"Les lois pour être justes doivent avoir pour but invariable l'intérêt général de la société, c'est-à-dire, assurer au plus grand nombre des citoyens les avantages pour lesquels ils se sont associés. Ces avantages sont la liberté, la propriété, la sûreté. La liberté est la faculté de faire pour son propre bonheur tout ce qui ne nuit pas au bonheur de ses associés, en s'associant chaque individu a renoncé à l'exercice de la portion de sa liberté naturelle qui pourrait préjudicier à celle des autres. L'exercice de la liberté nuisible à la société se nomme licence. La propriété est la faculté de jouir des avantages que le travail et l'industrie ont procurés à chaque membre de la société. La sûreté est la certitude que chaque membre doit avoir de jouir de sa personne, et de ses biens sous la protection des lois tant qu'il observera fidèlement ses engagements avec la société.
La justice assure à tous les membres de la société la possession des avantages ou droits qui viennent d'être rapportés. D'où l'on voit que sans justice la société est hors d'état de procurer aucun bonheur. La justice se nomme aussi équité, parce qu'à l'aide des lois, faites pour commander à tous, elle égalise tous les membres de la société, c'est-à-dire les empêche de se prévaloir les uns contre les autres de l' inégalité que la nature ou l' industrie peuvent avoir mis entre leurs forces."
Paul-Henri Thiry D'Holbach, Système de la nature, 1770, 1ère partie, Chapitre IX, in Œuvres philosophiques complètes, tome II, Éditions Alive, 1999, p. 251-252.
"Pour qu'il y ait société entre des créatures raisonnables, il faut qu'il y ait engrenage de libertés, transaction volontaire, engagement réciproque : ce qui ne peut se faire qu'à l'aide d'un autre principe, le principe mutuelliste du droit. La justice est commutative de sa nature et dans sa forme : aussi, loin que la société puisse être conçue comme existant au-dessus et en dehors des individus, ainsi que cela a lieu dans la communauté, elle n'a d'existence que par eux ; elle résulte de leur action réciproque et de leur commune énergie ; elle en est l'expression et la synthèse. Grâce à cet organisme, les individus, similaires par leur indigence originelle, se spécialisent par leurs talents, leurs industries, leurs fonctions ; développent et multiplient, à un degré inconnu, leur action propre et leur liberté. De sorte que nous arrivons à ce résultat décisif : en voulant tout faire par la liberté seule on l'amoindrit ; en l'obligeant à transiger, on la double.
- La Justice seule peut donc encore être dite progressiste, puisqu'elle suppose un amendement continuel de la législation, d'après l'expérience des rapports quotidiens, partant d'un système de plus en plus fécond de garanties.
Au reste, ce qui fait le triomphe de l'idée juridique sur les deux formes hypothétiques du communisme et de l'individualisme, c'est que, tandis que le droit se suffit à lui-même, le communisme et l'individualisme, incapables de se réaliser par la seule vertu de leur principe, ne peuvent se passer de prescriptions du droit. Tous deux sont forcés d'appeler la justice à leur secours.
Des trois hypothèses que nous avons vues se produire pour triompher de l'opposition des intérêts, créer un ordre de l'humanité, et convertir la multitude des individualités en association, il ne subsiste donc réellement qu'une seule, celle de la Justice. La Justice, par son principe mutuelliste et commutatif, assure la liberté et en augmente la puissance, crée la société, et lui donne une force irrésistible. [...] La liberté, en s'élevant à une plus haute puissance, a changé de caractère : de même l'État, n'est plus le même qu'il s'était posé d'abord dans l'hypothèse communiste : il est la résultante, non la dominante des intérêts. [...]
Ni communauté donc : nous avons trop d'habitudes d'indépendance, de personnalité, de responsabilité, de familisme, de critique, de révolte.
Ni liberté illimitée : nous avons trop d'intérêts solidaires, trop de choses communes, trop besoin les uns contre les autres du recours de l'État.
La Justice seule, de plus en plus explicite, savante, sévère : voilà ce qu'on appelle la situation, ce que demandent toutes les voix de l'Humanité."
Proudhon, De la justice dans la révolution et dans l'Église, 1858, Position du Problème de la Justice, I, p. 298-304.
"La justice et la liberté ne pourraient régner à l'intérieur des États que sous condition que chaque citoyen se comporte envers autrui avec la certitude d'une solidarité absolue. C'est dans ce cas seulement que tous s'opposeraient comme un seul homme à l'injustice commise à l'égard d'un seul. Il n'en a jamais été ainsi. Cette solidarité qui groupe les hommes autour d'un de leurs semblables, dans les pires moments, fût-ce dans l'impuissance, n'a jamais existé que dans des cercles restreints ou chez quelques individus isolés. Aucun État, aucune Église, aucune société ne donne de protection absolue."
Karl Jaspers, Introduction à la philosophie, 1950, tr. fr. Jeanne Hersch, 10/18, 1981, p. 20.
"[…] la cité est formée d'une multitude d'êtres humains unis non par la nature mais simplement par la convention, qui se sont rapprochés et groupés afin de défendre leur intérêt commun contre d'autres êtres humains qui ne sont pas différents d'eux par nature : les étrangers et les esclaves. C'est pourquoi ce qui est censé être le bien commun n'est en réalité que l'intérêt d'une fraction qui prétend être un tout et dont l'unité n'est due qu'à cette affirmation, ce prétexte et cette convention. Si la cité est conventionnelle, le bien commun l'est aussi, et par suite la preuve est faite du caractère également conventionnel du droit ou de la justice.
L'exactitude de cette explication tient, dit-on, au fait qu'elle « sauve les phénomènes » de la justice - elle rend intelligible la simple expérience du bien et du mal qui est à la base des doctrines du droit naturel. Elle comprend la justice comme l'habitude de s'abstenir de causer du tort aux autres, de les aider, ou de subordonner l'intérêt de quelques-uns (individus ou groupe) à l'intérêt général. Ainsi comprise, la justice est bien entendu l'indispensable gardienne de la cité. Mais, à la confusion de ses défenseurs, elle sert aussi à protéger les bandes de gangsters : car le gang ne pourrait pas tenir un seul jour si ses membres ne s'abstenaient de se causer mutuellement du tort, s'ils ne s'entraidaient pas, ou si chacun ne subordonnait pas son intérêt propre à celui du gang. On objectera que la justice pratiquée par des gangsters n'a rien de commun avec la justice véritable, ou bien que c'est elle précisément qui différencie la cité d'une bande de gangsters. En réalité, dit-on, la prétendue justice des gangsters est au service d'une injustice criante. Mais ne peut-on pas dire exactement la même chose de la cité ? Si la cité n'est pas une totalité authentique, ce que l'on appelle l'intérêt général ou la justice, par opposition à l'injustice ou l'égoïsme, n'est en somme que le but poursuivi par l'égoïsme collectif, et il n'y a aucune raison pour que celui-ci soit plus respectable que l'égoïsme individuel. On avance également que les gangsters pratiquent la justice exclusivement entre eux, alors que la cité la pratique également vis-à-vis d'étrangers ou de cités Mais est-ce bien vrai ? Les maximes de politique étrangère sont-elles essentiellement différentes des maximes qui inspirent la conduite des gangsters ? Peuvent-elles être différentes ? Les cités ne sont-elles pas obligées, pour prospérer, d'user de force ou de ruse et de s'emparer de ce qui appartient à autrui ? Ne doivent-elles pas leur existence à l'usurpation d'une partie du sol qui, par nature, est aussi bien la propriété des autres ?"
Léo Strauss, Droit naturel et histoire, 1953, Trad. Monique Nathan et Éric de Dampierre, Champs Flammarion, 1986, p. 102-103.
"Nous devons lever une confusion, celle qui consiste à confondre organisation et organisme. Le fait qu’une société est organisée - et il n’y a pas de société sans un minimum d’organisation - ne veut pas dire qu’elle est organique ; je dirais volontiers que l’organisation au niveau de la société est plutôt de l’ordre de l’agencement que de l’ordre de l’organisation organique, car ce qui fait l’organisme, c’est précisément que sa finalité sous forme de totalité lui est présente et est présente à toutes les parties [...]. Une société n’a pas de finalité propre ; une société, c’est un moyen ; une société est plutôt de l’ordre de la machine ou de l’outil que de l’ordre de l’organisme. [...]
N’étant ni un individu ni une espèce, la société, être d’un genre ambigu, est machine autant que vie, et, n’étant pas sa fin en elle-même, elle représente simplement un moyen, elle est un outil. Par conséquent, n’étant pas un organisme, la société suppose et même appelle des régulations ; il n’y a pas de société sans régulation, il n’y a pas de société sans règle, mais il n’y a pas dans la société d’autorégulation. La régulation y est toujours, si je puis dire, surajoutée, et toujours précaire.
De sorte qu’on pourrait se demander sans paradoxe si l’état normal d’une société ne serait pas plutôt le désordre et la crise que l’ordre et l’harmonie. En disant « l’état normal de la société », je veux dire l’état de la société considérée comme machine, l’état de la société considérée comme outil. C’est un outil toujours en dérangement parce qu’il est dépourvu de son appareil spécifique d’autorégulation. En disant « l’état normal », je n’ai pas voulu dire l’idéal de la vie humaine. L’idéal de la vie humaine n’est ni le désordre ni la crise. Mais c’est précisément pourquoi la régulation suprême dans la vie sociale, qui est la justice, la régulation suprême, même s’il y a dans la société des institutions de justice, ne figure pas sous la forme d’un appareil qui serait produit par la société elle-même.
Il faut que la justice vienne d’ailleurs, dans la société. [...]
La justice ne peut pas être une institution sociale, elle n’est pas une régulation inhérente à la société, la justice est tout à fait autre chose.
Georges Canguilhem, "Le problème des régulations dans l’organisme et la société", 1955, in Écrits sur la médecine, Éd. du Seuil, 2002, p. 120-123.
"Nous dirons qu'une société est bien ordonnée lorsqu'elle n'est pas seulement conçue pour favoriser le bien de ses membres, mais lorsqu'elle est aussi déterminée par une conception publique de la justice. C'est-à-dire qu'il s'agit d'une société où, premièrement, chacun accepte et sait que les autres acceptent les mêmes principes de la justice et où, deuxièmement, les institutions de base de la société satisfont, en général, et sont reconnues comme satisfaisant ces principes. Dans ce cas, même si les hommes émettent des exigences excessives les uns à l'égard des autres, ils reconnaissent néanmoins un point de vue commun à partir duquel leurs revendications peuvent être arbitrées. Si la tendance des hommes à favoriser leur intérêt personnel rend nécessaire de leur part une vigilance réciproque, leur sens public de la justice rend possible et sûre leur association. Entre des individus ayant des buts et des projets disparates, le fait de partager une conception de la justice établit les liens de l'amitié civique ; le désir général de justice limité la poursuite d'autres fins. Il est permis d'envisager cette conception publique de la justice comme constituant la charte fondamentale d'une société bien ordonnée."
John Rawls, Théorie de la justice, 1971, Première partie, Chapitre 1, § 1, Traduction Catherine Audard, coll. Essais – éditions du Seuil, p. 31.
"Mon but est de présenter une conception de la justice qui généralise et porte à un plus haut niveau d'abstraction la théorie bien connue du contrat social telle qu'on la trouve, entre autres, chez Locke, Rousseau et Kant. […]
Je soutiendrai que les personnes placées dans la situation initiale choisiraient deux principes assez différents. Le premier exige l'égalité dans l'attribution des droits et des devoirs de base. Le second, lui, pose que des inégalités socio-économiques, prenons par exemple des inégalités de richesse et d'autorité, sont justes si et seulement si elles produisent, en compensation, des avantages pour chacun et, en particulier, pour les membres les plus désavantagés de la société. Ces principes excluent la justification d'institutions par l'argument selon lequel les épreuves endurées par certains peuvent être contrebalancées par un plus grand bien, au total. Il peut être opportun, dans certains cas, que certains possèdent moins afin que d'autres prospèrent, mais ceci n'est pas juste. Par contre, il n'y a pas d’injustice dans le fait qu'un petit nombre obtienne des avantages supérieurs à la moyenne, à condition que soit par là même améliorée la situation des moins favorisés. […] Les deux principes que j'ai mentionnés plus haut constituent, semble-t-il, une base équitable sur laquelle les mieux lotis ou les plus chanceux dans leur position sociale […] pourraient espérer obtenir la coopération volontaire des autres participants."
John Rawls, Théorie de la justice, 1971, Première partie, Chapitre 1, § 3, Traduction Catherine Audard, coll. Essais – éditions du Seuil, p. 37 et 41.
"La question de l'institution excède de loin la « théorie » ; penser l'institution telle qu'elle est, comme création social-historique, exige de briser le cadre logique ontologique hérité ; proposer une autre institution de la société relève d'un projet et d'une visée politiques, qui peuvent être discutés et argumentés, mais non être « fondés » sur une Nature ou une Raison quelconques (fussent-elles la « nature » ou la « raison » de l' « histoire »).
Franchir cette limite exige de comprendre cette « banalité » : la valeur (« même économique »), l'égalité, la justice ne sont pas des « concepts » que l'on pourrait fonder, construire […] dans et par la théorie. Ce sont des idées/significations politiques concernant l'institution de la société telle qu'elle pourrait être et que nous voudrions qu'elle soit – institution qui n'est pas ancrée dans un ordre naturel, logique ou transcendant. Les hommes ne naissent ni libres, ni non-libres, ni égaux, ni non-égaux. Nous les voulons (nous nous voulons) libres et égaux dans une société juste et autonome – sachant que le sens de ces termes ne pourra jamais être définitivement défini, et que le secours que la théorie pourrait apporter à cette tâche est toujours radicalement limité et essentiellement négatif."
Cornelius Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe I, 1978, Points essais, p. 411-412.
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Date de création : 27/01/2007 @ 11:43
Dernière modification : 23/06/2013 @ 11:18
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