"[ALCIBIADE-SOCRATE]
- A. Par les dieux, Socrate, je ne sais même plus ce que je dis et j'ai tout l'air de quelqu'un qui ne sait plus où il en est, car en te répondant je suis tantôt d'un avis, tantôt d'un autre. - S. Ignores-tu, mon cher, la nature de cette impression ? - A. Tout à fait. - S. Si on te demandait si tu as deux yeux ou trois, deux mains ou quatre ou quelque chose du même genre, crois-tu que tu répondrais tantôt ceci, tantôt cela, ou toujours la même chose ? - A. Ma foi, j'en suis à craindre de me tromper sur moi-même ! pourtant je crois que je répondrais toujours la même chose. - S. Et pour quelle raison, sinon parce qu'en ce cas tu sais ? - A. Oui, je pense. - S. Donc ce qui fait l'objet de tes réponses opposées, il est évident que tu ne le connais pas. - A. Probablement. - S. Sur le juste et l'injuste, le beau et le laid, ce qui est utile et ce qui ne l'est pas, tu viens d'avouer l'errance de tes réponses ; n'est-il pas évident que ton errance s'explique par ton ignorance de ces choses ? - A. Si. - S. Voici donc ce qu'il faut admettre : quand quelqu'un ne connaît pas une chose, son âme est nécessairement errante à son sujet. - A. Le moyen qu'il en soit autrement ! - S. Dis-moi maintenant : sais-tu comment tu pourrais monter au ciel ? - A. Non, par Zeus ! - S. Est-ce que là-dessus ton opinion varie aussi ? - A. Non certes. - S. En sais-tu la raison, ou veux-tu que je te la dise ? - S. Dis-la. - S. C'est que, mon cher, tu ne crois pas savoir ce que tu ne sais pas. - A. Que veux-tu dire ? - S. Voyons ensemble : es-tu errant sur ce que tu ne sais pas, mais tu sais ne pas savoir ? ainsi les recettes de cuisine, tu sais bien que tu n'y connais rien ? - A. Rien du tout. - S. Est-ce que tu as une opinion personnelle sur la façon de s'y prendre et en changes-tu, ou bien est-ce que tu t'en remets à celui qui sait ? - A. Je m'en remets à celui qui sait. - S. Ou encore : si tu naviguais en mer, est-ce que tu aurais une opinion sur la position à donner à la barre, et en changerais-tu, faute de savoir, ou bien, t'en remettant au pilote, te tiendrais-tu tranquille ? - A. Je m'en remettrais au pilote. - S. Tu ne varies donc pas sur les choses que tu ignores, si tu sais que tu les ignores. - A. Il me semble que non. - S. Ainsi, tu comprends que les erreurs de conduite également résultent de cette ignorance qui consiste à croire qu'on sait ce qu'on ne sait pas ? - A. Que veux-tu dire par là ? - S. Nous n'entreprenons de faire une chose que lorsque nous pensons savoir ce que nous faisons ? - A. Oui. - S. Ceux qui ne pensent pas le savoir s'en remettent à d'autres ? - A. Sans doute. - S. Ainsi les ignorants de cette sorte ne commettent pas d'erreur dans la vie, parce qu'ils s'en remettent à d'autres de ce qu'ils ignorent. - A. Oui. - S. Quels sont donc ceux qui se trompent ? je ne pense pas que ce soit ceux qui savent ? - A. Non certes. - S. Alors, puisque ce ne sont ni ceux qui savent, ni ceux des ignorants qui savent qu'ils ne savent pas, restent ceux qui pensent qu'ils savent, bien qu'ils ne sachent pas. - A. Il ne reste en effet que ceux-là. - S. Croire savoir ce qu'on ne sait pas, voilà donc l'ignorance qui cause les maux, l'ignorance coupable. - A. Oui. - S. Et n'est-ce pas quand elle concerne les sujets d'importance majeure qu'elle est au plus haut point malfaisante et honteuse ? - A. Si fait. - S. Or peux-tu citer sujets plus importants que le juste, le beau, le bien, l'utile ? - A. Aucun. - S. Et n'est-ce pas sur ces sujets que tu confesses le flottement de ta pensée ? - A. Si. - S. Or si tu varies, n'est-il pas évident d'après ce que nous venons de dire que non seulement tu ignores les choses les plus importantes, mais encore que tout en ne les connaissant pas, tu crois les connaître. - A. Il se peut bien. - S. Hélas ! cher Alcibiade, dans quel fâcheux état te trouves-tu ! j'hésite à le qualifier ; pourtant profitant de ce que nous sommes entre nous, il faut le dire : c'est l'ignorance suprême que tu héberges, notre raisonnement t'en accuse, et tu t'en accuses toi-même, et c'est pour cela que tu te jettes dans la politique avant d'en être instruit."
Platon, Premier Alcibiade, 116e-118b.
"CRITIAS
J'aurais même presque envie de dire que se connaître soi-même, c'est cela la sagesse, et je suis d'accord avec l'auteur de l'inscription de Delphes. [...] Voilà en quels termes, différents de ceux des hommes, le dieu s'adresse à ceux qui entrent dans son temple si je comprends bien l'intention de l'auteur de l'inscription. A chaque visiteur, il ne dit rien d'autre, en vérité, que : « Sois sage ! » Certes, il s'exprime en termes un peu énigmatiques, en sa qualité de devin. Donc, selon l'inscription et selon moi, « connais-toi toi-même » et « sois sage », c'est la même chose ! [...]
SOCRATE
Dis-moi donc ce que tu penses de la sagesse.
CRITIAS
Je pense que seule entre toutes les sciences, la sagesse est science d'elle-même et des autres sciences.
SOCRATE
Donc elle sera aussi la science de l'ignorance, si elle l'est de la science ?
CRITIAS
Assurément.
SOCRATE
En ce cas, le sage seul se connaîtra lui-même et sera capable de discerner ce qu'il sait et ce qu'il ne sait pas ; et de même pour les autres, il aura le pouvoir d'examiner ce que chacun sait et a conscience à juste titre de savoir, mais aussi ce qu'il croit à tort savoir. De cela, aucun autre homme n'est capable. Finalement, l'attitude (sôphronein = être sage) et la vertu (sôphrosunè) de sagesse, de même que la connaissance de soi-même consistent à savoir ce qu'on sait et ce qu'on ne sait pas. Est-ce bien là ta pensée ?
CRITIAS
Parfaitement."
Platon, Charmide, 164d-167a.
"L'ignorance vaut beaucoup mieux que cette fausse science, qui fait qu'on s'imagine savoir ce qu'on ne sait point. Car, comme Saint Augustin a très judicieusement remarqué dans le livre de l'Utilité de la créance [foi], cette disposition d'esprit est très blâmable pour deux raisons. L'une, que, celui qui s'est faussement persuadé qu'il connaît la vérité, se rend par là incapable de s'en faire instruire : l'autre, que cette présomption et cette témérité est une marque d'un esprit qui n'est pas bien fait : Opinari, duas ob res turpissimum est : quod discere non potest qui sibi jam se scire persuasit : et per se ipsa temeritas non benè affecti animi signum est[1]. Car le mot Opinari dans la pureté de la langue latine, signifie la disposition d'un esprit qui consent trop légèrement à des choses incertaines, et qui croit ainsi savoir ce qu'il ne sait pas. [C'est pourquoi tous les Philosophes soutenaient Sapientem nihil opinari [Le sage ne présume rien] ; et Cicéron, en se blâmant lui-même de ce vice, dit qu'il était magnus opinator [grand faiseur de conjectures]."
Antoine Arnauld et Pierre Nicole, La logique ou l'art de penser, 1662, 1ère partie, Chapitre III, Champs Flammarion, 1978, p. 79.
[1] "Quant à se faire des opinions, c'est pour deux motifs une chose très-blâmable, parce qu'on ne peut apprendre quand on s'est persuadé qu'on sait déjà, si toutefois la chose peut être apprise ; et que par elle-même la légèreté est le signe d'un esprit mal fait." (Augustin, De l'utilité de la foi, Chapitre XI, § 25).
"Le monde juge bien des choses, car il est dans l'ignorance naturelle qui est le vrai siège de l'homme. Les sciences ont deux extrémités qui se touchent, la première est la pure ignorance naturelle où se trouvent tous les hommes en naissant, l'autre extrémité est celle où arrivent les grandes âmes qui ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir trouvent qu'ils ne savent rien et se rencontrent en cette même ignorance d'où ils étaient partis, mais c'est une ignorance savante qui se connaît. Ceux d'entre eux qui sont sortis de l'ignorance naturelle et n'ont pu arriver à l'autre, ont quelque teinture de cette science suffisante, et font les entendus. Ceux-là troublent le monde et jugent mal de tout."
Pascal, Pensées, 1670, Brunschwig 327.
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Date de création : 05/07/2007 @ 16:49
Dernière modification : 23/02/2015 @ 14:17
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