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Texte à méditer :  La solution du problème de la vie, c'est une manière de vivre qui fasse disparaître le problème.  Wittgenstein
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Hors des sentiers battus
Le rapport aux morts

  "[…] il ne fait aucun doute que certains concepts mythiques fondamentaux ne peuvent être compris, dans leur structure propre, qu'à la condition de garder à l'esprit que pour la pensée et l' « expérience » mythiques il existe un va-et-vient continu entre le monde du rêve et celui de la réalité objective. Même au sens purement pratique, même dans l'attitude que par rapport à la réalité l'homme se donne dans l'action, et non plus dans la représentation, les expériences oniriques jouissent de la même force et de la même portée et possèdent donc indirectement la même vérité que ce qui est vécu à l'état de veille. La vie, l'activité tout entière de nombreux « peuples primitifs » est, jusque dans les plus infimes détails, déterminée et conduite par leurs rêves. Et, de la même manière qu'il n'y a pas de différence bien établie entre le rêve et la veille, la pensée mythique ne distingue pas nettement la sphère de la vie et celle de la mort. L'un n'est pas le non-être de l'autre. La vie et la mort sont plutôt comme les parties identiques et homogènes d'un seul et même être. Il n'y a pas pour la pensée mythique de moment clairement défini où la vie se transforme en mort et la mort en vie. Elle pense la naissance comme un retour et la mort comme une prolongation. En ce sens, toutes les « théories de l' « immortalité » dans le mythe ont originellement une signification plus négative que dogmatiquement positive. La conscience indifférenciée et irréfléchie se refuse à opérer une division qui n'a pas en effet de présence immédiate et contraignante dans le contenu du vécu comme tel et qui n'est finalement exigée que par une réflexion sur les conditions empiriques de la vie, et donc par une certaine forme d'analyse causale.
  Si l'on prend, toute « réalité » uniquement pour ce qu'elle se donne dans l'impression immédiate et si l'on admet qu'elle est suffisamment garantie par la puissance qu'elle exerce sur ka vie de la représentation, des affects et de la volonté, le mort « existe » encore, en effet, même lorsque la forme sous laquelle il apparaissait jusqu'ici s'est transformée et que son existence matérielle a été remplacée par une simple présence fantomatique et incorporelle. Le fait que le vivant reste en relations avec lui comme auparavant, par les apparitions oniriques comme par les affects de l'amour et de la crainte, ne peut être exprimé et « expliqué » - puisqu'ici « être réel » signifie « agir » - autrement que par la survie du mort. À la place de la discrimination analytique qu'entre les phénomènes de la vie et de la mort et entre leurs présupposés empiriques effectue une pensée expérimentale évoluée, nous nous trouvons ici, au contraire, dans l'intuition indivise de la présence pure et simple. Même l'existence physique, dans cette vision, ne se brise pas subitement au moment de la mort : elle ne fait que changer de scène. Tout culte des morts repose essentiellement sur la croyance que le mort continue à avoir besoin, pour conserver son être, des moyens physiques de sa nourriture, de ses vêtements, de ses possessions. Alors qu'au niveau de la pensée, de la métaphysique l'intellect doit s'efforcer d'apporter des « preuves » de la survie de l'âme après la mort, le rapport s'inverse dans le progrès naturel de l'histoire de l'esprit humain. Ce n'est pas l'immortalité mais la mortalité qu'il faut « prouver », c'est-à-dire connaître théoriquement, et qui doit être mise en lumière et assurée progressivement par des lignes de démarcation que la réflexion, elle seule, introduit dans le contenu de l'expérience immédiate."

 

Ernst Cassirer, La philosophie des formes symboliques, Tome 2 : la pensée mythique, 1925, Les Éditions de Minuit, 1999, p. 58-59.


 
  "Il n'existe probablement aucune société qui ne traite ses morts avec égards. Aux frontières même de l'espèce, l'homme de Neanderthal enterrait aussi ses défunts dans des tombes sommairement aménagées. Sans doute les pratiques funéraires varient selon les groupes. Dira-t-on que cette diversité est négligeable, compte tenu du sentiment unanime qu'elle recouvre ? Même quand on s'efforce de simplifier à l'extrême les attitudes envers les morts observées dans les sociétés humaines, on est obligé de respecter une grande division entre les pôles de laquelle s'opère le passage par tout une série d'intermédiaires.

  Certaines sociétés laissent reposer leurs morts ; moyennant des hommages périodiques, ceux-ci s'abstiendront de troubler les vivants ; s'ils reviennent les voir, ce sera par intervalles et dans des occasions prévues. Et leur visite sera bienfaisante, les morts garantissant par leur protection le retour régulier des saisons, la fécondité des jardins et des femmes. Tout se passe comme si un contrat avait été conclu entre les morts et les vivants : en échange du culte raisonnable qui leur est voué, les morts resteront chez eux, et les rencontres temporaires entre les deux groupes seront toujours dominées par le souci des intérêts des vivants. Un thème folklorique universel exprime bien cette formule ; c'est celui du mort reconnaissant. Un riche héros rachète un cadavre à ses créanciers qui s'opposent à l'enterrement. Il donne au mort une sépulture. Celui-ci apparaît en songe à son bienfaiteur et lui promet le succès, à condition que les avantages conquis fassent l'objet d'un partage équitable entre eux deux. En effet, le héros gagne vite l'amour d'une princesse qu'il parvient à sauver de nombreux périls avec l'aide de son protecteur surnaturel. Faudra-t-il en jouir de concert avec le mort ? Mais la princesse est enchantée : moitié femme, moitié dragon ou serpent. Le mort revendique son droit, le héros s'incline et le mort, satisfait de cette loyauté, se contente de la portion maligne qu'il prélève, livrant au héros une épouse humanisée.

  À cette conception s'en oppose une autre, également illustrée par un thème folklorique que j'appellerai : le chevalier entreprenant. Le héros est pauvre au lieu d'être riche. Pour tout bien, il possède un grain de blé qu'il parvient, à force d'astuce, à échanger contre un coq, puis un porc, puis un bœuf, puis un cadavre, lequel enfin il troque contre une princesse vivante. On voit qu'ici le mort est objet, et non plus sujet. Au lieu de partenaire avec qui l'on traite, c'est un instrument dont on joue pour une spéculation où le mensonge et la supercherie ont leur place. Certaines sociétés observent vis-à-vis de leurs morts une attitude de ce type. Elles refusent le repos, elles les mobilisent : littéralement parfois, comme c'est le cas du cannibalisme et de la nécrophagie quand ils sont fondés sur l'ambition de s'incorporer les vertus et les puissances du défunt ; symboliquement aussi, dans les sociétés engagées dans des rivalités de prestige et où les participants doivent, si j'ose dire, appeler constamment les morts à la rescousse, cherchant à justifier leurs prérogatives au moyen d'évocations des ancêtres et de tricheries généalogiques. Plus que d'autres, ces sociétés se sentent troublées par les morts dont elles abusent. Elles pensent que ceux-ci leur rendent la monnaie de leur persécution : d'autant plus exigeants et querelleurs vis-à-vis des vivants que ces derniers cherchent à profiter d'eux. Mais qu'il s'agisse de partage équitable, comme dans le premier cas, ou de spéculation effrénée comme dans le second, l'idée dominante est que, dans les rapports entre morts et vivants, on ne saurait éviter de faire part à deux.

  Entre ces positions extrêmes, il y a des conduites de transition : les Indiens de la côte ouest du Canada et les Mélanésiens font comparaître tous leurs ancêtres dans les cérémonies, les contraignant à témoigner en faveur de leurs descendants ; dans certains cultes d'ancêtres, en Chine ou en Afrique, les morts gardent leur identité personnelle mais seulement pendant la durée de quelques générations : chez les Pueblo du sud-ouest des Etats-Unis, ils cessent tout de suite d'être personnalisés comme défunts mais se partagent un certain nombre de fonctions spéciales. Même en Europe, où les morts son devenus apathiques et anonymes, le folklore conserve des vestiges de l'autre éventualité avec la croyance qu'il existe deux sortes de morts : ceux qui ont succombé à des causes naturelles et qui forment une cohorte d'ancêtres protecteurs ; tandis que les suicidés, assassinés ou ensorcelés se changent en esprits malfaisants et jaloux."

 

Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, 1955, Chapitre XXIII, Pocket, p. 269-270.

 

 

 

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Date de création : 05/07/2007 @ 14:43
Dernière modification : 06/10/2013 @ 08:50
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