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Texte à méditer :   Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible.   David Rousset
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Hors des sentiers battus
La société comme réalisation de la nature humaine

  "État de l'homme au sortir des mains de la nature, et ce qu'elle a fait pour le préparer à être sociable.

  L'homme n'a ni idées ni penchants innés. Le premier instant de sa vie le trouve enveloppé d'une indifférence totale, même pour sa propre existence. Un sentiment aveugle, qui ne diffère point de celui des animaux, est le premier moteur qui fait cesser cette indifférence. Sans entrer dans le détail des premiers objets qui font sortir l'homme de cet engourdissement, ni de la manière dont cela s'opère, je dis que ses besoins l'éveillent par degrés, le rendent attentif à sa conservation ; et c'est des premiers objets de cette attention qu'il tire ses premières idées.
  La nature a sagement proportionné nos besoins aux accroissements de nos forces ; puis en fixant le nombre de ces besoins pour le reste de notre vie, elle a fait qu'ils excédassent toujours de quelque chose les bornes de notre pouvoir. On va voir les raisons de cette disposition.

  Si l'homme ne trouvait aucun obstacle à satisfaire ses besoins, chaque fois qu'il les aurait contentés, il retomberait dans sa première indifférence, il n'en ressortirait que lorsque le sentiment de ces besoins renaissants l'agiterait ; et la facilité d'y pourvoir n'aurait pas besoin de lumières supérieures à l'instinct de la brute ; il n'aurait pas été plus sociable qu'elle.
  Ce n'était point là les intentions de la suprême sagesse ; elle voulait faire de l'espèce humaine un tout intelligent, qui s'arrangeât lui-même par un mécanisme aussi simple que merveilleux ; ses parties étaient préparées, et, pour ainsi dire, taillées pour former le plus bel assemblage ; quelques légers obstacles devaient moins s'opposer à leur tendance, que les exciter fortement à l'union : séparément faibles, délicates et sensibles ; des désirs, des inquiétudes causés par la distance momentanée d'un objet propre à les satisfaire, devaient augmenter cette espèce d'attraction morale.
  Que devait-il résulter de la tension de ces ressorts ? Deux effets admirables ; savoir : 1° une affection bienfaisante pour tout ce qui soulage ou secourt notre faiblesse ; 2° le développement de la raison, que la nature a mise à côté de cette faiblesse pour la seconder.
  De ces deux sources fécondes devaient encore couler l'esprit et les motifs de sociabilité, une industrie, une prévoyance unanime ; enfin, toutes les idées, les connaissances directement relatives à ce bonheur commun. On peut donc dire avec Sénèque : Quidquid nos meliores beatosque facturum est, natura in aperto aut in proximo posuit[1].
  C'est donc précisément dans ces vues que la nature a distribué les forces de l'humanité entière, avec différentes proportions entre tous les individus de l'espèce ; mais elle leur a indivisiblement laissé la propriété du champ producteur de ses dons à tous et un chacun l'usage de ses libéralités. Le monde est une table suffisamment garnie pour tous les convives, dont tous les mets appartiennent, tantôt à tous, parce que tous ont faim, tantôt à quelques uns seulement, parce que les autres son rassasiés ; ainsi personne n'en est absolument le maître, ni n'a droit de prétendre l'être.
  C'est sur la stabilité de cette base que la nature avait appuyé ce qui devait être changeant et mobile ; elle avait pris soin d'en régler et combiner les mouvements.

Exposition détaillée des vrais fondements de sociabilité.

  Je m'arrêterai encore à considérer les fondements, l'ordre, et l'assortiment des principaux ressorts de cette admirable machine :
  1° Unité indivisible de fonds de patrimoine, et usage commun de ses productions ;
  2° Abondance et variété de ces productions plus étendues que nos besoins, mais que nous ne pouvons recueillir sans travail ; tels sont les préparatifs de notre conservation, les soutiens de notre être.
  Repassons aussi sur ce que la nature a fait pour disposer les hommes à une unanimité, à une concorde générale, et comment elle a prévenu le conflit de prétentions qui pourrait arriver dans quelques cas particuliers.
  1° Elle fait sentir aux hommes, par la parité de sentiments et de besoins, leur égalité de conditions et de droits, et la nécessité d'un travail commun.
  2° Par la variété momentanée de ces besoins, qui fait qu'ils ne nous affectent pas tous, ni également, ni dans les mêmes instants, elle nous avertit de relâcher quelque-fois de ces droits pour les céder à d'autres, et nous induit à le faire sans peine.
  3° Quelquefois elle prévient entre nous l'opposition, la concurrence des désirs, des goûts, des inclinations, par un nombre suffisant d'objets capables de les contenter séparément ; ou bien elle varie ces désirs, ces penchants, pour les empêcher de tomber en même temps sur un objet qui serait unique, trahit sua quemque voluptas [Chacun suit son propre penchant].
  4° Par la diversité de force, d'industrie, de talents mesurés sur les différents âges de notre vie, ou la conformation de nos organes, elle indique nos différents emplois.
  5° Elle a voulu que la peine, la fatigue de pourvoir à nos besoins, toujours un peu plus étendus que nos forces, quand nous sommes seuls, nous fît comprendre la nécessité de recourir à des secours, et nous inspirât de l'affection pour tout ce qui nous aide ; de là notre aversion pour l'abandon et la solitude, notre amour pour les agréments et les avantages d'une puissante réunion, d'une société.
  Enfin, pour exciter et entretenir parmi les hommes une réciprocité de secours et de gratitude, pour leur marquer les instants qui leur prescrivent ces devoirs, la Nature est entrée dans les moindres détails ; elle leur fait tour à tour éprouver inquiétude ou tranquillité, lassitude ou repos, affaiblissement ou augmentation de force.
  Tout est compassé, tout est pesé, tout est prévu dans le merveilleux automate de la société ; ses engrenures, ses contrepoids, ses ressorts, ses effets : si l'on y voit contrariété de forces, c'est vacillation sans secousse, ou équilibre sans violence ; tout y est entraîné, tout y est porté vers un seul but commun.
  Cette machine, en un mot, quoique composée de parties intelligentes, opère en général, indépendamment de leur raison dans plusieurs cas particuliers ; les délibérations de ce guide sont prévenues, et ne le laissent que spectateur de ce qu'effectue le sentiment. On peut donc dire avec Cicéron : Natura ingenuit, sine doctrina, notitias parvas maximarum rerum ; virtutem ipsam inchoavit.[2]"

 

Étienne-Gabriel Morelly, Code de la nature, 1755, Éditions sociales, 1970, p. 42-45.


[1] Tout ce qui doit nous rendre meilleurs et plus heureux, la nature nous l'a mis bien en vue, sous la main (Des Bienfaits, Livre VII, chapitre 1).
[2] La nature, sans étude, a fait naître en nous de faibles connaissances des plus grandes vérités, elle y a semé la vertu elle-même. (De finibus bonorum et malorum, livre V, 21).


 

  "Dans l'hypothèse de la propriété positivement abolie, l'homme produit l'homme ; en se produisant lui-même, il produit aussi bien l'autre ; l'objet, affirmation immédiate de son individualité, est en même temps sa propre existence pour autrui, l'existence d'autrui, et l'existence de celui-ci pour moi. De même, le matériel du travail aussi bien que l'homme en tant que sujet sont tout autant le point de départ que le résultat du mouvement (et ils doivent l'être : d'où la nécessité historique de la propriété privée). Le caractère social est le caractère général de tout le mouvement : de même que la société crée l'homme en tant qu'homme, de même elle est créée par lui. L'activité et la jouissance, tant par leur contenu que par leur mode d'existence, sont sociales ; elles sont activité sociale et jouissance sociale. L'essence humaine de la nature n'existe d'abord que pour l'homme social ; car c'est là seulement que la nature est pour lui un lien avec l'homme, c'est là qu'il vit pour l'autre et l'autre pour lui, c'est là qu'elle est le fondement de sa propre existence humaine et l'élément vital de l'humaine réalité. C'est là seulement que sa vie naturelle est sa vie humaine, que la nature est devenue pour lui humaine. La société est l'unité essentielle et parfaite de l'homme avec la nature, la vraie résurrection de la nature, le naturalisme accompli de l'homme et l'humanisme accompli de la nature".
 

Marx, Ébauche d'une critique de l'économie politique, 1844, Avant-Propos, trad. Jean Malaquais et Claude Orsoni, in Marx, Philosophie, Folio essais, p. 149.

 


 

 

 "La société […] est la source et le lieu de tous les biens intellectuels qui constituent la civilisation. C'est de la société que nous vient tout l'essentiel de notre vie mentale. Notre raison indivi­duelle est et vaut ce que vaut cette raison collective et impersonnelle qu'est la science, qui est une chose sociale au premier chef et par la manière dont elle se fait et par la manière dont elle se conserve. Nos facultés esthétiques, la finesse de notre goût dé­pen­dent de ce qu'est l'art, chose sociale au même titre. C'est à la société que nous devons notre empire sur les choses qui fait partie de notre grandeur. C'est elle qui nous affranchit de la nature. N'est-il pas naturel dès lors que nous nous la représen­tions comme un être psychique supérieur à celui que nous sommes et d'où ce dernier émane ? Par suite, on s'explique que, quand elle réclame de nous ces sacrifices petits ou grands qui forment la trame de la vie morale, nous nous inclinions devant elle avec déférence.
 Le croyant s'incline devant Dieu, parce que c'est de Dieu qu'il croit tenir l'être, et particulièrement son être mental, son âme. Nous avons les mêmes raisons d'éprouver ce sentiment pour la collectivité."
 
Durkheim, Sociologie et philosophie, "Réponses aux objections", 1906.

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Date de création : 02/12/2006 @ 15:35
Dernière modification : 08/02/2016 @ 17:55
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