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Texte à méditer :  

Là où se lève l'aube du bien, des enfants et des vieillards périssent, le sang coule.   Vassili Grossman


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Hors des sentiers battus
La violence

  "Il n'y a qu'un cas où l'on puisse avoir justement un pouvoir arbitraire et absolu, c'est lorsqu'on a été attaqué injustement par des gens qui se sont mis en état de guerre, et ont exposé leur vie et leurs biens au pouvoir de ceux qu'ils ont ainsi attaqués. En effet, puisque ces sortes d'agresseurs ont abandonné la raison que Dieu a donnée pour régler les différends, qu'ils n'ont pas voulu employer les voies douces et paisibles, et qu'ils ont usé de force et de violence pour parvenir à leurs fins injustes, par rapport à ce sur quoi ils n'ont nul droit ; ils se sont exposés aux mêmes traitements qu'ils avaient résolu de faire aux autres, et méritent d'être détruits, dès que l'occasion s'en présentera, par ceux qu'ils avaient dessein de détruire ; ils doivent être traités comme des créatures nuisibles et brutes, qui ne manqueraient point de faire périr, si on ne les faisait périr elles-mêmes."

 

Locke, Traité du gouvernement civil, 1690, Chapitre XV, § 172, tr. fr. David Mazel, GF, 1992, p. 272.



  "Un regard sur la société évoluée met mieux en évidence les changements survenus. La menace que l'homme représente pour ses semblables est soumise, par la monopolisation de la contrainte physique, à une réglementation sévère, elle s'insère dans le domaine du prévisible. La vie quotidienne est moins déterminée par des événements survenant comme la foudre. La violence est reléguée au fond des casernes ; elle n'en sort que dans certaines circonstances extrêmes, en cas de guerre ou de révolution, pour faire irruption dans la vie des individus. En temps normal, elle est le monopole de quelques groupes spécialisés et n'intervient pas dans la vie des autres ; ces spécialistes chargés de l'organisation du monopole de la violence physique n'occupent plus, dans la vie de la société, qu'une place marginale, ils sont en quelque sorte un organe de contrôle du comportement de l'individu.
  Même sous cette forme d'un organe de contrôle, la violence physique et la menace qu'elle constitue exercent sur chaque membre de la société une influence déterminante, qu'il en ait conscience ou non. Ce qu'elle porte dans la vie de chaque individu n'est plus l'insécurité permanente, mais une forme curieuse de sécurité. Elle ne le ballotte plus, bourreau ou victime, vainqueur ou vaincu, entre la joie sauvage et l'angoisse torturante ; mais cette violence tenue à l'écart de la vie de tous les jours exerce une pression constante et uniforme sur la vie de chaque membre de la société, pression qu'il ne ressent plus guère, parce qu'il s'y est habitué et que son comportement et sa vie pulsionnelle ont été accordés dès la plus tendre enfance à cette structure de la société."

 

Norbert Elias, La Dynamique de l'Occident, 1939, tr. fr. Pierre Kamnitzer, Pocket, 2003, p. 192-193.


 

  "Nous déplorons de voir nos enfants jouer à la petite guerre, ou aux cow-boys et aux Indiens, comme s'ils ne se battaient pas « pour rire ». Mais si les parents qui s'opposent à ce genre de jeux étaient logiques avec eux-mêmes, ils banniraient les échecs qui sont bel et bien un jeu guerrier où il s'agit de détruire le roi de l'adversaire. Mais ils n'en font rien, parce qu'ils chérissent leurs formes adultes de guerre et autres jeux extrêmement compétitifs. Et pourtant, ils pensent que leurs enfants ne devraient pas se livrer à leur propre version de ces jeux ; les jeux guerriers sont réservés aux adultes !
  Vis-à-vis de ces jeux, nous réagissons comme s'il s'agissait de véritables activités guerrières, ce qui n'est pas du tout le cas. Le jeu des enfants est étroitement lié aux rêves éveillés, aux fantasmes. En leur interdisant de jouer leurs fantasmes agressifs, nous nous comportons comme si le seul fait de penser et de rêver à la violence était blâmable. Cette attitude empêche les enfants de se faire des idées claires sur l'abîme qui existe entre les fantasmes violents et la réalité des actes violents. Si l'enfant n'a pas le droit d'apprendre de bonne heure en quoi consiste cette différence (pour reprendre les termes de Warshaw, s'il n'a pas l'occasion d'établir des modes satisfaisants de comportement en ce qui concerne la violence), il ne sera pas capable, plus tard, de séparer nettement les rêves et les actes agressifs.
  En mettant hors la loi les fantasmes violents de l'enfant, nous ignorons totalement quelque chose que Platon, déjà, reconnaissait : la différence entre l'homme bon et l'homme méchant est que le premier se contente de rêver aux vilaines actions, alors que le second les commet. Les anciens Grecs savaient que ce qui distingue essentiellement le bien du mal n'est pas une différence du contenu imaginaire - et l'enfant, par le jeu, ne fait rien d'autre que de donner forme et expression à son imagination puérile - mais le fait que le fantasme, ou bien reste ce qu'il est, c'est-à-dire un produit de l'imagination, ou bien se traduit par un passage à l'acte, avec ses conséquences réelles.
  On dit aux enfants de ne pas frapper leurs camarades de jeu, ni de les injurier. Ils sont censés s'abstenir de détruire leurs jouets et ce qui appartient à autrui. Jusque-là tout va bien. Mais que leur reste-t-il comme débouchés pour se libérer de leur violence ? […]
  L'ignorance ne peut pas être un moyen de protection, surtout en matière de violence. J'ai essayé de montrer ailleurs que l'ignorance de la nature de la violence, par exemple sous le régime nazi, ne menait pas au bonheur, mais à la mort. Ceux qui, sous le règne de Hitler, et malgré la persécution nazie, voulaient croire à tout prix que tous les hommes sont bons, et que la violence n'existe que chez de rares pervers, n'ont pas pu se protéger avec efficacité et beaucoup n'ont pas tardé à trouver la mort. La violence existe, c'est certain, et nous l'avons tous en nous en puissance à notre naissance. Mais nous naissons aussi avec des tendances opposées que nous devons soigneusement entretenir si nous voulons contrebalancer celles qui nous poussent à agir d'une façon destructive. Mais, pour cela, il faut que nous connaissions la nature de l'ennemi, et ce n'est pas en niant son existence que nous y parviendrons.
  En affirmant qu'il n'y a pas ou qu'il ne doit pas y avoir place pour la violence dans notre nature affective, nous évitons de chercher les moyens éducatifs qui permettraient de contrôler les tendances violentes; nous essayons, de cette façon, d'obliger chaque individu à refouler ses pulsions agressives, puisque nous ne lui avons pas appris à les contrôler et à les neutraliser et que nous ne lui avons pas donné de moyens d'expression de remplacement dans le cadre de la société. C'est pourquoi tant de gens sont disposés à trouver tout au moins une satisfaction imaginative de leurs tendances violentes dans les spectacles violents fournis par les mass media.
[…]
  Il faut avant tout que nous comprenions la nature de la « bête » qui est en nous. Tant que nous ne serons pas prêts à admettre que nos tendances violentes font partie de la nature humaine, nous serons incapables de les traiter convenablement. Quand nous avons bien assimilé cette idée, quand nous avons appris à vivre avec le besoin de domestiquer nos tendances agressives alors, par un processus lent et fragile, nous pouvons réussir à les dompter, d'abord en nous-mêmes, et, sur cette base, également dans la société. Mais nous n'y parviendrons jamais si nous partons du principe qu'il vaut mieux agir comme si la violence n'existait pas, pour la seule raison qu'elle ne devrait pas exister."

 

Bruno Bettelheim, "La violence", 1966, in Survivre, tr. fr. Théo Carlier, Robert Laffont, 1979, p. 227, p. 229 et p. 231.


   

  "La violence n'est pas plus bestiale qu'irrationnelle. [...]
  Dire que la violence procède souvent de la fureur est un lieu commun, et certes la fureur peut avoir un caractère irrationnel et pathologique, mais il en va de même de toute émotion humaine. On peut certainement créer des conditions susceptibles d'aboutir à une déshumanisation de l'homme – comme les camps de concentration, la torture, la famine – mais cela ne signifie pas qu'il puisse par là devenir semblable à un animal ; dans des conditions de ce genre, ce ne sont pas la fureur et la violence, mais leur absence évidente, qui devient le plus clair de la déshumanisation. La fureur n'est en aucune façon une réaction automatique en face de la misère et de la souffrance en tant que telles ; personne ne se met en fureur devant une maladie incurable ou un tremblement de terre, ou en face de conditions sociales qu'il paraît impossible de modifier. C'est seulement au cas où l'on a de bonnes raisons de croire que ces conditions pourraient être changées, et qu'elles ne le sont pas, que la fureur éclate. Nous ne manifestons une réaction de fureur que lorsque notre sens de la justice est bafoué ; cette réaction ne se produit nullement parce que nous avons le sentiment d'être personnellement victimes de l'injustice, comme peut le prouver toute l'histoire des révolutions, où le mouvement commença à l'initiative de membres des classes supérieures qui conduisirent la révolte des opprimés et des misérables. En face d'événements ou de conditions sociales révoltantes, il est terriblement tentant d'avoir recours à la violence, du fait de sa promptitude et de son immédiateté propre. Agir avec une rapidité délibérée, c'est aller en fait contre les caractéristiques naturelles de la fureur et de la violence, mais cela ne les rend pas irrationnelles. Au contraire, on peut se trouver, dans la vie publique comme dans la vie privée, en face de situations où la rapidité même d'un acte violent peut constituer la seule réponse appropriée. Ce n'est pas la décharge affective qui importe en ces cas, et que l'on aurait pu tout aussi bien obtenir en frappant sur la table ou en faisant claquer la porte. L'important est qu'en certaines circonstances, la violence – l'acte accompli sans raisonner, sans parler, sans réfléchir aux conséquences – devient l'unique façon de rééquilibrer les plateaux de la justice. [...] Dans ce cas, la fureur, et la violence dont elle s'accompagne parfois – mais pas toujours -, font partie des émotions humaines « naturelles », et vouloir en guérir l'homme n'aboutirait qu'à le déshumaniser ou le déviriliser. Il est indéniable que des actes de cette espèce, où des hommes s'arrogent le droit de se faire eux-mêmes justice, sont en opposition formelle avec les lois qui régissent les sociétés civilisées ; mais leur caractère anti-politique [...] ne signifie pas que ces actes soient « inhumains » ou « purement » émotifs.
  L'absence d'émotion n'est pas à l'origine de la rationalité, et ne peut la renforcer. Face à une « tragédie insupportable », le « détachement et la sérénité peuvent vraiment paraître terrifiants », c'est-à-dire lorsqu'ils ne sont pas le fruit du contrôle de soi, mais le résultat d'une évidente incompréhension. Pour réagir de façon raisonnable, il faut en premier lieu avoir été « touché par l'émotion » ; et ce qui s'oppose à l' « émotionnel », ce n'est en aucune façon le « rationnel », quel que soit le sens du terme, mais bien l'insensibilité, qui est fréquemment un phénomène pathologique, ou encore la sentimentalité, qui représente une perversion du sentiment. La fureur et la violence ne deviennent irrationnelles qu'à l'instant où elles s'en prennent à des leurres."

 

Hannah Arendt, "Sur la violence", 1971, in Du mensonge à la violence, tr. fr. Guy Durand, Pocket, 1994, p. 162-164.


 

  "Il n'y a jamais eu de gouvernement qui soit exclusivement fondé sur l'emploi des moyens de la violence. Même le chef d'un régime totalitaire, dont la torture est le premier instrument de gouvernement, a besoin, pour son pouvoir, d'une base : la police secrète et son réseau d'indicateurs. Seule la constitution d'une armée de robots, qui éliminerait complètement, comme nous l'avons indiqué, le facteur humain, et permettrait à un homme de détruire quiconque, en pressant simplement sur un bouton, pourrait permettre de modifier cette prééminence fondamentale du pouvoir sur la violence. Le genre de domination le plus despotique que l'on ait pu concevoir, celui des maîtres sur leurs esclaves, qui leur furent toujours très supérieurs en nombre, ne reposait pas lui-même sur des moyens de contrainte particulièrement puissants, mais sur la supériorité de l'organisation du pouvoir – c'est-à-dire sur la solidarité organisée des maîtres[1]. Les hommes isolés, qui ne peuvent avoir recours à l'appui de leurs semblables, n'ont jamais disposé d'un pouvoir suffisant pour se servir avec succès de la violence. Ainsi, dans le domaine des affaires intérieures, la violence constitue-t-elle la dernière instance du pouvoir contre les criminels ou les rebelles – c'est-à-dire contre des individus isolés qui, pour ainsi dire, refusent de se soumettre aux décisions de la majorité. Quant aux opérations de guerre, nous avons pu voir, au Viêt-nam, qu'une énorme supériorité dans les moyens de la violence peut s'avérer impuissante face à un ennemi mal équipé, mais fort bien organisé et disposant d'une puissance supérieure. Cette leçon n'est pas nouvelle ; c'est celle de toutes les guerres qui prennent la forme d'opérations de guérillas, leçon au moins aussi ancienne que la défaite subie en Espagne par les armées de Napoléon, jusqu'alors invaincues.
  Pour reprendre un instant le langage conceptuel, nous dirons que le pouvoir, mais non la violence, est l'élément essentiel de toute forme de gouvernement. La violence est, par nature, instrumentale ; comme tous les instruments, elle doit toujours être dirigée et justifiée par les fins qu'elle entend servir. Ce qui exige ainsi une justification extérieure ne saurait représenter le principe constitutif essentiel. Dans les deux sens du terme, la fin de la guerre est la paix ou la victoire, mais il est impossible de dire ce que devra être la fin de la paix. La paix est un absolu, en dépit du fait que les périodes de guerre, au cours de l'histoire, aient presque toujours dépassé la durée des périodes de paix. Le pouvoir appartient à la même catégorie : on peut dire qu'il trouve « en lui-même sa propre fin ». (Certes, cela n'empêche pas les gouvernements d'avoir une certaine politique et de se servir de leur pouvoir en vue d'atteindre les objectifs qu'ils se sont fixés. Mais la structure du pouvoir lui-même est antérieure à ces buts et leur survit, de sorte que, loin d'être un moyen en vue d'une fin, le pouvoir est en fait la condition même qui peut permettre à un groupe de personnes de penser et d'agir en termes de fin et de moyens.) Et comme le gouvernement est essentiellement un pouvoir organisé et institutionnalisé, la question que l'on entend poser fréquemment : « Quelle est la raison d'être du gouvernement ? » n'a en fin de compte guère de sens. On pourra donner une réponse qui appellera elle-même d'autres questions, comme lorsqu'on dit qu'il s'agit de permettre aux hommes de vivre ensemble, ou encore qui sera dangereusement utopique, comme de promouvoir le bonheur, ou de réaliser une société sans classes, ou quelque autre type d'idéal non politique qui, si l'on cherche à le réaliser pour de bon, conduira inévitablement à la tyrannie.
  Le pouvoir peut se passer de toute justification du fait qu'il est inséparable de l'existence des communautés politiques ; mais ce qui lui est indispensable, c'est la légitimité. Vouloir faire de ces deux termes des synonymes est une source d'erreurs et de confusions non moins graves que le fait de confondre, ce qui est courant, le soutien avec l'obéissance. Aussitôt que plusieurs personnes se rassemblent et agissent de concert, le pouvoir est manifeste, mais il tire sa légitimité du fait initial du rassemblement plutôt que de l'action qui est susceptible de le suivre. Lorsque la légitimité est contestée, elle cherche à faire appel au passé, tandis que la justification se réfère à un objectif dont la réalisation se situe dans le futur. La violence peut être justifiable, mais elle ne sera jamais légitime. Plus les objectifs invoqués se trouvent à lointaine échéance, moins la justification paraîtra convaincante. Nul ne conteste l'utilisation de la violence dans le cas de la légitime défense, car le danger est non seulement évident, mais immédiat, et la fin justifiant les moyens est évidente.
  Le pouvoir et la violence, tout en étant des phénomènes distincts, ont habituellement des manifestations communes. Dans tous les cas où l'on voit apparaître cette combinaison, le pouvoir est, comme nous l'avons vu, le facteur premier et prédominant. La situation est cependant totalement différente lorsqu'on se trouve en face de ces deux phénomènes à l'état pur – par exemple en cas d'invasion étrangère et d'occupation. Nous avons vu que l'assimilation courante du pouvoir et de la violence procède du fait que le gouvernement est défini par la domination de l'homme par l'homme par les moyens de la violence. Si le conquérant étranger ne trouve en face de lui qu'un gouvernement faible et une nation inaccoutumée à l'exercice du pouvoir politique, il lui sera facile d'imposer une telle domination. Dans tous les autres cas, cela s'avèrera d'une difficulté extrême, et l'envahisseur-occupant s'efforcera immédiatement d'installer un gouvernement à sa dévotion, c'est-à-dire de trouver un pouvoir autochtone susceptible de soutenir sa domination. La confrontation récente entre les chars russes et la résistance, totalement non violente, du peuple tchécoslovaque constitue un exemple typique de l'opposition entre la violence et le pouvoir à l'état pur. Mais si, dans un tel cas, la domination est difficile à établir, les difficultés ne sont pourtant pas insurmontables. Rappelons-nous que la violence ne dépend ni de l'opinion, ni du nombre, mais des instruments dont elle peut disposer, et, comme nous l'indiquions plus haut, les instruments de la violence, comme tous les autres outils, accroissent et multiplient les forces humaines. Ceux qui s'opposent à la violence avec les seules ressources du pouvoir ne tardent pas à découvrir qu'il leur faut affronter, non pas des hommes mais des engins faits de main d'homme, dont l'efficacité destructrice et inhumaine s'accroît en proportion de la distance qui sépare les antagonistes. Le pouvoir peut toujours être détruit par la violence ; l'ordre le plus efficace est celui que vient appuyer le canon du fusil, qui impose l'obéissance immédiate la plus complète. Mais il ne peut jamais être la source du pouvoir.
  L'issue d'un affrontement direct entre la violence et le pouvoir est à peu près certaine. Si la stratégie de la résistance non violente, fondée sur le pouvoir des masses, qui a été utilisée avec succès par Gandhi, avait trouvé en face d'elle, au lieu de l'Angleterre, la Russie de Staline, l'Allemagne de Hitler, ou même le Japon d'avant-guerre, elle ne se serait pas terminée par la décolonisation, mais bien par les massacres et la soumission. Toutefois, l'Angleterre en Inde, ou la France en Algérie, avaient de bonnes raisons pour ne pas aller jusqu'aux extrêmes limites de la force. Le règne de la pure violence s'instaure quand le pouvoir commence à se perdre. [...] On peut obtenir la victoire en se servant de la violence comme d'un substitut du pouvoir, mais le prix qu'il faut payer est très élevé ; car il n'est pas payé seulement par le vaincu, mais également par le vainqueur, qui voit s'affaiblir son propre pouvoir. Tel est plus particulièrement le cas lorsque le vainqueur bénéficie, sur le plan intérieur, d'un régime constitutionnel. [...] On a souvent dit que l'impuissance engendre la violence, et c'est tout à fait exact sur un plan psychologique, tout au moins dans le cas d'individus possédant une certaine force, physique ou morale. Ce qu'il faut remarquer, dans le domaine politique, c'est qu'un pouvoir qui se sent diminué est tenté de compenser par la violence cette perte de pouvoir. [...] Lorsque la violence n'est plus soutenue ni limité par le pouvoir, on assiste à ce retournement bien connu, où les moyens deviennent leur propre fin. La fin est alors déterminée par les moyens – les moyens de la destruction – et la conséquence est que cette fin conduit à la destruction de tout pouvoir.
  Le facteur de désagrégation interne dont s'accompagne la victoire de la violence sur le pouvoir est particulièrement évident dans le cas où la terreur est utilisée pour maintenir une domination [...]. La terreur ne se ramène pas à la violence ; il s'agit de la forme de gouvernement qui s'instaure lorsque la violence, après avoir abouti à la destruction de tout pouvoir, se refuse à abdiquer et affirme au contraire son emprise. On a souvent remarqué que l'efficacité de la terreur dépend presque totalement du degré d'atomisation de la société. Toute forme d'opposition organisée doit disparaître avant que la terreur n'atteigne à son plus violent déchaînement. [...] La différence fondamentale entre une domination totalitaire, fondée sur la violence, et des dictatures ou tyrannies, établies par la violence, est que la première s'attaque non seulement à ses adversaires, mais tout aussi bien à ses amis ou partisans, car tout pouvoir l'effraie, même celui que peuvent détenir ses alliés. La terreur atteint son point culminant lorsque l'État policier commence à dévorer ses propres enfants, lorsque le bourreau d'hier devient la victime du jour. Et c'est aussi le moment où le pouvoir disparaît totalement. [...]
  En résumé, il ne suffit pas de dire que, dans le domaine politique, il ne faut pas confondre pouvoir et violence. Le pouvoir et la violence s'opposent par leur nature même ; lorsque l'un des deux prédomine de façon absolue, l'autre est éliminé. La violence se manifeste lorsque le pouvoir est menacé, mais si on la laisse se développer, elle provoquera finalement la disparition du pouvoir. Il en résulte que la non-violence ne devrait pas être considérée comme le contraire de la violence. Parler d'un pouvoir non-violent est une tautologie."

 

Hannah Arendt, "Sur la violence", 1971, in Du mensonge à la violence, tr. Fr. Guy Durand, Pocket, 1994, p. 150-157.


 
 "La violence est plus aisée à reconnaître et à identifier qu'à définir avec précision. Proposons tout de suite une première distinction entre la violence qui, d'un côté, est une action destinée à porter atteinte à une personne ou à la détruire, soit dans son intégrité physique ou psychique, soit dans ses biens, soit dans ses participations symboliques, et, de l'autre, la violence qui est inhérente au changement, au bousculement des habitudes, à la transformation des cadres familiers.
 Cette dernière peut entraîner un ressenti désagréable et être vécue comme une souffrance, mais elle reste, en dernière instance, une violence constructive. Il y a de la violence dans l'effort et dans le travail, mais celle-ci reste productive. Il y en a aussi dans le désir. Qu'elle détruise ou qu'elle construise, voilà une partition essentielle. En général, on réserve ce terme de violence au sens de violence destructrice.
 La violence, ensuite, est largement dépendante de la norme sociale qui l'encadre. Certaines de ses formes sont considérées, dans une société donnée, comme légitimes socialement là où d'autres sont non seulement hors normes mais en plus condamnées par la loi. L'homicide lors d'un duel pour une question d'honneur n'a par exemple été complètement criminalisé que depuis la fin du XIXe siècle. Tuer légalement quelqu'un parce qu'il a commis un crime est encore une norme dans de nombreux pays, dont plusieurs États des États-Unis. Il y a donc bien une violence qui est légitime et une qui ne l'est pas.
 Une autre distinction importante est celle qui sépare la violence « sans raison » de la violence comme modalité de l'action. La première est certes plus rare qu'on ne se le représente parfois, mais elle a une place dans notre tableau. C'est celle, souvent, qui est le plus loin de la parole. Elle est la plus spectaculaire et celle qui frappe le plus les imaginations.
Deux figures incarnent le point limite de cette violence sans raison, celle du tueur en série et celle de l'Amok. Le tueur en série, hélas, est connu comme celui qui met en œuvre une violence telle qu'elle conduit à instrumentaliser totalement les personnes qui lui sont soumises. La victime est totalement déshumanisée aux yeux de l'assassin et la parole n'a plus aucune place dans le dispositif du meurtre, d'ailleurs souvent silencieux. Le tueur en série pourrait même être décrit, d'une certaine façon, comme celui qui a purgé sa parole de toutes ses potentialités de pacification et de transposition de la violence en mots. Il est dans un au-delà de la parole et donc de l'humanité.
 Amok est un mot indonésien qui désigne l'état de celui qui est pris subitement d'une crise de folie se traduisant par un brusque accès de violence meurtrière. Une personne peut ainsi basculer sans raison dans cet état et se jeter sur les autres. Dans ce cas, la norme, d'ailleurs légale, veut que ceux qui sont présents essayent de le tuer le plus rapidement possible pour faire cesser son action. Nous ne sommes pas loin, finalement, des folies meurtrières des héros que nous décrit Homère, ou de la figure du Berserker dans les anciennes traditions nordiques, […]
 Mais, la plupart du temps, la violence a de « bonnes » raisons d'être. Elle vise à obtenir de l'autre quelque chose ou bien un comportement, ou encore à le détruire parce qu'il est gênant. Elle est une modalité de 1'action humaine. Elle est le prolongement des comportements pacifiques et suppose une gradation de moyens où il n'est pas du tout facile de savoir où s'arrêtent l'incitation, la pression, la contrainte, et où commence la violence proprement dite.
 Franchissant ainsi des frontières invisibles, elle n'est d'ailleurs pas toujours consciente d'elle-même. Ainsi, une étude réalisée en France en 1997 par la Direction générale de la santé sur un échantillon de cent soixante-seize délinquants sexuels incarcérés, cas il est vrai particulier, montre que plus d'un agresseur sur deux ne perçoit ni la portée de son acte délictueux, ni les conséquences qu'il peut avoir pour la victime. Lorsqu'on demande au sujet de « décrire son acte, quelle qu'en soit la violence », c'est toujours de lui qu'il parle, expliquent les rédacteurs du rapport, et non de sa victime.
 Une dernière distinction est nécessaire. Il faut en effet séparer la violence exercée avec des moyens physiques, contrainte corporelle, coups, blessures, qui impliquent une action du corps souvent prolongée par celles d'outils spécifiques, comme les armes, et la violence exercée par la parole, à des fins de destruction. Comment nommer cette violence :
« Psychologique » ? « Morale » ? La nouveauté du problème est peut-être à l'origine du fait que 1'on ne dispose d'aucun mot satisfaisant pour le nommer. Cette violence touche certes sa victime dans son identité profonde, mais c'est aussi tout son être social qui s'en trouve atteint."
 
Philippe Breton, Éloge de la parole, 2003, La Découverte / Poche, 2007, p. 82-84.


"L'homicide conserve une caractéristique sociologique presque immuable du XIIIe siècle à nos jours : il est massivement commis par des mâles adolescents ou mariés depuis peu, dont les victimes sont le plus souvent des pairs. Il connaît cependant un spectaculaire déclin dans toute l'Europe, d'abord au début du XVIIe siècle puis au cours du XIXe siècle. Ce mouvement est lié à la nette diminution des confrontations masculines à l'arme blanche qui affecte en premier lieu les aristocrates, avant de se diffuser lentement et inégalement au sein des couches populaires. Dans les deux cas, un petit nombre de jeunes refusent la pacification des moeurs et le désarmement individuel que les monarchies, appuyées par les Églises, tentent de généraliser sur le continent. L'épée, pour les uns, le couteau pour les autres, demeurent des emblèmes de leur honneur sur la place publique. Leur nombre se réduit pourtant comme peau de chagrin, pour devenir résiduel à partir de la seconde moitié du XXe siècle. L'Europe occidentale actuelle, qui contrôle de très près la possession des armes à feu, enregistre en moyenne un meurtre pour 100 000 habitants, cent fois moins qu'il y a sept siècles, six fois moins qu'aujourd'hui aux États-Unis, pourtant affectés depuis quelques décennies par une baisse notable en la matière.

  La violence physique sans suites fatales a aussi considérablement diminué dans notre univers. Le recours à la force pour régler des querelles se trouve littéralement invalidé, à la fois par l'état de droit et par le développement, depuis le XVIIe siècle, de puissantes autocontraintes réglant les relations avec autrui. La rupture des normes apparaît principalement à l'occasion de brutalités collatérales lors de vols et de cambriolages, ou sous la forme d'incivilités qui constituent un véritable langage symbolique de mise en cause des valeurs établies. Cette situation résulte du développement, génération après génération, d'un vigoureux processus de gestion de l'agressivité virile. Initialement imposé par les autorités pour tempérer les rapports humains dans les endroits ouverts très fréquentés et les tavernes, il s'est peu à peu généralisé. Les institutions de socialisation, telle l'Église, l'école ou l'armée, ont contribué à l'installer progressivement au coeur du foyer familial. Après les élites, très tôt enserrées dans un dense réseau de codes d'apaisement et de politesse, les couches inférieures l'ont graduellement accepté, les citadins ouvrant la marche, suivis par la paysannerie, enfin par les « classes dangereuses » ouvrières de l'époque industrielle. Or ce cheminement de la « civilisation des moeurs » touche en priorité les grands garçons et les hommes jeunes, ce qui n'a pas été assez souligné. Vers 1530, ils sont déjà la cible primordiale des prescriptions contenues dans les deux ouvrages fondateurs des nouveaux principes : La Civilité puérile d'Erasme et Le Courtisan de Castiglione. À Versailles, sous Louis XIV, la « curialisation des guerriers » - en d'autres termes l'obligation de réprimer toute ardeur belliqueuse en présence d'autres courtisans pour la réserver aux champs de bataille étrangers - s'applique davantage à eux. Car à la différence des plus anciens, leur impulsivité n'est pas domptée par la longue fréquentation d'un univers impitoyable où il faut en permanence éviter d'afficher ses émotions pour réussir.

  Dans les sociétés rurales médiévales, la brutalité juvénile était pourtant considérée comme normale, voire encouragée. Elle permettait de former des individus capables de se défendre dans un environnement matériel et humain hostile. Elle les aidait également à supporter une très longue attente, au cours du long rite de passage préalable à l'obtention des droits complets de l'adulte marié. Dans ce cadre, leur agressivité, qui aurait pu se porter contre des pères rudes et exigeants, se trouvait détournée vers des pairs locaux et plus encore vers des rivaux, membres des bandes juvéniles des terroirs voisins. Elle fit cependant peu à peu l'objet d'un interdit majeur, relayé par la religion, la morale, l'éducation et la justice criminelle. La culture de la violence s'effaça lentement, plus difficilement dans certaines régions ou catégories de population que dans d'autres, pour finir par canaliser la puissance physique masculine et la mettre au service exclusif de l'État. Non sans laisser subsister des traces vives des pratiques antérieures, dont témoignent notamment le duel ou la vengeance clanique."

 

Robert Muchembled, Une histoire de la violence : De la fin du Moyen-Âge à nos jours, Seuil, 2008, p. 465-467.


[1] Dans la Grèce antique, l'organisation était fondée sur la polis dont, selon Xénophon, le principal mérite était le suivant : "Les concitoyens se gardent mutuellement, sans solde, contre les esclaves et ils se gardent contre les malfaiteurs pour qu'aucun citoyen ne meure de mort violente" (Hiéron, IV, 3).

 

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Date de création : 10/09/2007 @ 16:22
Dernière modification : 09/05/2023 @ 08:02
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