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Hors des sentiers battus
Cours sur l'art
L'art ne vise t-il que le beau ?

 

"Tout art est parfaitement inutile"
Oscar Wilde, in Préface au Portrait de Dorian Gray

 

Introduction

 

Le but de ce cours est de répondre aux questions suivantes :

1. En quoi l'art se distingue t-il de la technique ?
2. L'art est-il utile ?
3. Le jugement de goût est-il subjectif ? -> problème de l'objectivité du beau
4. L'art doit-il viser le beau ? -> question de la finalité de l'art

 

I. Qu'est-ce que l'art ?

Le problème d'une définition de l'œuvre d'art est d'abord celui d'une définition de l'art lui-même. Antérieurement au développement de la civilisation industrielle, le terme "art" a, en effet, un sens beaucoup plus large que celui auquel nous le restreignons aujourd'hui. La cause en est l'indifférenciation primitive du travail humain, la distinction sans équivoque des diverses formes de l'activité humaine n'étant permise que par la société moderne, où la division du travail humain a atteint un degré de précision suffisant. Dans la recherche d'une définition de l'art, c'est donc le rapport art/technique qu'il faut donc préalablement interroger.

A. Dans la civilisation artisanale

Dans la civilisation artisanale, l'art désigne l'activité productrice en général.
-> l'artisan et l'artiste ne peuvent être facilement distingués
La production artisanale s'est en effet à peine engagée dans la division technique du travail. L'artisan produit donc le plus souvent de façon individuelle, en effectuant par lui-même la totalité des opérations qui conduisent de la matière première à l'objet achevé. Le résultat de son travail n'est donc pas seulement ce qu'on nomme, dans l'industrie, un "produit" mais aussi une œuvre.


Produit = objet purement utilitaire ou consommable, acheté et vendu dans le circuit des échanges commerciaux.
Œuvre = expression d'une individualité qui a mis dans l'objet la marque de son habileté et de son talent personnels.

Le produit industriel est le résultat d'une immense activité collective, où la division technique du travail ne laisse à chaque opérateur q'une part infime et anonyme, à la différence de l'œuvre artisanale.

Question : que signifie pourtant l'idée que l'artisanat permet à l'artisan de s'exprimer dans une œuvre, alors que nous ignorons jusqu'à l'identité des auteurs de tant de chefs-d'œuvre de l'art antique et médiéval ?
On souligne souvent que l'artisanat hausse l'artisan à la dignité de l'artiste, mais il est tout aussi vrai de dire qu'il rabaisse l'artiste à la condition anonyme et méprisée qui est celle de l'artisan. En effet, dans la civilisation artisanale, l'artiste doit servir la religion ou le prince. Qu'il bâtisse et orne le lieu de culte ou qu'il soit le décorateur d'une existence privilégiée, l'art n'est qu'un moyen en vue d'une fin à laquelle il se subordonne. L'œuvre d'art n'a donc pas pour fonction première d'exprimer la personnalité de son créateur : elle tire son sens d'une intention extérieure au domaine même de l'art. Ainsi, dans la civilisation artisanale, la fonction même de l'art est étrangère à sa finalité purement esthétique et n'est qu'utilitaire, l'utile n'étant que ce qui est bon à quelque chose et ne sert donc que comme moyen.
C'est sans doute pour cette raison que l'artiste et ne peut échapper au mépris qui depuis les Grecs enveloppe les arts "serviles" (cf. Platon). On peut donc dire en général, que l'insuffisance de la définition de l'art dans la civilisation artisanale n'a pas permis, avant la période moderne, le véritable développement d'une Esthétique comme théorie des Beaux-Arts.

B. Dans la civilisation industrielle

La période industrielle introduit une précision nouvelle dans la distinction des formes de production, en dépassant l'artisanat par la technique.
Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle européen, le terme de technique s'ajoute en effet à celui d'art. Étymologiquement les deux termes ont le même sens : ils désignent l'activité artisanale, l'un en grec et l'autre en latin. Mais l'usage du terme nouveau technique n'en désigne pas moins l'apparition d'une réalité nouvelle.

Chez Aristote : art = "une certaine disposition, accompagnée de règle vraie, capable de produire " ? l'art est productif
-> science = "une disposition capable de démontrer " ? la science est purement théorique et contemplative
Cette définition relève de la civilisation artisanale, où la production humaine est encore préscientifique, et où la science n'a pas encore de conséquences pratiques.

Chez Kant : les règles de la pratique technique ne sont que de simples corollaires de la philosophie théorique . Elles ont en effet pour fonction "de produire un effet, qui est possible d'après un concept naturel de la cause à l'effet ".
La technique est ainsi définie comme une science appliquée, où l'efficacité de l'action humaine est le résultat de la connaissance de la nature d'après le principe du déterminisme.

-> texte de Kant, Critique de la Faculté de juger, 1790, § 43, trad. A. Philonenko, Vrin, 1993, p. 198-199.

 

  "L'art est distingué de la nature, comme le faire l'est de l'agir ou causer en général et le produit ou la conséquence de l'art se distingue en tant qu'œuvre du produit de la nature en tant qu'effet.
  En droit on ne devrait appeler art que la production par liberté, c'est-à-dire par un libre-arbitre, qui met la raison au fondement de ses actions. On se plaît à nommer une œuvre d'art le produit des abeilles (les gâteaux de cire régulièrement construits), mais ce n'est qu'en raison d'une analogie avec l'art; en effet, dès que l'on songe que les abeilles ne fondent leur travail sur aucune réflexion proprement rationnelle, on déclare aussitôt qu'il s'agit d'un produit de leur nature (de l'instinct), et c'est seulement à leur créateur qu'on l'attribue en tant qu'art. Lorsqu'en fouillant un marécage on découvre, comme il est arrivé parfois, un morceau de bois taillé, on ne dit pas que c'est un produit de la nature, mais de l'art; la cause productrice de celui-ci a pensé à une fin, à laquelle l'objet doit sa forme. On discerne d'ailleurs un art en toute chose, qui est ainsi constituée, qu'une représentation de ce qu'elle est a dû dans sa cause précéder sa réalité (même chez les abeilles), sans que toutefois cette cause ait pu précisément penser l'effet ; mais quand on nomme simplement une chose une œuvre d'art, pour la distinguer d'un effet naturel, on entend toujours par là une œuvre de l'homme."

 

Kant, Critique de la Faculté de juger, 1790, § 43, trad. A. Philonenko, Vrin, 1993, p. 198-199.

 

La technique s'oppose donc à l'art à partir du principe même de la production :

"Newton pouvait exposer en pleine lumière, non pas seulement pour lui-même mais pour tout autre, la totalité des démarches qu'il avait dû faire depuis les premiers éléments de la géométrie jusqu'à ses découvertes les plus grandioses et les plus profondes, et en permettre ainsi l'imitation. Mais aucun Homère, aucun Wieland ne peut montrer comment se découvrent et s'assemblent dans sa tête ses idées riches de fantaisie te pourtant en même temps pleines de pensées, car il n'en sait rien lui-même, et ne peut donc l'enseigner à d'autres ".

La différence entre la technique et l'art est d'abord la différence entre une production consciente de ses règles et de ses moyens et une production inconsciente. C'est aussi la différence entre une production fondée sur la méthode et une production fondée sur le libre développement de la fantaisie créatrice.
-> la technique est susceptible d'un progrès collectif, alors que l'art est le domaine de la réussite individuelle.
Dans l'art, l'idée de progrès n'a aucun sens. Là où la physique de Newton est dépassée par celle de la relativité, aucune réussite esthétique ne peut être abolie ou surpassée par d'autres.
-> l'art est limité, car immobile et individuel, là où les sciences et les techniques sont des entreprises collectives où les résultats s'accumulent en se multipliant les uns les autres.
La limitation de l'art est liée au caractère artisanal de son mode de production. Mais il s'en distingue cependant, dans la période moderne, si l'on considère la fin de la production :

"L'art se distingue de l'artisanat. Le premier est dit libéral, le second peut aussi s'appeler art mercenaire. On considère le premier comme s'il ne pouvait avoir une issue conforme à sa fin (réussir), que comme jeu, c'est-à-dire comme une occupation agréable par elle-même, et le second seulement comme travail, c'est-à-dire comme une occupation en elle-même désagréable (pénible) qui ne peut avoir d'attrait que par ses effets (par exemple le gain) ".

Par opposition au travail artisanal, qui est défini comme "mercenaire", parce qu'il n'est fait que pour l'appât du gain, l'art apparaît "agréable par lui-même". Il relève ainsi des activités de jeu, et pour le définir en tant qu'activité gratuite, Kant reprend l'expression d' "art libéral", qui sert déjà chez Diderot à distinguer les "Beaux-Arts" des arts mécaniques ou industriels. (Cf. article "Art" de l'Encyclopédie, 1751).
-> notre civilisation voit donc se développer côte à côte l'art de l'artisan et l'art de l'artiste, les arts mécaniques ou industriels et les arts libéraux ou arts tout court.

C. L'art pur

Ainsi, l'apparition de la forme moderne de la production permet-elle de donner à l'art un sens pour la première fois spécifique. D'une part, par opposition à la technique, l'art reste, comme l'artisanat, une forme de production préscientifique, dont les procédés ne peuvent être rigoureusement conçus et définis. D'autre part, par opposition à la recherche du gain, l'art reste la création d'une œuvre qui trouve sa fin en elle-même. Ce deuxième aspect de la définition kantienne de l'art contient évidemment le fondement des théories de "l'art pour l'art", c'est-à-dire des théories où l'art est à lui-même sa propre fin.
La société industrielle est donc la première où l'art soit apparu sous sa forme pure, c'est également la première où il ait fait l'objet d'une prise de conscience sous la forme d'une esthétique développée. Toutefois, en prenant conscience de lui-même dans son indépendance et sa pureté, l'art ne peut que se reconnaître étranger à cette société, autant par l'anachronisme de son mode de production que par son indifférence de principe au profit.
L'artiste ne veut plus servir d'autres intérêts. Il découvre alors qu'il peut se rendre indépendant de la société comme de la religion, puisqu'au terme de sa solitude et de son isolement il garde intacte la faculté de produire une œuvre, et se rend ainsi égal à Dieu même dans son pouvoir le plus caractéristique : celui de créer. Car comme dit Van Gogh :

"Je puis bien, dans la vie et dans la peinture, me passer du Bon Dieu. Mais je ne puis pas, moi souffrant, me passer de quelque chose qui est plus grand que moi, qui st ma vie : la puissance de créer ".

Ce pouvoir de créer, on le nomme du terme qui servait à désigner la part divine de l'homme : le Génie.

II. La théorie de l'art pur

La tâche d'une théorie de l'art pur est donc autant de rendre compte des modalités de la production artistique comme création géniale, que de chercher à en définir le résultat comme beauté pure. Tel est le double effort accompli par Kant dans la Critique de la Faculté de Juger à partir de la délimitation précise de l'art et du beau dans leur spécificité.

A. La création artistique

1. La vision psychanalytique

 

"Malheureusement, c'est sur la beauté que la psychanalyse a le moins à dire "
Freud

 

La psychanalyse possède pourtant sa théorie de la création artistique. La création artistique y est considérée comme un substitut à la satisfaction instinctive. La vie fantasmatique donne ainsi une voix au refoulé, lui proposant par l'œuvre et la sublimation un autre destin.

-> texte de Freud, Ma vie et la psychanalyse, 1925, éd. Gallimard, "Idées", p. 80-81.

 

  "Dans son grand ouvrage sur le Thème de l'inceste, il [Otto Rank] put montrer combien souvent les poètes choisissent justement pour thème la situation oedipienne, et suivre à travers la littérature universelle les transformations, variations et atténuations de ce même thème.
  On était ainsi conduit à analyser la production littéraire et artistique en général. On reconnut que le royaume de l'imagination était une "réserve", organisée lors du passage douloureusement ressenti du principe de plaisir au principe de réalité, afin de permettre un substitut à la satisfaction instinctive à laquelle il fallait renoncer dans la vie réelle. L'artiste, comme le névropathe, s'était retiré loin de la réalité insatisfaisante dans ce monde imaginaire, mais à l'inverse du névropathe il s'entendait à trouver le chemin du retour et à reprendre pied dans la réalité. Ses créations, les oeuvres d'art, étaient les satisfactions imaginaires de désirs inconscients, tout comme les rêves, avec lesquels elles avaient d'ailleurs en commun le caractère d'être un compromis, car elles aussi devaient éviter le conflit à découvert avec les puissances de refoulement. Mais à l'inverse des productions asociales narcissiques du rêve, elles pouvaient compter sur la sympathie des autres hommes, étant capables d'éveiller et de satisfaire chez eux les mêmes inconscientes aspirations du désir. De plus elles se servaient, comme "prime de séduction", du plaisir attaché à la perception de la beauté de la forme. Ce que la psychanalyse pouvait faire, c'était - d'après les rapports réciproques des impressions vitales, des vicissitudes fortuites et des oeuvres de l'artiste - reconstruire sa constitution et les aspirations instinctives en lui agissantes, c'est-à-dire ce qu'il présentait d'éternellement humain. C'est dans une telle intention que je pris par exemple Léonard de Vinci pour objet d'une étude, étude qui repose sur un seul souvenir d'enfance dont il nous fit part, et qui tend principalement à élucider son tableau de la Sainte Anne. Mes amis et élèves ont depuis entrepris de nombreuses analyses semblables d'artistes et de leurs oeuvres. La jouissance que l'on tire des oeuvres d'art n'a pas été gâtée par la compréhension analytique ainsi obtenue. Mais nous devons avouer aux profanes, qui attendent ici peut-être trop de l'analyse, qu'elle ne projette aucune lumière sur deux problèmes, ceux sans doute qui les intéressent le plus. L'analyse ne peut en effet rien nous dire de relatif à l'élucidation du don artistique, et la révélation des moyens dont se sert l'artiste pour travailler, le dévoilement de la technique artistique, n'est pas non plus de son ressort".

 

Freud, Ma vie et la psychanalyse, 1925, éd. Gallimard, "Idées", p. 80-81.

 

Plus encore, selon Freud, l'œuvre d'art a un sens, elle doit être interprétée. Il faut l'interroger à partir de son contenu, de sa forme qui est l'expression des intentions de l'artiste. Cela permettra de "trouver" l'artiste à partir de son œuvre (et non le contraire) et de comprendre l'émotion esthétique.
Il s'agit là de la méthode applicable à toute production humaine : la lecture du caché à partir du "dit". Freud en donne maints exemples. Dans l'analyse attentive qu'il fait du Moïse de Michel-Ange, il descend de la forme, minutieusement interrogée, aux profondeurs d'où elle procède. Mais là (pas plus qu'ailleurs) l'analyse ne donne une réponse complète. Freud, à la fin de l'étude, se demande si Michel-Ange : "L'artiste, dans les œuvres duquel un si grand fonds d'idées lutte pour trouver son expression" qui a "maintes fois été dans ses créations jusqu'à la limite extrême de ce que l'art peut exprimer ", n'a peut-être pas, cependant, réussi à s'exprimer pleinement. L'artiste partagerait alors avec le critique la "responsabilité de l'incertitude".
Là, comme ailleurs, les profondeurs seraient irréductibles à une "analyse finie".
La psychanalyse peut interpréter l'œuvre comme expression d'une individualité. Elle peut repérer ses sources et ses facteurs. Elle peut décrire les processus psychologiques de la création qui sont des processus généraux du psychisme dans touts ses manifestations normales ou pathologiques (rôle de la libido, des fantasmes et des souvenirs, du refoulement), elle peut monter l'essence de la sublimation. Mais elle s'arrête là. Décrire, interpréter, montrer n'est pas donner la raison dernière.


2. La théorie kantienne

À la différence de la production technique, la production dans l'art n'est pas le simple corollaire d'un savoir. Tout ce qui relève de l'art (que ce soit celui de l'artiste ou de l'artisan) n'a pas été décomposé par l'intelligence, et exige une habileté qui ne peut être réduite en formules ni ramenée à un savoir. Non seulement la façon de réussir le produit n'y peut être démontrée scientifiquement, mais même elle ne peut être décrite.
Ce secret de la production, dans l'artisanat, n'est qu'un "tour de main". Dans l'art, on le nomme "manière". La manière étant la façon propre à l'artiste d'agencer les moyens dont il dispose pour parvenir au résultat, on peut la comparer à la méthode dans les sciences. Il doit en effet y avoir dans l'œuvre d'art comme dans tout produit, règles de production et union de ces règles pour obtenir le résultat. Mais à la différence de la méthode, cet accord des règles en vue du résultat ne peut être défini par principes ; l'œuvre d'art se situant au niveau du sensible et de la sensibilité, l'artiste ne peut concevoir par principes l'agencement des moyens, mais seulement le sentir - et le donner à sentir en présentant l'œuvre.

- Qu'est-ce alors que le génie ?

-> texte de Kant, Critique de la faculté de juger, 1790, § 46, tr. fr. Alexis Philonenko, Vrin, 1965, p. 138-139.

 

  "Le génie est le talent (don naturel), qui donne les règles à l'art. Puisque le talent, comme faculté innée de l'artiste, appartient lui-même à la nature, on pourrait s'exprimer ainsi : le génie est la disposition innée de l'esprit (ingenium) par laquelle la nature donne les règles à l'art.
  Quoiqu'il en soit de cette définition, qu'elle soit simplement arbitraire, ou qu'elle soit ou non conforme au concept que l'on a coutume de lier au mot génie […], on peut toutefois déjà prouver que, suivant la signification en laquelle ce mot est pris ici, les beaux-arts doivent nécessairement être considérés comme des arts du génie.

  Tout art en effet suppose des règles sur le fondement desquelles un produit est tout d'abord représenté comme possible, si on doit l'appeler un produit artistique. Le concept des beaux-arts ne permet pas que le jugement sur la beauté de son produit soit dérivé d'une règle quelconque, qui possède comme principe de détermination un concept, et par conséquent il ne permet pas que l'on pose au fondement un concept de la manière dont le produit est possible. Aussi bien les beaux-arts ne peuvent pas eux-mêmes concevoir la règle d'après laquelle ils doivent réaliser leur produit. Or, puisque sans une règle qui le précède le produit ne peut jamais être dit un produit de l'art, il faut que la nature donne la règle à l'art dans le sujet (et cela par la concorde des facultés de celui-ci) ; en d'autres termes, les beaux-arts ne sont possibles que comme produits du génie.
  On voit par là que le génie : 1° est un talent, qui consiste à produire, dont on ne saurait donner aucune règle déterminée ; il ne s'agit pas d'une aptitude à ce qui peut être appris d'après une règle quelconque ; il s'ensuit que l'originalité doit être sa première propriété ; 2° que l'absurde aussi pouvant être original, ses produits doivent en même temps être des modèles, c'est-à-dire exemplaires et par conséquent, que sans avoir été eux-mêmes engendrés par l'imitation, ils doivent toutefois servir aux autres de mesure ou de règle de jugement ; 3° qu'il ne peut décrire lui-même ou exposer scientifiquement comment il réalise ce produit, et qu'au contraire c'est en tant que nature qu'il donne la règle ; c'est pourquoi le créateur d'un produit qu'il doit au génie, ne sait pas lui-même comment se trouvent en lui les idées qui s'y rapportent et il n'est en son pouvoir ni de concevoir à volonté ou suivant un plan de telles idées, ni de les communiquer aux autres dans des préceptes, qui les mettraient à même de réaliser des produits semblables. (C'est pourquoi aussi le mot génie est vraisemblablement dérivé de genius, l'esprit particulier donné à un homme à sa naissance pour le protéger et le diriger, et qui est la source de l'inspiration dont procèdent ces idées originales) ; 4° que la nature à travers le génie ne prescrit pas de règle à la science, mais à l'art ; et que cela n'est le cas que s'il s'agit des beaux-arts".

 

Kant, Critique de la faculté de juger, 1790, § 46, tr. fr. Alexis Philonenko, Vrin, 1965, p. 138-139.
 

La création artistique ne peut être apprise conformément à quelque règle que ce soit. Le génie est donc "le talent de produire ce pour quoi ne se peut donner aucune règle ". Comme pourtant toute production exige des règles, mais que celles-ci ne préexistent pas à l'œuvre, le génie peut être défini plus exactement encore comme le talent de donner des règles à l'art. Il n'obéit donc qu'aux règles qu'il se donne lui-même, et c'est pourquoi il apparaît si complètement libre de toute contrainte de règles arbitraires. Le génie donne l'impression de la facilité, et non celle du travail. Il produit comme la nature elle-même, avec une heureuse spontanéité, et sans rien dans son effort qui paraisse pénible ni contraint.
-> "Le génie est une disposition innée par laquelle la nature donne ses règles à l'art "
Cependant, l'art n'est pas la nature, et on doit prendre conscience devant une œuvre d'art qu'il s'agit d'art et non de quelque chose de naturel. Les productions de l'art sont intentionnelles à la différence des productions naturelles, mais elles ne doivent pas le paraître.

Attention : ll ne faudrait pas croire que la création artistique puisse se réduire au seul mystère du génie. Certes, les Beaux-Arts sont définis par Kant par la liberté de la production, mais ils n'en demeurent pas moins soumis à la contrainte des procédés et des règles. Aussi la production de l'œuvre d'art est-elle le résultat de l'union entre la libre inspiration et un travail défini par les servitudes de l'action technique. Le génie est une longue patience plus qu'une réussite immédiate, et l'art est avant tout un travail. C'est par le travail que l'artiste se rend vraiment libre, car seul le travail maîtrise l'inspiration et l'instinct. Ce n'est donc pas un hasard si les plus grands artistes ont aussi été les plus grands laborieux.

La première particularité du génie doit donc être l'originalité. Toutefois, il faut distinguer l'originalité géniale de l'originalité absurde.
L'absurde, comme originalité pure, est stérile, tandis que le génie est originaire. Le génie peut donner des modèles, il est donc à l'origine d'une école à laquelle il transmet sa manière, c'est-à-dire l'ensemble des procédés et des règles de son art. La règle doit ici être tirée par abstraction du fait, c'est-à-dire du produit.

Question : N'est-ce pas là nier l'absence de règles préexistant à la création artistique ?

Pour répondre à cette objection, Kant oppose la production d'école à celle du génie.
L'imitation d'école en reste en effet au procédé. Elle ne peut retrouver l'intention créatrice qui justifie l'adoption du procédé.
Ex. : les élèves de Vinci ont maîtrisé le clair-obscur, la gradation insensible de la lumière la plus claire à l'ombre la plus épaisse, qui évoque le modelé des formes sans jamais les cerner d'un contour linéaire.

Il n'en reste pas moins que l'artiste, même génial, trouve la principale source de son inspiration à l'école d'autres maîtres. Mais l'imitation géniale donne un sens nouveau à des procédés hérités.
Ex. : Le Caravage et Georges de Latour.

 Le Caravage, Les tricheurs, 1596
 Georges de La Tour, Le tricheur à l'as de carreau, 1635

 
Cet exemple montre comment le génie peut être original, tout en s'inspirant d'un maître : la maîtrise consiste en effet en ceci, qu'elle propose un exemple "auquel d'autres peuvent éprouver leur propre talent, en l'utilisant comme modèle, non d'une imitation, mais d'une inspiration ".
-> l'imitation est différente de l'inspiration.

 
Velasquez,  Les Ménines, 1656
 Picasso, Les Ménines, 1957

 

Analyser aussi Velasquez-Picasso avec Les Ménines (1656 pour le tableau original de Velasquez, et les 44 "essais" de Picasso, dont 1957 pour celui présenté ici).

La musique fournit elle aussi des exemples infinis d'artistes qui, dans le meilleur des cas s'inspirent de leurs prédecesseurs pour créer une oeuvre nouvelle, et dans le pire ne font que reprendre ce qui a déjà été fait (cf. la mode des reprises qui ne sont la plupart du temps qu'une pâle copie de l'original).

Exemples de reprises sans intérêt : Behind blue eyes, des Who repris par Limp Bizkit, I want you back des Jackson Five repris par Cleopatra. Ici, il est presque difficile de distinguer la reprise de l'originale.

Le rap, par son usage de ce que l'on appelle les samples constitue ici un excellent sujet d'analyse. Il s'agit en effet d'une reprise entièrement assumée d'éléments artistiques antérieurs. Cependant, on peut distinguer différentes formes d'utilisation de ces "samples". L'une qui relève de la pure imitation, l'autre de l'inspiration géniale.

1er exemple : la reprise d'un sample d'Aznavour par le rappeur Dr DRE (avec un exemple de reprise de ce même sample par Blu Cantrell sur Breathe).

Ici, on voit que Dr DRE s'est contenté de reprendre fidèlement l'extrait de la chanson d'Aznavour, en en changeant seulement le tempo et en abaissant la ligne mélodique de 4 tons. Certes, ce qui est ensuite créé autour du sample est complètement original, mais on ne peut pas dire qu'il y a véritable transformation. La reprise de Sean Paul montre quant à elle un manque total de travail sur l'élément emprunté. Si on excepte un léger changement de tempo, le sample est repris tel quel (voilà donc un exemple d'imitation pure et simple).

Gloria Jones, Tainted love (1964), reprise par Soft Cell (1981), ou Roberta Flack, Killing me softly (1973), reprise par les Fugees (1996)

Bob Dylan, Knockin' on heaven's door (1973), repris par les Guns & Roses (1991), puis Gabrielle, Rise (2000).

The Beatles, With a little help from my friends (1967), reprise par Joe Cocker (1968).

Keny Arkana qui reprend le thème d'Asturias d'Albeniz, dans J'viens d' l'incendie (2006)

Nirvana, Smells like teen spirit (1991), repris notamment, de façon très différente par Tori Amos en 1992 et Paul Anka en 2005.

Claude François qui reprend Cette année là, reprix ensuite par Yannick (Ces soirées là).

Exemple : Plagiat puis reprise : le monde est stone. Serge Lama Chez moi (1974), puis Fabienne Thibaut Le monde est stone (1978) puis The world is stone de Cindy Lauper (1992)

Un exemple de mix (quand deux morceaux sont mixés l'un dans l'autre) : Destiny's child (independant woman part I) par 2 many DJ's, qui est un mix de Independant woman Part I des Destiny's Child et de Dreadlock holiday de 10 CC.

Plein d'autres exemples ici : http://gugifred.free.fr/blog/?Musique


En d'autres termes, le génie est imité par ses élèves mais inspire d'autres génies.

B. Le beau est-il subjectif ?

Expressions : "Tous les goûts sont dans la nature", "Des goûts et des couleurs on ne discute pas".

Le goût apparaît comme le vrai juge du beau, aussi bien dans la création que dans la contemplation esthétiques, dont le "jugement de goût" constitue l'unité.

Le goût commence quand on peut distinguer le plaisir esthétique causé par le beau d'un simple plaisir sensuel. Le goût n'est pas affaire de sensualité ou de sensiblerie, mais de jugement, et il ne faut donc pas appeler "beau" ce qui simplement plaît, car selon Kant, il y a dans le jugement esthétique autre chose que la simple approbation de la sensibilité.
Le plaisir des sens est en effet lié à la constitution personnelle de chacun, et ne vaut donc que pour lui :

"Au regard de l'agréable, chacun se résigne à son jugement, qu'il fonde sur un sentiment personnel, et par lequel il dit d'un objet qu'il lui plaît, soit limité à sa seule personne ".

En revanche, il y a dans le jugement de goût une prétention à la validité universelle, qui fait qu'on n'y juge pas seulement pour soi, mais pour quiconque.

 

 Agréable
 Beau
Il est l'objet d'appréciations variables selon les individus, chacun étant seul juge de son propre plaisir
-> relativité
 Il doit valoir pour chacun et pas seulement pour soi
-> universalité

 

Il faut donc rechercher l'élément d'universalité qui, dans le jugement esthétique, s'élève au-dessus de la particularité de la jouissance sensible.

Le problème qui se pose ici est que les jugements de goût, valables universellement, n'en sont pas moins des jugements particuliers. Ils portent en effet sur des objets rigoureusement individualisés. Le jugement de goût est un jugement esthétique au sens plein du terme, c'est-à-dire un jugement qui s'opère au niveau du sensible. Nous sentons en effet la beauté, sans pouvoir la définir par concepts, parce qu'un concept a toujours une signification générale, alors que la beauté est toujours celle d'une chose sensible particulière. Il faut donc dire selon Kant, que "le beau plaît universellement sans concept ".
Kant est donc amené à distinguer les jugements scientifiques et les jugements esthétiques :

 

 Jugements déterminants
 Jugements réfléchissants
 Ils résultent d'une démonstration, qui part d'une vérité générale (principe ou loi) et montrent comment le particulier s'y rattache nécessairement
Général -> Particulier
 Ils prétendent à l'universalité à partir d'une donnée sensible particulière mais n'en peuvent donner aucune démonstration ou justification
Particulier -> Général

 

Le jugement de goût, par sa prétention à l'universalité, se rend donc indépendant de la particularité individuelle du sentiment. Mais la jouissance esthétique ne se soucie pas non plus de l'existence réelle de l'objet. Le jugement esthétique doit s'affranchir des intérêts de la moralité ou des appétits :

"Quand on me demande si je trouve beau le palais que je vois devant moi, je peux bien dire que je n'aime pas ces sortes de choses, qui ne sont faites que pour les badauds ; ou, comme ce sachem iroquois, qu'il n'aimait rien tant à Paris que les rôtissoires ; et je puis par-dessus le marché, en bon rousseauiste, gronder contre la vanité des grands, qui détournent la sueur du peuple à des usages aussi superflus : - on peut bien m'accorder tout cela et l'approuver, mais la question n'est pas là. On veut seulement savoir si cette simple représentation de l'objet s'accompagne en moi d'un plaisir, si indifférent que je puisse être par ailleurs en ce qui concerne l'existence de l'objet de cette représentation ".

-> le goût se définit donc par une entière liberté de jugement. Le beau est indépendant du bien et procure un plaisir désintéressé, ce qui signifie que l'art n'a de finalité ni utilitaire ni morale. La beauté est seulement belle, elle n'est ni bonne à quelque chose, ni bonne comme fin elle-même.

Problème : d'après ce point de vue, la création artistique correspondrait au paradoxe d'une activité sans finalité définissable. Il y a paradoxe puisqu'il s'agit d'une action volontaire, et que l'activité volontaire est celle où m'on se détermine à agir "d'après la représentation d'une fin". Il y a même contradiction, puisque l'art comporte la possession par l'artiste des moyens de la création. L'art apparaît donc comme une activité intentionnelle, où les moyens sont agencés d'après la représentation d'un résultat à obtenir, et non mis en œuvre au hasard et inconsciemment :

"on doit donc y penser quelque chose comme une fin, sinon le produit ne pourrait être attribué à aucun art : ce serait un simple produit du hasard ".

Selon Kant, la fin de l'œuvre d'art est intérieure, à savoir sa perfection. Est parfaite en son genre toute chose qui convient exactement à sa propre idée. Ainsi, la beauté de l'œuvre d'art doit être conçue comme le produit de la mise en œuvre de certains moyens d'après leur convenance au résultat final. Or, comme nous l'avons montré plus haut, aucun concept ne peut définir ce que doit être l'œuvre d'art pour être belle. La beauté ne peut donc être expliquée qu'en termes contradictoires. Kant la définit comme "conformité à une fin, sans fin ". Elle ne peut apparaître en effet comme le résultat d'un art (de la nature ou de l'homme) sans qu'il soit possible de définir par concepts la fin qu'un tel art peut se proposer.

La théorie kantienne renferme en elle-même nombre de contradictions, dont Kant a conscience et auxquelles il s'efforce de trouver des solutions pertinentes. Cependant, la plus grande faiblesse de cette théorie se trouve sans doute dans l'assimilation qu'elle fait du beau et de la création artistique. Or, l'art contemporain n'a t-il pas complètement remis en cause l'idée que l'art aurait pour finalité le beau ?

 

III. L'art contemporain et ses remises en cause

Dans la civilisation artisanale, le souci esthétique n'est pas au cœur de toute création artistique. Ainsi, l'art religieux tel qu'il se manifeste dans les Cantates de Bach ou les "Madones" de Raphaël n'a pas pour but premier de satisfaire le goût esthétique de l'auditeur ou de l'observateur. Bien plus, il a pour fin de "transcender" la foi du croyant, d'exprimer (si cela est possible) le sacré ici-bas. Certes, cette expression passe par une recherche esthétique, la beauté de l'œuvre symbolisant le caractère divin du contenu, mais elle n'est pas une finalité en soi. Ce n'est qu'avec la naissance des théories de "l'art pour l'art" que l'œuvre d'art trouve sa finalité dans la recherche esthétique, et c'est pourquoi l'esthétique kantienne peut mettre l'idée de beau au cœur de sa réflexion. Cependant, celle-ci n'échoue t-elle pas à expliquer l'art moderne, qui semble marquer une prédilection pour l'horrible et le laid.

A. Beau naturel et beau artistique

L'esthétique kantienne réfléchit sur le beau en général, le beau artistique étant pensé sur le modèle du beau naturel. Ce parti pris l'empêche ainsi de penser la spécificité du beau artistique. Plus encore, n'est-ce pas se méprendre sur l'ordre existant ? N'est-ce pas au contraire le beau dans l'art qui nous permet de percevoir la beauté naturelle ?

Pour Oscar Wilde, c'est la nature elle-même qui imite l'art. Il n'y a selon lui de beau dans la nature que parce que l'art nous a appris à voir le beau. L'art nous apprend à voir. Notre vision de la nature est en effet prédéterminée par une représentation culturelle, voire académique ou conventionnelle des choses. Une "belle" femme plantureuse n'est pas seulement plaisante, attirante : aux yeux de certains, elle est un "Renoir" incarné. En d'autres termes, il n'y a plus de norme du beau extérieure à l'art comme chez Kant (une norme naturelle), mais l'art devient autonome ; c'est lui qui décide en fait du beau et du laid.

-> texte d'Oscar Wilde, "Le déclin du mensonge", Intentions, 1928, trad. H. Juin, Éd. UGE, coll. 10-18, 1986, p. 56-57.

 

  "Qu'est-ce donc que la Nature ? Elle n'est pas la Mère qui nous enfanta. Elle est notre création. C'est dans notre cerveau qu'elle s'éveille à la vie. Les choses sont parce que nous les voyons, et ce que nous voyons, et comment nous les voyons, dépend des arts qui nous ont influencés. Regarder une chose et la voir sont deux actes très différents. On ne voit quelque chose que si l'on en voit la beauté. Alors, et alors seulement, elle vient à l'existence. À présent, les gens voient des brouillards, non parce qu'il y en a, mais parce que des poètes et des peintres leur ont enseigné la mystérieuse beauté de ces effets. Des brouillards ont pu exister pendant des siècles à Londres. J'ose même dire qu'il y en eut. Mais personne ne les a vus et, ainsi, nous ne savons rien d'eux. Ils n'existèrent qu'au jour où l'art les inventa. Maintenant, il faut l'avouer, nous en avons à l'excès. Ils sont devenus le pur maniérisme d'une clique, et le réalisme exagéré de leur méthode donne la bronchite aux gens stupides. Là où l'homme cultivé saisit un effet, l'homme d'esprit inculte attrape un rhume.
  Soyons donc humains et prions l'Art de tourner ailleurs ses admirables yeux. Il l'a déjà fait, du reste. Cette blanche et frissonnante lumière que l'on voit maintenant en France, avec ses étranges granulations mauves et ses mouvantes ombres violettes, est sa dernière fantaisie et la Nature, en somme, la produit d'admirable façon. Là où elle nous donnait des Corot ou des Daubigny, elle nous donne maintenant des Monet exquis et des Pissarro enchanteurs. En vérité, il y a des moyens, rares il est vrai, mais qu'on peut cependant observer de temps à autre, où la Nature devient absolument moderne. Il ne faut pas évidemment s'y fier toujours. Le fait est qu'elle se trouve dans une malheureuse position. L'Art crée un effet incomparable et unique et puis il passe à autre chose. La Nature, elle, oubliant que l'imitation peut devenir la forme la plus sincère de l'inculte, se met à répéter cet effet jusqu'à ce que nous en devenions absolument las. Il n'est personne, aujourd'hui, de vraiment cultivé, pour parler de la beauté d'un coucher de soleil. Les couchers de soleil sont tout à fait passés de mode. Ils appartiennent au temps où Turner était le dernier mot de l'art. Les admirer est un signe marquant de provincialisme".

 

Oscar Wilde, "Le déclin du mensonge", Intentions, 1928, trad. H. Juin, Éd. UGE, coll. 10-18, 1986, p. 56-57.

 

De même pour Proust (Cf. Le côté de Guermantes, tome II de la Pléiade, p. 623), c'est l'art qui crée la perception du beau dans la nature. Le vrai artiste nous présente d'abord une sensation désagréable parce qu'il y a une rupture dans la façon de percevoir les choses (c'est pour cela que l'art est novateur). La perception qu'a créée l'artiste ne devient belle qu'au bout d'un certain temps ; c'est elle qu 'on fait alors passer pour le beau naturel.

Il faut alors interroger non plus seulement le beau en art, mais aussi le laid. Le caractère désagréable de l'œuvre peut être une fin pour l'art (Cf. Pollock et le "dripping"). L'art peut se passer du beau ; ce qui compte ce n'est pas la beauté de l'œuvre mais l'idée qu'elle exprime. La conceptualisation prend alors le pas sur l'expression de la simple beauté, écartant celle-ci comme elle écarte l'idée d'un art qui ne serait qu'imitation.

B. Art et imitation

a. L'imitation de la nature

L'idée que l'art était imitation de la nature a, en Europe, fait longtemps l'objet d'une évidence, avant d'être remise en cause par la modernité (Cf. Aristote : Physique, 199 a 16-17 ; Poétique, chap. IV)

Si le but de l'art n'était que d'imiter (conception réaliste de l'art), alors la critique de formulée par Platon dans la République serait fondée : le peintre et le poète ne sont que des illusionnistes, et leur "art" ne sert qu'à tromper en ce qu'il détourne de la réalité et du savoir. Mais chacun admettra aujourd'hui qu'imiter n'est pas le but de l'art : ne serait-ce que parce que, lorsqu'il se borne à la reproduction, l'art ne peut rivaliser avec la nature.

Problème : dire que l'art doit imiter la nature peut se justifier pour la peinture ou la sculpture, mais beaucoup moins pour la musique.

Pour un exemple comme le vol du bourdon de Rimsky-Korsakov, la quasi totalité des oeuvres musicales ne renvoient pas à la réalité.

Prenons l'exemple de la symphonie n°6 de Beethoven, dite Symphonie pastorale. Elle tranche avec les autres symphonies du compositeur, en ce que c'est sa seule symphonie à programme : alors que la très grande majorité des œuvres de Beethoven relèvent de la musique pure, cette symphonie est écrite en référence explicite à des phénomènes du monde réel, et évoque en l'occurrence le thème de l'expérience de la nature (d'où son nom de « pastorale »). Mais combien d'auditeurs identifieront immédiatement l'évocation de la nature en écoutant cette symphonie ?

Pour Hegel, l'art trop ressemblant devient hideux, comme peuvent l'être certains portraits par trop réalistes (Cf. aussi l'art "pompier"). L'objet de l'art n'est donc pas d'imiter ou de copier la nature, mais au contraire de la dépasser. Ainsi, ce qui est éphémère dans la nature est éternisé par l'art.
-> les cathédrales de Rouen de Monet

 
 Cathédrale de Rouen (photographie)
Quatre des différents tableaux de la Cathédrale de Rouen peints par Monet entre 1892 et 1894.

 

 


De plus, l'art idéalise le réel, il le spiritualise (Hegel prend pour exemple la peinture en deux dimensions). Il y a donc une évolution fatale vers le conceptuel puisque l'art n'est pas par essence reproduction de la nature mais incarnation, sensibilisation du spirituel.

 

b. L'imitation de l'œuvre d'art.

Pour Walter Benjamin (L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique), l'œuvre d'art a toujours été définie comme œuvre singulière ; c'est ce qu'il appelle l' "aura" de l'œuvre d'art. À l'inverse, le propre de la technique est la reproductibilité. Or, l'œuvre d'art est touchée par l'évolution technique, dans des formes modernes de l'art comme le cinéma ou les musiques électroniques. L'œuvre est alors rendue reproductible, ce qui lui fait perdre son "aura" et crée une crise relativement à sa définition.

C. Art et conceptualisation

Comme l'a montré l'émergence de l'art non figuratif, l'art contemporain ne peut plus être pensé comme simple imitation. L'œuvre d'art contemporaine est inséparable chez l'artiste d'une réflexion sur son propre travail. L'art est réfléchi, comme si le jugement déterminant précédait l'œuvre faisant disparaître le jugement réfléchissant.
La question du spécialiste devient alors essentielle, car on ne peut comprendre une œuvre que si l'on sait pourquoi elle a été créée. Ainsi, chez Duchamp, c'est parce que l'objet est sorti de son contexte utilitaire qu'il se transforme en œuvre d'art. Ce n'est plus dès lors l'œuvre d'art qui fait l'artiste, mais l'artiste qui fait l'œuvre d'art. À l'affirmation : "ce n'est pas de l'art", Duchamp répondait en effet : "c'est de l'art puisque c'est là l'œuvre d'un artiste". On ne peut donc éluder la question d'une dérive de l'art au XXe siècle, de même qu'on ne peut ignorer l'existence d'un nouveau moteur à la création artistique : cette sorte d'exigence de nouveauté qui fait rechercher plutôt l'originalité du concept que sa véritable pertinence.

 
 Duchamp, Urinoir, 1917
 Vierge à l'enfant
 
Duchamp signe son Urinoir "R. Mutt", c'est-à-dire Mutter en allemand, qui signifie mère. Une interprétation possible est qu'il s'agiraitt en fait d'une référence à la figure de la Vierge Marie, la "Madone" (la mère en italien), que la forme de l'urinoir évoque.
 

Une autre explication suggère que ce nom découle de l'expression allemande armut qui signifie la pauvreté. On notera aussi qu'on peut décomposer "R. Mutt" en "R M u-t-t" qui donne "Ready-made eut été". Enfin, une autre interprétation veut qu'on comprenne "R. Mutt" comme "art mute" (en anglais) ; autrement dit, Duchamp, par cette signature, aurait signifié la mutation de l'art qu'il était en train d'opérer.

-> texte d'Arthur Danto, "Le Monde de l'art", in Philosophie analytique et esthétique, 1998, Méridiens-Klincksiek,

p. 195.

 

  "Monsieur Andy Warhol, l'artiste Pop, expose des fac-similés de boîtes de Brillo, entassées les unes sur les autres, en piles bien ordonnées, comme dans l'entrepôt d'un supermarché. […]
  En dehors de la galerie, ce sont des boîtes en carton. […] Mais alors, si nous pensons à fond cette affaire, nous découvrons que l'artiste a échoué, réellement et nécessairement, à produire un simple objet réel. Il a produit une œuvre d'art, son utilisation des boîtes de Brillo réelles n'étant qu'une extension des ressources dont disposent les artistes, un apport aux matériaux de l'artiste, comme le fut la peinture à l'huile ou la touche.
  Ce qui finalement fait la différence entre une boîte de Brillo et une œuvre d'art qui consiste en une boîte de Brillo, c'est une certaine théorie de l'art. C'est la théorie qui la fait entrer dans le monde de l'art, et l'empêche de se réduire à n'être que l'objet réel qu'elle est (en un sens autre de « est » que celui de l'identification artistique). Bien sûr, sans la théorie, on ne la verrait probablement pas comme art, et afin de la voir comme faisant partie du monde de l'art, on doit avoir maîtrisé une bonne partie de la théorie artistique aussi bien qu'une part considérable de l'histoire de la peinture récente à New York. Ce n'aurait pas pu être de l'art il y a cinquante ans. De même, il n'aurait pas pu y avoir, toutes choses restant égales, d'assurance d'avion au Moyen Âge, ni d'effaceurs pour machines à écrire étrusques. Le monde doit être prêt pour certaines choses, pas moins le monde de l'art que le monde réel. C'est le rôle des théories artistiques, de nos jours comme toujours, de rendre le monde de l'art, et l'art, possibles. Je serais enclin à penser qu'il ne serait jamais venu à l'idée des peintres de Lascaux qu'ils étaient en train de produire de l'art sur ces murs. À moins qu'il n' y ait eu des esthéticiens néolithiques".

 

Arthur Danto, "Le Monde de l'art", in Philosophie analytique et esthétique, 1998, Méridiens-Klincksiek,

p. 195.

 

  Andy Warhol, Boîtes de Brillo, 1964
Conclusion

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Date de création : 13/03/2011 @ 14:33
Dernière modification : 24/02/2017 @ 09:55
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