamais rendre compte de faits de manière fiable, mais exprimant toujours leur signification vraie, elles sont la source d'une vérité au-delà des réalités, une mémoire au-delà des souvenirs.
Les explications légendaires de l'histoire ont toujours servi de rectification après coup des faits et événements réels, rectification précisément nécessaire parce que l'histoire elle-même aurait tenu l'homme pour responsable d'actes qu'il n'avait pas commis et de conséquences qu'il n'avait pas prévues. La vérité des légendes anciennes – ce qui leur donne cette fascinante actualité des siècles après que les cités, les empires et les peuples qu'elles ont servis sont retournés à la poussière – n'est rien d'autre que la forme sous laquelle les événements du passé ont été façonnés pour s'adapter à la condition humaine en général et aux aspirations politiques en particulier. C'est seulement dans les contes à propos d'événements franchement inventés que l'homme a consenti à en endosser la responsabilité et à considérer les événements du passé comme son passé. Les légendes l'ont rendu maître de ce qu'il n'a pas fait, et capable d'assumer ce qu'il ne peut défaire. En ce sens, les légendes ne comptent pas seulement au nombre des premiers souvenirs du genre humain, elles constituent en réalité le vrai commencement de l'histoire humaine".
Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, 1951, Deuxième partie : L'impérialisme, trad. M. Leiris, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2002, p. 481-482.
"Aucune réalité plus que l'histoire n'est essentielle pour la conscience que nous prenons de nous-mêmes. C'est elle qui nous livre l'horizon humain le plus large, elle qui nous transmet les valeurs traditionnelles capables de fonder notre vie, elle qui nous montre les normes à appliquer au présent. Elle nous affranchit de l'état de dépendance où nous sommes sans en avoir conscience à l'égard de notre époque, et nous apprend à voir les plus hautes possibilités et les créations inoubliables de l'homme.
Nous ne saurions utiliser mieux nos loisirs qu'en nous familiarisant avec les splendeurs du passé et en considérant les catastrophes où tout finit par périr. Notre expérience actuelle, nous la comprenons mieux dans le miroir de l'histoire. Et ce qu'elle nous transmet prend vie pour nous à la lumière de notre temps. Notre vie se poursuit tandis que le passé et le présent ne cessent de s'éclairer réciproquement."
Karl Jaspers, Introduction à la philosophie, 1950, tr. fr. Jeanne Hersch, 10/18, 1981, p. 101-102.
"Qu'est-ce donc que l'histoire ? Je proposerai de répondre : l'histoire est la connaissance du passé humain. L'utilité pratique d'une telle définition est de résumer dans une brève formule l'apport des discussions et gloses qu'elle aura provoquées. Commentons-la : nous dirons connaissance et non pas, comme tels autres, « narration du passé humain », ou encore « oeuvre littéraire visant à le retracer » ; sans doute, le travail historique doit normalement aboutir à une oeuvre écrite [...], mais il s'agit là d'une exigence de caractère pratique (la mission sociale de l'historien...) : de fait, l'histoire existe déjà, parfaitement élaborée dans la pensée de l'historien avant même qu'il l'ait écrite ; quelles que puissent être les interférences des deux types d'activité, elles sont logiquement distinctes.
Nous dirons connaissance et non pas, comme d'autres, « recherche » ou « étude » (bien que ce sens d'« enquête » soit le sens premier du mot grec istoria), car c'est confondre la fin et les moyens ; ce qui importe c'est le résultat atteint par la recherche : nous ne la poursuivrions pas si elle ne devait pas aboutir ; l'histoire se définit par la vérité qu'elle se montre capable d'élaborer. Car, en disant connaissance, nous entendons connaissance valide, vraie : l'histoire s'oppose par là à ce qui serait, à ce qui est représentation fausse ou falsifiée, irréelle du passé, à l'utopie à l'histoire imaginaire [...], au roman historique, au mythe, aux traditions populaires ou aux légendes pédagogiques — ce passé en images d'Epinal que l'orgueil des grands Etats modernes inculque, dès l'école primaire, à l'âme innocente de ses futurs citoyens.
Sans doute cette vérité de la connaissance historique est-elle un idéal, dont, plus progressera notre analyse, plus il apparaîtra qu'il n'est pas facile à atteindre : l'histoire du moins doit être le résultat de l'effort le plus rigoureux, le plus systématique pour s'en rapprocher. C'est pourquoi on pourrait peut-être préciser utilement « la connaissance scientifiquement élaborée du passé », si la notion de science n'était elle-même ambiguë : le platonicien s'étonnera que nous annexions à la « science » cette connaissance si peu rationnelle, qui relève tout entière du domaine de la doxa ; l'aristotélicien pour qui il n'y a de « science » que du général sera désorienté lorsqu'il verra l'histoire décrite (et non sans quelque outrance, on le verra sous les traits d'une « science du concret » (Dardel), voire du « singulier » (Rickert).
Précisons donc (il faut parler grec pour s'entendre) que si l'on parle de science à propos de l'histoire c'est non au sens d'Epistémè mais bien de Technè, c'est-à-dire, par opposition à la connaissance vulgaire de l'expérience quotidienne, une connaissance élaborée en fonction d'une méthode systématique et rigoureuse, celle qui s'est révélée représenter le facteur optimum de vérité."
Henri Irénée Marrou, De la connaissance historique, Paris, Seuil, 1954, p. 32-33.
"L'histoire nous libère des entraves, des limitations qu'imposait à notre expérience de l'homme notre mise en situation au sein du devenir, à telle place dans telle société à tel moment de son évolution, — et par là elle devient en quelque sorte un instrument, un moyen de notre liberté...
La prise de conscience historique réalise une véritable catharsis, une libération de notre inconscient sociologique un peu analogue à celle que sur le plan psychologique cherche à obtenir la psychanalyse : dans l'un et l'autre cas, nous observons ce mécanisme, à première vue surprenant, par lequel « la connaissance de la cause passée modifie l'effet présent » : dans l'un et l'autre cas l'homme se libère du passé qui jusque-là pesait obscurément sur lui non par oubli mais par l'effort pour le retrouver, l'assumer en pleine conscience de manière à l'intégrer. C'est en ce sens, comme on l'a souvent répété de Goethe à Dilthey et à Croce, que la connaissance historique libère l'homme du poids de son passé. Ici encore l'histoire apparaît comme une pédagogie, le terrain d'exercice et l'instrument de notre liberté."
Henri Irénée Marrou, De la connaissance historique, 1954, Le Seuil, p. 272.
"C'est est encore le sens premier très large d'« enquête » que conserve le mot d'historiè dans la phrase fameuse sur laquelle s'ouvre l'oeuvre du plus ancien des historiens grecs que nous ayons conservé : « voici l'exposé de l'enquête entreprise par Hérodote d'Halicarnasse pour empêcher que les actions accomplies par les hommes ne s'effacent avec le temps... »
Si élémentaire et, en un sens, encore si naïve que puisse nous apparaître la tentative d'Hérodote, nous sommes très frappés de l'effort d'interprétation scientifique qui s'y manifeste : même chez ce délicieux conteur au premier abord si ingénu, l'histoire apparaît comme une tentative de compréhension, d'explication ; dans cette même phrase initiale dont nous avons cité les premiers mots il précise que son « enquête » a entre autres pour but de déterminer « pour quelle cause Grecs et Perses barbares se combattirent... ». Recherche à la fois approfondie et positive : il s'agit de démêler la cause profonde des événements, distingués des simples prétexte, excuse ou apparence, mais cette recherche se situe au niveau de ce que le philosophe appellera les causes secondes, distinctes de l'archè, ou premier principe métaphysique d'intelligibilité, — recherche positive, même si cette notion de cause implique pour Hérodote la nécessité de tenir compte de notions, pour nous contestables ou surprenantes, comme celles de destin, fortune ou jalousie des dieux ; de proche en proche l'explication historique amènera toujours l'historien à mettre en oeuvre tout l'ensemble de sa conception de l'homme et de la vie. L'histoire d'Hérodote est, comme toute histoire, marquée du sceau de la personnalité de son auteur ; comme toute histoire, autant que sur l'objet propre de sa recherche,—ici les guerre médiques —, elle porte témoignage sur ce que pouvait être le monde intérieur et le mode de pensée d'un Grec des années - 440. Hérodote enfin est déjà bien un historien, au sens professionnel du mot, par son désir de reconstituer et d'atteindre la vérité des événements passés dans leur réalité vécue, par son effort pour détecter la source d'information valide, par la méfiance que cette préoccupation entraîne et un certain pessimisme sur la nature humaine ; on disserte depuis Plutarque sur la « malignité » d'Hérodote."
Henri Irénée Marrou, "Qu'est-ce que l'Histoire ?", in L'Histoire et ses méthodes, Encyclopédie de la Pléiade, 1961, p. 4-8.
"Le même mot, en français, en anglais, en allemand, s'applique à la réalité historique et à la connaissance que nous en prenons. Histoire, history, Geschichte désignent à la fois le devenir de l'humanité et la science que les hommes s'efforcent d'élaborer de leur devenir (même si l'équivoque est atténuée, en allemand, par l'existence de mots, Geschehen, Historie, qui n'ont qu'un des deux sens).
Cette ambiguïté me paraît bien fondée ; la réalité et la connaissance de cette réalité sont inséparables l'une de l'autre d'une manière qui n'a rien de commun avec la solidarité de l'objet et du sujet. La science physique n'est pas un élément de la nature qu'elle explore (même si elle le devient en la transformant). La conscience du passé est constitutive de l'existence historique. L'homme n'a vraiment un passé que s'il a conscience d'en avoir un, car seule cette conscience introduit la possibilité du dialogue et du choix. Autrement, les individus et les sociétés portent en eux un passé qu'ils ignorent, qu'ils subissent passivement. Ils offrent éventuellement à un observateur une série de transformations, comparables à celles des espèces animales et susceptibles d'être rangées en un ordre temporel. Tant qu'ils n'ont pas conscience de ce qu'ils sont et de ce qu'ils furent, ils n'accèdent pas à la dimension propre de l'histoire. L'homme est donc à la fois le sujet et l'objet de la connaissance historique".
Raymond Aron, Dimensions de la conscience historique, 1961, Plon, p. 5.
"L'histoire est un produit du langage et de la parole. Non seulement l'histoire mémorisée pour être ensuite racontée. Et celui qui fait de l'histoire se borne toujours, même scientifique, à raconter des histoires, parfois à raconter son histoire. Non seulement donc cette histoire passée que seul le langage peut évoquer et rendre de nouveau actuelle, puisque c'est actuellement qu'elle est racontée, mais aussi cette histoire à faire, à inventer, cette histoire en cours, la mienne et celle de ma société et celle de l'humanité, c'est uniquement la parole qui la déclenche, la définit, la rend possible ou nécessaire. La parole de l'homme politique et celle de la masse. Comme aussi bien la parole peut la bloquer, l'empêcher, lorsque cette parole mythique nous plonge dans un temps sans histoire, parce que répétitif, sans cesse ramenée au mythe. Le discours est discours historique ou anhistorique, discours de l'action à entreprendre ou du mythe à écouter, et suivant l'un ou l'autre, l'histoire de l'homme surgit, devient une majeure de cette humanité ou reste le quotidien de l'incohérence. Comme la concordance, c'est de ces bruits innombrables déclenchés par la Parole que l'histoire naît et s'ordonne, se poursuit et prend sens."
Jacques Ellul, La Parole humiliée, 1981, Éditions du Seuil, p. 25.
"Que nous soyons convaincus de l'historicité essentielle de « l' » homme, c'est là un produit en soi historique à son tour. Cela ne fait pas qu'elle se trouve elle-même, mais qu'elle se limite elle-même. Au moment où nous voici en train de détruire tout ce qui subsiste encore sur terre d'a-historique en contraignant ses supports à entrer dans l'histoire, nous ferons bien de rappeler que l'histoire n'est pas le dernier mot de l'humanité. "Seul qui sait changer me reste apparenté" : c'est là une profession de foi faustienne, et non un énoncé ontologique. Un préjugé, courant chez nous seulement, veut que l'arrêt doive forcément signifier la régression, et la persistance une déchéance. Cela n'est vrai que là où règne le progrès, c'est donc vrai pour nous. Mais ne se trouve écrit nulle part que le progrès doive régner. Si nous devions aller – ce qui n'est nullement exclu – vers une nouvelle a-historicité (ou, ce qui revient au même, vers un ralentissement de toutes les transformations allant jusqu'à devenir imperceptibles), où les convulsions de l'histoire qui nous ont amené là ne survivraient dans la conscience que sous forme d'un souvenir mythique, nous serions encore et toujours des hommes. Ceux qui se revigorent à l'histoire peuvent le regretter par avance, ceux qui souffrent de l'histoire peuvent le saluer, les uns et les autres, je le suppose, peuvent tenir cela pour une chimère. Quoi qu'il en soit, rien ne justifie la superstition que l'homme, pour être homme, soit obligé d'avoir une histoire. Seul est établi le fait qu'il a dû en avoir une, s'il n'est jamais appelé à pouvoir s'en dégager.
Peut-être notre insatiable curiosité d'histoire n'est-elle qu'un jeu suprême. Peut-être n'est-il pas vrai que, pour nous comprendre nous-mêmes, il nous faille connaître toute notre préhistoire, et en plus de cela l'histoire de toute l'humanité restante. Ou si cela est vrai, alors il n'est peut-être pas vrai qu'il nous faille nous comprendre dans ce sens pour être de vrais hommes. Peut-être la connaissance de l'intemporel est-elle plus importante à cette fin que la compréhension du temporel ; et nous considérer nous-mêmes à la lumière du premier, plus essentiel que nous interpréter à partir du second. Qui sait ? Cependant, nous qui sommes tant voués à l'histoire, nous qu'elle tient solidement plus qu'aucun homme auparavant, comme nous le méritons – nous n'avons pas le choix. Tant que nous sommes pris dans ce mouvement du devenir, il nous faut, pour ne pas y dériver aveuglement, chercher à comprendre l'histoire, la nôtre et celle de tout l'humain sur terre. Sinon, nous n'aurons aucun droit à notre propre histoire : un droit assez problématique au demeurant".
Hans Jonas, Évolution et liberté, 1992, "Changement et permanence. Le fondement d'une compréhensibilité de l'historique", tr. fr. S. Cornille et P. Ivernel, Bibliothèque Rivages, 1999, p. 126-128.
Date de création : 02/11/2005 @ 12:22
Dernière modification : 19/04/2024 @ 12:21
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