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Texte à méditer :  Aucune philosophie n'a jamais pu mettre fin à la philosophie et pourtant c'est là le voeu secret de toute philosophie.   Georges Gusdorf
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La distinction entre le déterminisme et le fatalisme

  "Les hommes presque de tout temps ont été troublés par un sophisme que les anciens appelaient la raison paresseuse, parce qu'il allait à ne rien faire ou du moins à n'avoir soin de rien, et ne suivre que le penchant des plaisirs présents. Car, disait-on, si l'avenir est nécessaire, ce qui doit arriver arrivera quoi que je puisse faire. Or l'avenir, disait-on, est nécessaire, soit parce que la divinité prévoit tout, et le préétablit même, en gouvernant toutes les choses de l'univers ; soit parce que tout arrive nécessairement par l'enchaînement des causes ; soit enfin par la nature même de la vérité qui est déterminée dans les énonciations qu'on peut former sur les événements futurs, comme elle l'est dans toutes les autres énonciations, puisque l'énonciation doit toujours être vraie ou fausse en elle-même, quoique nous ne connaissions pas toujours ce qui en est. Et toutes ces raisons de détermination qui paraissent différentes, concourent enfin comme des lignes à un même centre : car il y a une vérité dans l'événement futur, qui est prédéterminé par les causes, et Dieu l'a préétabli en établissant ces causes."

 

Leibniz, Essais de théodicée, 1710, Préface, GF, p. 30.


 

   "Mais on abuse surtout de cette prétendue nécessité du destin, lorsqu'on s'en sert pour excuser nos vices et notre libertinage. J'ai souvent ouï dire à des jeunes gens éveillés, qui voulaient faire un peu les esprits forts, qu'il est inutile de prêcher la vertu, de blâmer le vice, de faire espérer des récompenses et de faire craindre des châtiments, puisqu'on peut dire du livre des destinées, que ce qui est écrit est écrit, et que notre conduite n'y saurait rien changer ; et qu'ainsi le meilleur est de suivre son penchant, et de ne s'arrêter qu'à ce qui peut nous contenter présentement. Ils ne faisaient point réflexion sur les conséquences étranges de cet argument, qui prouverait trop, puisqu'il prouverait, par exemple, qu'on doit prendre un breuvage agréable, quand on saurait qu'il est empoisonné. Car par la même raison (si elle était valable) je pourrais dire : s'il est écrit dans les archives des Parques que le poison me tuera à présent, ou me fera du mal, cela arrivera, quand je ne prendrais point ce breuvage ; et si cela n'est point écrit, cela n'arrivera point, quand même je prendrais ce même breuvage ; et par conséquent je pourrai suivre impunément mon penchant à prendre ce qui est agréable, quelque pernicieux qu'il soit : ce qui renferme une absurdité manifeste. Cette objection les arrêtait un peu, mais ils revenaient toujours à leur raisonnement, tourné en différentes manières, jusqu'à ce qu'on leur fit comprendre en quoi consiste le défaut du sophisme. C'est qu'il est faux que l'événement arrive quoi qu'on fasse ; il arrivera, parce qu'on fait ce qui y mène ; et si l'événement est écrit, la cause qui le fera arriver est écrite aussi. Ainsi la liaison des effets et des causes, bien loin d'établir la doctrine d’une nécessité préjudiciable à la pratique, sert à la détruire."

 

Leibniz, Essais de Théodicée, 1710, Préface, GF-Flammarion, 1969, pp. 32-33.

 

 "Cette considération fait tomber en même temps ce qui était appelé des anciens le sophisme paresseux (logos argos) qui concluait à ne rien faire : car, disait-on, si ce que je demande doit arriver, il arrivera, quand je ne ferais rien ; et s'il ne doit point arriver, il n'arrivera jamais, quelque peine que je prenne pour l'obtenir. On pourrait appeler cette nécessité, qu'on s'imagine dans les événements, détachée de leurs causes, fatum mahumetanum, comme j'ai déjà remarqué ci-dessus, parce qu'on dit qu'un argument semblable fait que les Turcs n'évitent point les lieux où la peste fait ravage. Mais la réponse est toute prête; l'effet étant certain, la cause Qui le produira l'est aussi; et si l'effet arrive, ce sera par une cause proportionnée. Ainsi votre paresse fera peut-être que vous n'obtiendrez rien de ce que vous souhaitez, et que vous tomberez dans les maux que vous auriez évités en agissant avec soin. L'on voit donc que la liaison des causes avec les effets, bien loin de causer une fatalité insupportable, fournit plutôt un moyen de la lever. Il y a un proverbe allemand qui dit, que la mort veut toujours avoir une cause ; et il n'y a rien de si vrai. Vous mourrez ce jour-là (supposons que cela soit, et que Dieu le prévoie), oui, sans doute ; mais ce sera parce que vous ferez ce qui vous y conduira."
 
Leibniz, Essais de Théodicée, 1710, Première partie, § 55, GF-Flammarion, 1969, p. 134.

 

    "Nous avons donné le nom de déterminisme à la cause prochaine ou déterminante des phénomènes. Nous n'agissons jamais sur l'essence des phénomènes de la nature, mais seulement sur leur déterminisme, et par cela seul que nous agissons sur lui, le déterminisme diffère du fatalisme sur lequel on ne saurait agir. Le fatalisme suppose la manifestation nécessaire d'un phénomène indépendamment de ses conditions, tandis que le déterminisme est la condition nécessaire d'un phénomène dont la manifestation n'est pas forcée."

 

Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, 1865, Troisième partie, Chapitre IV, § 4, p. 304.


    
  "Tant que l'on n'a pas bien compris la liaison de toutes choses et l'enchaînement des causes et des effets, on est accablé par l'avenir. Un rêve ou la parole d'un sorcier tuent nos espérances ; le présage est dans toutes les avenues.  Idée théologique. Chacun connaît la fable de ce poète à qui il avait été prédit qu'il mourrait de la chute d'une maison ; il se mit à la belle étoile ; mais les dieux n'en voulurent point démordre, et un aigle laissa tomber une tortue sur sa tête chauve, la prenant pour une pierre. On conte aussi l'histoire d'un fils de roi qui, selon l'oracle, devait périr par un lion ; on le garda au logis avec les femmes ; mais il se fâcha contre une tapisserie qui représentait un lion, s'écorcha le poing sur un mauvais clou, et mourut de gangrène.
  L'idée qui sort de ces contes, c'est la prédestination que des théologiens mirent plus tard en doctrine ; et cela s'exprime ainsi : la destinée de chacun est fixée quoi qu'il fasse. Ce qui n'est point scientifique du tout ; car ce fatalisme revient à dire : « Quelles que soient les causes, le même effet en résultera. » Or, nous savons que si la cause est autre, l'effet sera autre. Et nous détruisons ce fantôme d'un avenir inévitable par le raisonnement suivant ; supposons que je connaisse que je serai écrasé par tel mur tel jour à telle heure ; cette connaissance fera justement manquer la prédiction. C'est ainsi que nous vivons ; à chaque instant nous échappons à un malheur parce que nous le prévoyons ; ainsi ce que nous prévoyons, et très raisonnablement, n'arrive pas. Cette automobile m'écrasera si je reste au milieu de la route ; mais je n'y reste pas.
  D'où vient alors cette croyance à la destinée ? De deux sources principalement. D'abord la peur nous jette souvent dans le malheur que nous attendons. Si l'on m'a prédit que je serai écrasé par une automobile, et si l'idée m'en vient au mauvais moment, c'est assez pour que je n'agisse pas comme il faudrait ; car l'idée qui m'est utile à ce moment-là, c'est l'idée que je vais me sauver, d'où l'action suit immédiatement ; au contraire, l'idée que j'y vais rester me paralyse par le même mécanisme. C'est une espèce de vertige qui a fait la fortune des sorciers.
  II faut dire aussi que nos passions et nos vices ont bien cette puissance d'aller au même but par tous chemins. On peut prédire à un joueur qu'il jouera, à un avare qu'il entassera, à un ambitieux qu'il briguera. Même sans sorcier nous nous jetons une espèce de sort à nous-mêmes, disant : « Je suis ainsi ; je n'y peux rien. » C'est encore un vertige, et qui fait aussi réussir les prédictions. Si l'on connaissait bien le changement continuel autour de nous, la variété et la floraison continuelle des petites causes, ce serait assez pour ne pas se faire un destin."

 

Alain, Propos sur le bonheur, XXIV : Notre avenir, 28 août 1911, nrf, 1928, p. 76-77.


  

"Refus du fatalisme
 J'arrive au gros reproche dont on croit accabler les romanciers naturalistes en les traitant de fatalistes. Que de fois on a voulu nous prouver que, du moment où nous n'acceptions pas le libre arbitre, du moment où l'homme n'était plus pour nous qu'une machine animale agissant sous l'influence de l'hérédité et des milieux, nous tombions à un fatalisme grossier, nous ravalions l'humanité au rang d'un troupeau marchant sous le bâton de la destinée ! Il faut préciser : nous ne sommes pas fatalistes, nous sommes déterministes, ce qui n'est point la même chose. Claude Bernard explique très bien les deux termes : « Nous avons donné le nom de déterminisme à la cause prochaine ou déterminante des phénomènes. Nous n'agissons jamais sur l'essence des phénomènes de la nature, mais seulement sur leur déterminisme, et par cela seul que nous agissons sur lui, le déterminisme diffère du fatalisme sur lequel on ne saurait agir. Le fatalisme suppose la manifestation nécessaire d'un phénomène indépendant de ses conditions, tandis que le déterminisme est la condition nécessaire d'un phénomène dont la manifestation n'est pas forcée. Une fois que la recherche du déterminisme des phénomènes est posée comme le principe fondamental de la méthode expérimentale, il n'y a plus ni matérialisme, ni spiritualisme, ni matière brute, ni matière vivante ; il n'y a que des phénomènes dont il faut déterminer les conditions, c'est‑à‑dire les circonstances qui jouent par rapport à ces phénomènes le rôle de cause prochaine. » Ceci est décisif. Nous ne faisons qu'appliquer cette méthode dans nos romans, et nous sommes donc des déterministes qui, expérimentalement, cherchent à déterminer les conditions des phénomènes, sans jamais sortir, dans notre investigation, des lois de la nature. Comme le dit très bien Claude Bernard, du moment où nous pouvons agir, et où nous agissons sur le déterminisme des phénomènes, en modifiant les milieux par exemple, nous ne sommes pas des fatalistes.
Impassibilité
 Voilà donc le rôle moral du romancier expérimentateur bien défini. Souvent j'ai dit que nous n'avions pas à tirer une conclusion de nos oeuvres, et cela signifie que nos oeuvres portent leur conclusion en elles. Un expérimentateur n'a pas à conclure, parce que, justement, l'expérience conclut pour lui. Cent fois, s'il le faut, il répétera l'expérience devant le public, il l'expliquera, mais il n'aura ni à s'indigner, ni à approuver personnellement : telle est la vérité, tel est le mécanisme des phénomènes ; c'est à la société de produire toujours ou de ne plus produire ce phénomène, si le résultat en est utile ou dangereux. On ne conçoit pas, je l'ai dit ailleurs, un savant se fâchant contre l'azote, parce que l'azote est impropre à la vie ; il supprime l'azote, quand il est nuisible, et pas davantage. Comme notre pouvoir n'est pas le même que celui de ce savant, comme nous sommes des expérimentateurs sans être des praticiens, nous devons nous contenter de chercher le déterminisme des phénomènes sociaux, en laissant aux législateurs, aux hommes d'application, le soin de diriger tôt ou tard ces phénomènes, de façon à développer les bons et à réduire les mauvais, au point de vue de l'utilité humaine.
 Je résume notre rôle de moralistes expérimentateurs. Nous montrons le mécanisme de l'utile et du nuisible, nous dégageons le déterminisme des phénomènes humains et sociaux, pour qu'on puisse un jour dominer et diriger ces phénomènes. En un mot, nous travaillons avec tout le siècle à la grande oeuvre qui est la conquête de la nature, la puissance de l'homme décuplée. Et voyez, à côté de la nôtre, la besogne des écrivains idéalistes, qui s'appuient sur l'irrationnel et le surnaturel, et dont chaque élan est suivi d'une chute profonde dans le chaos métaphysique. C'est nous qui avons la force, c'est nous qui avons la morale."
 
Zola, "Le Roman expérimental", 1880.


  "Ces temps de destruction mécanique[1] ont offert des exemples tragiques de cette détermination par les causes sur lesquels des millions d'hommes[2] ont réfléchi inévitablement. Un peu moins de poudre dans la charge, l'obus allait moins loin, j'étais mort. L'accident le plus ordinaire donne lieu à des remarques du même genre : si ce passant avait trébuché, cette ardoise ne l'aurait point tué. Ainsi se forme l'idée déterministe populaire, moins rigoureuse que la scientifique, mais tout aussi raisonnable.
  Seulement, l'idée fataliste s'y mêle, on voit bien pourquoi, à cause des actions et des passions qui sont toujours mêlées aux événements que l'on remarque. On conclut que cet homme devait mourir là, que c'était sa destinée, ramenant en scène cette opinion de sauvage que les précautions ne servent pas contre le dieu, ni contre le mauvais sort. Cette confusion est cause que les hommes peu instruits acceptent volontiers l'idée déterministe : elle répond au fatalisme, superstition bien forte et bien naturelle, comme on l'a vu.
  Ce sont pourtant des doctrines opposées : l'une chasserait l'autre si l'on regardait bien. L'idée fataliste, c'est que ce qui est écrit ou prédit se réalisera quelles que soient les causes. Au lieu que, selon le déterminisme, le plus petit changement écarte de grands malheurs, ce qui fait qu'un malheur bien clairement prédit n'arriverait point."

 

            Alain, Éléments de philosophie, 1941, Livre quatrième, chapitre 6 : Du déterminisme.


 

  "Tandis que le fatalisme considère l'avenir comme prédéterminé quoi que nous fassions, le déterminisme est toujours conditionnel : il pose seulement que, si certaines conditions sont réalisées, tel effet s'ensuivra. La volonté humaine, englobée dans le réseau des causes et des effets de l'univers, devient elle-même, si elle n'est pas une cause première, une des causes déterminantes, cependant, de l'avenir. Et c'est pourquoi, pratiquement, le déterminisme n'aboutit pas du tout au même « raisonnement paresseux » que le fatalisme : « La liaison des causes et des effets, dit Leibniz, bien loin de causer une fatalité insupportable, fournit plutôt un moyen de la lever. » C'est lorsqu'il a commencé, grâce à la science, à mieux connaître cette liaison dans le monde physique que l'homme a accru son pouvoir sur la nature. S'il la connaissait mieux en lui-même, dans sa propre nature, et dans ces choses sociales au milieu desquelles il se meut, […] loin d'être réduit à l'impuissance, il serait au contraire moins désarmé à l'égard de ses passions et de tous les événements humains."

 

Armand Cuvillier, Cours de philosophie, Paris, Armand Colin, 1986, t. 2, p. 401.


   [1] Il s'agit de la 1ère Guerre Mondiale qui a vu se développer considérablement les moyens de destruction : canons, tanks, avions...

[2] Ce sont, bien sûr, les soldats dans les tranchées.

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Date de création : 02/05/2007 @ 14:58
Dernière modification : 06/01/2013 @ 11:15
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