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Texte à méditer :  L'histoire du monde est le tribunal du monde.
  
Schiller
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Hors des sentiers battus
La justice ; qu'est-ce qui est juste ?
  "Or, d'elle-même la nature, au rebours, révèle, je pense, que ce qui est juste, c'est que celui qui vaut plus ait le dessus sur celui qui vaut moins et celui qui a une capacité supérieure, sur celui qui est davantage dépourvu de capacité. Qu'il en est ainsi, c'est d'ailleurs ce qu'elle montre en maint domaine : dans le reste du règne animal comme dans les cités des hommes et dans leurs familles, où l'on voit que le signe distinctif du juste, c'est que le supérieur commande à l'inférieur et ait plus que lui. En vertu de quelle justice, dis-moi, Xerxès a-t-il fait une expédition contre la Grèce, ou son père contre les Scythes ? sans parler de mille autres exemples analogues que l'on pourrait alléguer. Eh bien ! cette conduite de la part de ces gens-là est conforme à une nature, à la nature du juste, et, par Zeus! Conforme en vérité à une loi qui est celle de la nature ; non point toutefois, sans doute, à celle que nous, nous avons instituée. Modelés à façon, les meilleurs et les plus forts d'entre nous, pris en main dès l'enfance, sont, tels des lions, réduits en servitude par nos incantations et nos sortilèges, apprenant de nous que le devoir est l'égalité, que c'est cela qui est beau et qui est juste ! Mais, que vienne à paraître, j'imagine, un homme ayant le naturel qu'il faut, voilà par lui tout cela secoué, mis en pièces : il s'échappe, il foule aux pieds nos formules, nos sorcelleries, nos incantations et ces lois qui, toutes sans exception, sont contraires à la nature ; notre esclave s'est insurgé et s'est révélé maître. C'est à cet instant que resplendit la justice selon la nature."
 
Platon, Gorgias, 483c-484a, Œuvres complètes, t. I, tr. fr. Léon Robin et M.-J. Moreau, Éd. Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1950, p. 427.
 
 
 "Certes, ce sont les faibles, la masse des gens, qui établissent les lois, j'en suis sûr. C'est  donc en fonction d'eux-mêmes et de leur intérêt personnel que les faibles font les lois, qu'ils attribuent des louanges, qu'ils répartissent des blâmes. Ils veulent faire peur aux hommes plus forts qu'eux et qui peuvent leur être supérieurs. C'est pour empêcher que ces hommes ne leur soient supérieurs qu'ils disent qu'il est vilain, qu'il est injuste, d'avoir plus que les autres et que l'injustice consiste justement à vouloir avoir plus. Car, ce qui plaît aux faibles, c'est d'avoir l'air d'être égaux à de tels hommes, alors qu'ils leur sont inférieurs.
  Et quand on dit qu'il est injuste, qu'il est vilain, de vouloir avoir plus que la plupart des gens, on s'exprime en se référant à la loi. Or, au contraire, il est évident, selon moi, que la justice consiste en ce que le meilleur ait plus que le moins bon et le plus fort plus que le moins fort. Partout il en est ainsi, c'est ce que la nature enseigne, chez toutes les espèces animales, chez toutes les races humaines et dans toutes les cités !
  Si le plus fort domine le moins fort et s'il est supérieur à lui, c'est là le signe que c'est juste.
  De quelle justice Xerxès s'est-il servi lorsque avec son armée il attaqua la Grèce, ou son père quand il fit la guerre aux Scythes ? Et encore, ce sont là deux cas parmi des milliers d'autres à citer ! Eh bien, Xerxès et son père ont agi, j'en suis sûr, conformément à la nature du droit - c'est-à-dire conformément à la loi, oui, par Zeus, à la loi de la nature -, mais ils n'ont certainement pas agi en respectant la loi que nous établissons, nous !
  Chez nous, les êtres les meilleurs et les plus forts, nous commençons à les façonner, dès leur plus jeune âge, comme on fait pour dompter les lions ; avec nos formules magiques et nos tours de passe-passe, nous en faisons des esclaves, en leur répétant qu'il faut être égal aux autres et que l'égalité est ce qui est beau et juste. Mais, j'en suis sûr, s'il arrivait qu'un homme eût la nature qu'il faut pour secouer tout ce fatras, le réduire en miettes et s'en délivrer, si cet homme pouvait fouler aux pieds nos grimoires, nos tours de magie, nos enchantements, et aussi toutes nos lois qui sont contraires à la nature - si cet homme, qui était un esclave, se redressait et nous apparaissait comme un maître, alors, à ce moment-là, le droit de la nature brillerait de tout son éclat. "
 
Platon, Gorgias, 483b-484a, trad. Monique Canto, Garnier-Flammarion, 1987, p. 212-213.


  "- Thrasymaque : Ne sais-tu pas que, parmi les cités, les unes sont tyranniques, les autres démocratiques, les autres aristocratiques ?
  - Socrate : Comment ne le saurais-je pas ?

  - Or l'élément le plus fort, dans chaque cité, est le gouvernement ?
  - Sans doute.
  - Et chaque gouvernement établit les lois pour son propre avantage : la démocratie des lois démocratiques, la tyrannie des lois tyranniques et les autres de même ; ces lois établies, ils déclarent juste, pour les gouvernés, leur propre avantage, et punissent celui qui le transgresse comme violateur de la loi et coupable d'injustice. Voici donc, homme excellent, ce que j'affirme : dans toutes les cités le juste est une même chose : l'avantageux au gouvernement constitué ; or celui-ci est le plus fort, d'où il suit, pour tout homme qui raisonne bien, que partout le juste est une même chose : l'avantageux au plus fort.
  - Maintenant, repris-je, j'ai compris ce que tu dis ; est-ce vrai ou non ? je tâcherai de l'étudier. Donc toi aussi, Thrasymaque, tu as répondu que l'avantageux était le juste – après m'avoir défendu de faire cette réponse ajoutant pourtant : l'avantageux « au plus fort »."

 

 Platon, La République, Livre I, 338-e 339b, tr. fr. Robert Baccou, GF, 1995, p. 87.



    "L'homme injuste est, semble-t-il, aussi bien celui qui agit contre la loi que celui qui veut posséder plus qu'il ne lui est dû, et même aux dépens d'autrui. Aussi est-il évident que le juste sera celui qui se conforme aux lois et qui observe l'égalité [...]. Puisque l'injuste agit, comme nous avons dit, contre les lois et que celui qui se conforme à celles-ci est juste, il est évident que tous les actes conformes aux lois sont de quelque façon justes. [...] Les lois se prononcent sur toutes choses et ont pour but soit l'intérêt commun, soit celui des chefs - cela conformément à la vertu ou de quelque manière analogue. Aussi appelons-nous d'une seule expression : le juste, ce qui est susceptible de créer ou de sauvegarder, en totalité ou en partie, le bonheur de la communauté politique. [...]. La justice ainsi entendue est une vertu complète, non en soi, mais par rapport à autrui. Aussi, souvent la justice semble-t-elle la plus importante des vertus et plus admirable même que l'étoile du soir et que celle du matin. C'est ce qui fait que nous employons couramment ce proverbe : « La justice contient toutes les autres vertus. »"

 

Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre V, chapitre 1, 1129 a 32-1129 b 29.


 

    "Or, semble t-il bien, la justice est prise en plusieurs sens, et l'injustice aussi, […] – Comprenons donc en combien de sens se dit l'homme injuste. On considère généralement comme étant injuste à la fois celui qui viole la loi, celui qui prend plus que son dû, et enfin celui qui manque à l'égalité, de sorte que de toute évidence l'homme juste sera à la fois celui qui observe la loi et celui qui respecte l'égalité. Le Juste, donc, est ce qui est conforme à la loi et ce qui respecte l'égalité, et l'injuste ce qui est contraire à la loi et ce qui manque à l'égalité.
    Puisque, disions-nous, celui qui viole la loi est un homme injuste, et celui qui l'observe un homme juste, il est évident que toutes les actions prescrites par la loi sont, en un sens, justes : en effet, les actions définies par la loi positive sont légales, et chacune d'elles est juste, disons-nous. Or les lois prononcent sur toutes sortes de choses, et elles ont en vue l'utilité commune, soit de tous les citoyens, [soit des meilleurs], soit seulement des chefs désignés en raison de leur valeur ou de quelque autre critère analogue ; par conséquent, d'une certaine manière, nous appelons actions justes toutes celles qui tendent à produire ou à conserver le bonheur avec les éléments qui le composent, pour la communauté politique. – Mais la loi nous commande aussi d'accomplir les actes de l'homme courageux (par exemple, ne pas abandonner son poste, ne pas prendre la fuite, ne pas jeter ses armes), ceux de l'homme tempérant (par exemple, ne pas commettre l'adultère, ne pas être insolent), et ceux de l'homme de caractère agréable (comme ne pas porter des coups et ne pas médire des autres), et ainsi de suite pour les autres formes de vertus ou de vices, prescrivant les unes et interdisant les autres, tout cela correctement si la loi a été elle-même correctement établie, ou d'une façon critiquable, si elle a été faite à la hâte.
    Cette forme de justice, alors, est une vertu complète, non pas cependant au sens absolu, mais dans nos rapports avec autrui. Et c'est pourquoi souvent on considère la justice comme la plus parfaite des vertus, et ni l'étoile du soir, ni l'étoile du matin ne sont ainsi admirables. Nous avons encore l'expression proverbiale :
    Dans la justice est en somme toute vertu.
    Et elle est une vertu complète au plus haut point, parce qu'elle est usage de la vertu complète, et elle est complète parce que l'homme en possession de cette vertu est capable d'en user aussi à l'égard des autres et non seulement pour lui-même".

 

Aristote, Éthique à Nicomaque, livre V, 3, trad. J. Tricot, Éd Vrin, 1967, p. 216-219.


 

    "On n'agit injustement ou justement que quand l'action est volontaire ; quand elle est involontaire, on n'agit ni injustement ni justement, mais selon l'événement [1], qui donne alors aux actes leur caractère juste ou injuste [...]. En effet, nous sommes amenés à exécuter ou à subir, en toute connaissance de cause, bien des actes imposés par la nature, dont aucun pourtant n'est volontaire, comme le fait de vieillir ou de mourir. De même, dans les actes injustes et justes, l'événement a aussi sa place. Supposons qu'une personne rende un dépôt [2] malgré elle, ou poussée par la crainte ; nous ne devons pas dire, pour autant, que son action est juste ni qu'elle pratique la justice, sinon par accident. De même, supposons qu'une personne soit empêchée de rendre un dépôt par la force et malgré elle ; il nous faut dire que c'est par pur hasard qu'elle commet une injustice et fait une action injuste."

 

Aristote, Éthique à Nicomaque, livre V, chapitre 8, , trad. R. Bodéüs, GF, 2004, p. 154-155. 

[1] Selon les circonstances.
[2] Rende un dépôt : rende un objet laissé en dépôt.


 

  "Il ne faut pas perdre de vue que ce que nous cherchons ici c'est non seulement le juste au sens absolu, mais aussi le juste politique. Le juste politique c'est celui qui règne entre des hommes dont la communauté de vie a pour but une existence autarcique, hommes qui sont libres et égaux, soit d'une égalité proportionnelle, soit d'une égalité arithmétique. En sorte que pour ceux chez qui ces conditions ne sont pas réalisées, il n'existe pas de justice politique réglant leurs rapports mutuels. Il n'y a qu'une sorte de justice, qui a simplement quelque ressemblance avec la justice politique.
  En effet, le juste suppose des gens dont les rapports sont régis par la loi, et la loi suppose des gens chez qui l'injustice se peut trouver : car la justice (que rend un tribunal) est discernement du juste et de l'injuste. Partout où il y a injustice, il y a aussi des actes injustes (mais partout où des actes injustes sont commis, il n'y a pas forcément injustice) ; et qu'est-ce qu'agir injustement ? — c'est prendre pour soi une part excessive des choses qui sont en elles-mêmes des biens, et une part insuffisante des choses qui sont en elles-mêmes des maux.
  Voilà pourquoi nous ne souffrons pas que ce soit un homme qui commande, mais nous voulons que ce soit la loi ; parce qu'un homme ne commande que dans son propre intérêt, et devient tyran. Le magistrat, au contraire, est le gardien de la justice, et, s'il l'est de la justice, il l'est aussi de l'égalité. Or, s'il est juste, il est censé n'avoir rien de plus que sa part (car il ne s'attribue pas une part plus grande des choses qui sont en soi des biens, à moins que ce ne soit en proportion de son mérite. Aussi est-ce pour les autres qu'il travaille ; et c'est pour cette raison qu'on dit que la justice est « le bien d'autrui », ainsi qu'on l'a remarqué précédemment). Il faut donc lui accorder un salaire, salaire en honneur et en considération. Quant à ceux à qui cela ne suffit pas, ce sont ceux qui deviennent des tyrans."

 

Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre V, chapitre 10, 1134a 25-b7.


 

  "Nous pouvons maintenant donner la définition de la Justice […]
  1. L'homme, en vertu de la raison dont il est doué, a la faculté de sentir sa dignité dans la personne de son semblable comme dans sa propre personne, de s'affirmer tout à la fois comme individu et comme espèce.

  2. La JUSTICE est le produit de cette faculté : c'est le respect, spontanément éprouvé et réciproquement garanti, de la dignité humaine, en quelque personne et dans quelque circonstance qu'elle se trouve compromise, et à quelque risque que nous impose sa défense.
  3. Ce respect est au plus bas degré chez le barbare, qui y supplée par la religion ; il se fortifie et se développe chez le civilisé, qui pratique la Justice pour elle-même, et s'affranchit incessamment de tout intérêt personnel et de toute considération divine.
  4. Ainsi conçue, la Justice, rendant toutes les conditions équivalentes et solidaires, identifiant l'homme et l'humanité, est virtuellement adéquate à la béatitude, principe et fin de la destinée de l'homme.
  5. De la définition de la Justice se déduit celle du droit et du devoir.
  Le droit est pour chacun la faculté d'exiger des autres le respect de la dignité humaine dans sa personne ; - le devoir, l'obligation pour chacun de respecter cette dignité en autrui.
  Au fond, droit et devoir sont termes identiques, puisqu'ils sont toujours l'expression du respect, exigible ou dû ; exigible parce qu'il est dû, dû parce qu'il est exigible : ils ne diffèrent que par le sujet : moi ou toi, en qui la dignité est compromise.
  6. De l'identité de la raison chez tous les hommes, et du sentiment de respect qui les porte à maintenir à tout prix leur dignité naturelle, résulte l'égalité devant la Justice."

 

Proudhon, De la justice dans la révolution et dans l'Église, 1858, 2ème étude : Les personnes, chap. VII, art. XXXIV.


  "La JUSTICE est [...] le respect, spontanément éprouvé et réciproquement garanti de la dignité humaine, en quelque personne et dans quelque circonstance qu'elle se trouve compromise et à quelque risque que nous expose sa défense.
  Être prêt en toute circonstance à prendre avec énergie, et au besoin contre soi-même la défense de cette dignité, voilà la Justice [...]
  Quelques observations sur cette définition : si la Justice n'est pas innée à l'humanité, la société humaine n'a pas de mœurs ; l'état social est un état contre nature ; la civilisation, une dépravation ; la parole, les sciences et les arts des effets de la déraison et de l'immoralité, toutes propositions que dément le sens commun.
   Elle énonce un fait, savoir que : s'il y a aussi souvent opposition que solidarité d'intérêts entre les hommes, il y a toujours et essentiellement communauté de dignité, chose supérieure à l'intérêt.
   Elle est pure de tout élément mystique et physiologique. À la place de la religion des dieux, c'est le respect de nous-mêmes ; au lieu d'une affection animale, d'une sorte de magnétisme organique, le sentiment exalté, impersonnel, que nos avons de la dignité de notre espèce, dignité que nous ne séparons pas de notre liberté.

   Elle est supérieure à l'intérêt. Je dois respecter et faire respecter mon prochain comme moi-même : telle est la loi de ma conscience…"
 

Proudhon, De la justice dans la révolution et dans l'Église, 1858, 2ème étude : Les personnes, chap. VII, art. XXXIV.


    "Dans une société coopérative de production, est-il juste ou non que le talent ou l'habileté donnent droit à une rémunération plus élevée ? Ceux qui répondent négativement à la question font valoir l'argument suivant : celui qui fait ce qu'il peut a le même mérite et ne doit pas, en toute justice, être placé dans une position d'infériorité s'il n'y a pas faute de sa part ; les aptitudes supérieures constituent déjà des avantages plus que suffisants, par l'admiration qu'elles excitent, par l'influence personnelle qu'elles procurent, par les sources intimes de satisfaction qu'elles réservent, sans qu'il faille y ajouter une part supérieure des biens de ce monde ; et la société est tenue, en toute justice, d'accorder une compensation aux moins favorisés, en raison de cette inégalité injustifiée d'avantages plutôt que de l'aggraver encore.
    A l'inverse, les autres disent : la société reçoit davantage du travailleur dont le rendement est supérieur ; ses services étant plus utiles, la société doit les rémunérer plus largement ; une part plus grande dans le produit du travail collectif est bel et bien son oeuvre ; la lui refuser quand il la réclame, c'est une sorte de brigandage. S'il doit seulement recevoir autant que les autres, on peut seulement exiger de lui, en toute justice, qu'il produise juste autant, et qu'il ne donne qu'une quantité moindre de son temps et de ses efforts, compte tenu de son rendement supérieur.
    Qui décidera entre ces appels à des principes de justices divergents ? La justice, dans le cas en question, présente deux faces entre lesquelles il est impossible d'établir l'harmonie, et les deux adversaires ont choisi les deux faces opposées ; ce qui préoccupe l'un, c'est de déterminer, en toute justice, ce que l'individu doit recevoir, ce qui préoccupe l'autre, c'est de déterminer, en toute justice, ce que la société doit donner. Chacun des deux, du point de vue où il s'est placé, est irréfutable et le choix entre ces points de vue, pour des raisons relevant de la justice, ne peut qu'être absolument arbitraire. C'est l'utilité sociale seule qui permet de décider entre l'un et l'autre."
 
 

John Stuart Mill, L'utilitarisme, 1861, Chapitre V.


 

    "La justice (l'équité) prend naissance entre hommes jouissant d'une puissance à peu près égale, comme l'a bien vu Thucydide (dans ce terrible dialogue des députés athéniens et méliens) ; c'est quand il n'y a pas de supériorité nettement reconnaissable, et qu'un conflit ne mènerait qu'à des pertes réciproques et sans résultat, que naît l'idée de s'entendre et de négocier sur les prétentions de chaque partie : le caractère de troc est le caractère initial de la justice. Chacun donne satisfaction à l'autre en recevant lui-même ce dont il fait plus grand cas que l'autre. On donne à chacun ce qu'il veut avoir et qui sera désormais sien, et l'on reçoit en retour ce que l'on désire. La justice est donc échange et balance une fois posée l'existence d'un rapport de forces à peu près égales : c'est ainsi qu'à l'origine la vengeance ressortit à la sphère de la justice, elle est un échange. De même la reconnaissance. – La justice se ramène naturellement au point de vue d'un instinct de conservation bien entendu, c'est-à-dire à l'égoïsme de cette réflexion : "A quoi bon irais-je me nuire inutilement et peut-être manquer néanmoins mon but ?" – Voilà pour l'origine de la justice. Mais du fait que les hommes, conformément à leurs habitudes intellectuelles, ont oublié le but premier des actes dits de justice et d'équité, et notamment que l'on a pendant des siècles dressé les enfants à admirer et imiter ces actes, il s'est peu à peu formé l'illusion qu'une action juste est une action désintéressée ; et c'est sur cette illusion que repose la grande valeur accordée à ces actions, valeur qui, comme toutes les autres, ne fait encore que s'accroître continuellement : car ce qu'on évalue très haut se recherche, s'imite, se multiplie à force de sacrifices, et s'augmente du fait que vient encore s'ajouter à la valeur de la chose tellement appréciée la valeur de la peine et du zèle que lui voue chaque individu. – Que le monde paraîtrait peu moral sans cette faculté d'oubli !"
 

Nietzsche, Humain, trop humain, 1878, tr. R. Rovini, Folio essais, p. 88-89. 


 

 "Parler de justice et d'injustice en soi n'a point de sens ; une infraction, une violation, un dépouillement, une distinction en soi, ne pouvant être évidemment quelque chose d' « injuste », attendu que la vie procède essentiellement, c'est-à-dire dans ses fonctions élémentaires, par infraction, violation, dépouillement, destruction et qu'on ne saurait l'imaginer procédant autrement. Il faut même s'avouer quelque chose de plus grave encore : c'est que, au point de vue biologique le plus élevé, les conditions de vie par quoi s'exerce la protection légale, ne peuvent jamais être qu'exceptionnelles en tant qu'elles sont des restrictions partielles de la volonté de vie proprement dite qui tend à la domination, et qu'elles sont subordonnées à sa tendance générale sous forme de moyens particuliers, c'est-à-dire de moyens de créer des unités de domination toujours plus grandes."
 
 
Nietzsche, Généalogie de la morale, 1887, Deuxième traité, § 11,« Idées », Gallimard, 1964, p. 106.

 

    "Où donc la justice ? En ceci que le jugement ne résulte point des forces, mais d'un débat libre, devant un arbitre qui n'a point d'intérêts dans le jeu. Cette condition suffit, et elle doit suffire parce que les conflits entre les droits sont obscurs et difficiles. Ce qui est juste, c'est d'accepter d'avance l'arbitrage ; non pas l'arbitrage juste, mais l'arbitrage. L'acte juridique essentiel consiste en ceci que l'on renonce solennellement à soutenir son droit par la force. Ainsi ce n'est pas la paix qui est par le droit ; car, par le droit, à cause des apparences du droit, et encore illuminées par les passions, c'est la guerre qui sera, la guerre sainte ; et toute guerre est sainte. Au contraire c'est le droit qui sera par la paix, attendu que l'ordre du droit suppose une déclaration préalable de paix, avant l'arbitrage, pendant l'arbitrage, et après l'arbitrage, et que l'on soit content ou non. Voilà ce que c'est qu'un homme pacifique. Mais l'homme dangereux est celui qui veut la paix par le droit, disant qu'il n'usera point de la force, et qu'il le jure, pourvu que son droit soit reconnu. Cela promet de beaux jours."

 

 

Alain, Propos, 18 avril 1923, t. I, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1956, p. 484-485.


  "Qu'entend-on exactement par justice ? On ne peut répondre de façon précise à une question pareille, ce mot étant sans cesse employé dans des acceptions diverses. Je pense néanmoins que, pour la plupart d'entre nous, en par­ticulier pour ceux qui épousent la tendance humaniste, il signifie approximativement : une répartition égale des charges de la citoyenneté, c'est-à-dire des restrictions de liberté nécessaires à la vie sociale ; l'égalité en droit citoyens, avec la condition, bien entendu, que les lois ne favorisent ni ne défavorisent aucun individu, groupe ou classe ; l'impartialité des tribunaux ; et, enfin, une répartition égale des avantages (et pas uniquement des charges) que l'appartenance à un État peut procurer aux citoyens."

 

Karl Popper, La Société ouverte et ses ennemis, tome 1, 1945, tr. fr. Jacqueline Bernard et Jacques Monod, Points essais, 2048, p. 116-117.



    "[...] nous partirons du conflit entre les deux opinions les plus répandues sur la justice : d'une part la justice est bonne, d'autre part elle consiste à donner à chacun ce qui lui est dû. Ce qui est dû à l'homme est défini par la loi, la loi de la cité. Mais cette loi peut être stupide, donc mauvaise et pernicieuse. La justice qui consiste à donner à chacun son dû peut donc être mauvaise. Pour que la justice reste bonne, il nous faut la concevoir comme essentiellement indépendante de la loi. Nous la définirons alors comme l'habitude de donner à chacun ce qui lui est dû conformément à la nature. Mais comment savoir ce qui est dû à autrui conformément à la nature ? Une opinion communément admise peut sans doute nous éclairer là-dessus : ainsi estime-t-on injuste de rendre à son légitime propriétaire une arme dangereuse, s'il est fou ou décidé à détruire la cité. Ceci implique que rien ne peut être juste de ce qui nuit à autrui et que la justice est précisément l'habitude de ne pas nuire à autrui. Cette définition ne justifie pas cependant les nombreux cas où nous accusons d'injustice ceux qui, sans jamais nuire à autrui, se gardent soigneusement de l'aider de la parole ou du geste. La justice sera alors l'habitude de faire du bien à autrui. L'homme juste est celui qui donne à quiconque non ce qu'une loi peut-être stupide lui prescrit de donner, mais ce qui lui est bon, c'est-à-dire ce qui lui est bon par nature. Et pourtant il n'est pas donné à tout le monde de savoir ce qui est bon pour l'homme en général, et pour chaque individu en particulier. Tout comme le médecin est seul à savoir ce qui dans chaque cas est bon pour le corps, le sage est seul à savoir ce qui dans chaque cas est bon pour l'âme. Cela étant, si la justice est de donner à chacun ce qui par nature est bon pour lui, il ne peut y avoir de justice que dans une société où les sages ont le pouvoir absolu."

 

Léo Strauss, Droit naturel et histoire, 1953, Trad. Monique Nathan et Éric de Dampierre, Champs Flammarion, 1986, p. 136-137.

 

  "Mon but est de présenter une conception de la justice qui généralise et porte à un plus haut niveau d'abstraction la théorie bien connue du contrat social telle qu'on la trouve, entre autres, chez Locke, Rousseau et Kant. […]
  Je soutiendrai que les personnes placées dans la situation initiale choisiraient deux principes assez différents. Le premier exige l'égalité dans l'attribution des droits et des devoirs de base. Le second, lui, pose que des inégalités socio-économiques, prenons par exemple des inégalités de richesse et d'autorité, sont justes si et seulement si elles produisent, en compensation, des avantages pour chacun et, en particulier, pour les membres les plus désavantagés de la société. Ces principes excluent la justification d'institutions par l'argument selon lequel les épreuves endurées par certains peuvent être contrebalancées par un plus grand bien, au total. Il peut être opportun, dans certains cas, que certains possèdent moins afin que d'autres prospèrent, mais ceci n'est pas juste. Par contre, il n'y a pas d’injustice dans le fait qu'un petit nombre obtienne des avantages supérieurs à la moyenne, à condition que soit par là même améliorée la situation des moins favorisés. […] Les deux principes que j'ai mentionnés plus haut constituent, semble-t-il, une base équitable sur laquelle les mieux lotis ou les plus chanceux dans leur position sociale […] pourraient espérer obtenir la coopération volontaire des autres participants."

 

John Rawls, Théorie de la justice, 1971, Première partie, Chapitre 1, § 3, Traduction Catherine Audard, coll. Essais – éditions du Seuil, p. 37 et 41.



  "La justice élémentaire est avant tout rétablissement du statu quo ante. La justice réparative restaure la situation qui prévalait en deçà de l'empiètement : tout se passe comme s'il n'était rien arrivé au cours du devenir. La justice punitive, de son côté, veille à ce que l'agent subisse, comme patient, le contrecoup de son délit. Plus complètement encore, et indépendamment de tout préjudice, la « justice » commutative garantit, dans les échanges, l'équilibre de l'action et de la réaction et la réciprocité des transactions : à partir du moment où deux corrélats sont parfaitement interchangeables dans une relation parfaitement bilatérale, l'aller et retour qui les relationne est en dehors du temps".

 

Vladimir Jankélévitch, L'irréversible et la nostalgie, 1974, Flammarion, Champs essais, 2011, p. 243-244.
 


Date de création : 04/07/2006 @ 18:23
Dernière modification : 06/03/2020 @ 14:21
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