"L'on conçoit aisément qu'on puisse réduire à la forme scientifique certaines branches de connaissances qui portent sur les détails de l'organisation des sociétés humaines : car, avec les observations que la statistique accumule, on parvient à constater positivement des lois et des rapports permanents et dont la variabilité même accuse une progression régulière et des influences soutenues. Mais il n'en saurait être de même pour l'histoire politique : car il y a dans les migrations des races, dans les invasions, les conquêtes, dans les grandes révolutions des empires, dans les changements de mœurs et de croyance, des faits accidentels et des forces tout individuelles, qui sont de nature à exercer une influence sensible sur tous les âges suivants, ou dont l'influence exigerait, pour s'effacer, des périodes de temps dont nous n'avons pas à nous occuper. Et, d'un autre côté, l'histoire politique est un théâtre où les jeux de la fortune, quelque fréquents et surprenants qu'ils soient, ne se répètent pas encore assez, ou se répètent dans des circonstances trop dissemblables, pour que l'on puisse avec certitude, ou avec une probabilité suffisante, dégager des perturbations du hasard des lois constantes et régulières. Aussi, une telle histoire peut bien avoir sa philosophie, mais non sa formule scientifique. Elle peut avoir sa philosophie: car le sens philosophique démêle des causes de natures diverses, les unes permanentes, les autres accidentelles, et reconnaît la tendance qu'elles ont à se subordonner les unes aux autres, sans toutefois pouvoir donner à ses aperçus l'évidence démonstrative; et, tandis que dans les choses qui sont du ressort de la statistique on peut recommencer la série des épreuves, et confirmer ainsi la vérité des résultats déjà mis en évidence par des observations antérieures, de manière à arriver à la certitude scientifique, il serait contraire au mode de succession des phases historiques de se prêter à cette expérience confirmative. En conséquence, le passé. si bien expliqué qu'il soit ou qu'il paraisse l'être, ne projette jamais sur l'avenir qu'une lueur singulièrement indécise, non seulement quant aux accidents de détails, mais quant aux résultats généraux, que peuvent toujours modifier et même complètement changer des accidents imprévus, comme ceux qui ont modifié, dans son ensemble, la série des événements antérieurs."
Cournot, Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique, 1851.
"La loi de l'histoire concerne l'homme. Une parcelle de matière ne peut nous dire qu'elle éprouve nullement le besoin d'attirer ou de repousser et que c'est faux ; mais l'homme qui est l'objet de l'histoire dit tout net : je suis libre et je ne suis donc pas soumis aux lois.
La présence de ce problème de la liberté de l'homme se perçoit à chaque pas dans l'histoire, même s'il n'est pas formulé.
Les historiens qui ont sérieusement réfléchi sont tous arrivés à cette question. Toutes les contradictions et les obscurités de l'histoire, la voie fausse que suit cette science proviennent uniquement de ce que la question n'a pas été résolue.
Si la volonté de tout homme était libre, c'est-à-dire si chacun pouvait agir comme il l'entend, alors toute histoire serait une série de hasards incohérents.
Si même au cours d'un millénaire un homme sur des millions avait la possibilité d'agir librement, c'est-à-dire à sa guise, il est évident qu'un seul acte libre de cet homme, contraire aux lois, anéantirait la possibilité d'existence de quelque loi que ce soit pour toute l'humanité."
Tolstoï, Guerre et paix, 1869, Épilogue, Deuxième partie, Chapitre 8, tr. fr. Boris de Schloezer, 1960, Le Club français du livre, p. 1420.
"Je crois qu'il est inutile d'envisager la possibilité d'une élaboration de « lois » historiques à proprement parler (distinctes des lois explicatives de la philosophie l'histoire, qui, elles, supposent atteint un plan plus profond que celui de l'expérience directe et expliquent les phénomènes historiques par déduction à une réalité considérée comme plus authentique –, l'infrastructure économique, la sexualité).
Pourquoi ? C'est que la réalité historique, telle que la révèle l'expérience au travers des documents, ne nous offre que des phénomènes singuliers, irréductibles l'un à l'autre. S'il est possible d'instaurer une comparaison entre certains de ces phénomènes, les analogies qu'on peut de la sorte mettre en évidence ne portent que sur des aspects partiels, fictivement abstraits par l'analyse mentale, jamais sur la réalité elle-même (nous retrouvons, comme à propos de la recherche des « causes », les conséquences qui résultent de l'impossibilité de procéder par l’expérimentation à la constitution de systèmes clos, isolant tel ou tel élément du réel). Les observations de caractère prétendument général, qu'on cherche à faire passer pour des « lois de l'histoire », ne sont que des similitudes partielles, relatives au point de vue momentané sous lequel le regard de l'historien a choisi de fixer tels et tels aspects du passé,
Certaines de ces « lois », de caractère psychologique ou sociologique, relèvent en fait, non de l'une ou l'autre de ces sciences, mais bien de l'art du moraliste (style La Rochefoucauld, Vauvenargues) : ce sont des « maximes » dont le tour sentencieux n'est qu'une façon piquante de présenter, sous une forme générale, un rapprochement de portée limitée entre quelques cas d'expérience. Ainsi l'axiome cher à Lord Acton (et à notre Alain) : « Le pouvoir corrompt... »
J'entends en effet les grands hommes d'État, les véritables « pasteurs de peuples », qu'ils s'appellent Périclès ou Churchill, me suggérer qu'au contraire c'est dans l'exercice de la puissance qu'une âme grande épanouit sa valeur ; que si d'autres, Caligula, Néron ou tels de nos ministres, s'y sont effondrés, c'est qu'ils n'étaient que des âmes molles, indignes de leur fonction.
J'attribuerai la même valeur toute relative aux « lois » du développement de la civilisation que l'étude patiente et ingénieuse de Toynbee a cru pouvoir dégager d'une confrontation systématique des quelque vingt et une civilisations enregistrées par notre histoire : défi-riposte, breakdown, Nemesis de la créativité, etc.
[…]
C'est qu'ici encore, nous n'avons pas affaire à des lois de caractère scientifique, c'est-à-dire à des déterminations de caractère général qu'aurait dégagées l'observation de phénomènes bien définis – mais seulement à des rapprochements, légitimes sans doute, soulignant des ressemblances partielles, mises en évidence par le point de vue particulier que l'auteur nous invite à nous placer avec lui."
Henri Irénée Marrou, De la connaissance historique, 1954, Paris, Points Histoire, 1975, p. 193-195.
"[…] les scientifiques de type historique [ne doivent] pas se contenter de la simple démonstration que leurs explications peuvent être testées par des procédés aussi rigoureux, quoique différents de ceux chers au stéréotype de la « méthode scientifique » ; ils doivent aussi convaincre les autres scientifiques que les explications de type historique sont à la fois intéressantes et informatives d'un point vital. Lorsque nous aurons montré que le « rien que l'histoire » est la seule explication complète et acceptable des phénomènes que tout le monde juge importants – par exemple, l'apparition de l'intelligence humaine ou de n'importe quelle autre forme de vie autoconsciente sur la Terre –, alors, nous aurons gagné.
Les explications historiques prennent la forme de la narration : E, le phénomène à expliquer, apparut parce que D survint auparavant, précédé par C, B et A. Si aucun de ces stades précoces ne s'était produit, ou était apparu de façon différente, alors E n'existerait pas (ou serait présent sous une forme substantiellement différente, E', requérant une explication différente). Ainsi E prend tout son sens et peut être rigoureusement expliqué comme aboutissement de la séquence allant de A à D. Mais aucune loi de la nature n'a imposé E; tout variant E', apparu en conséquence d'un ensemble différent d'antécédents, aurait été également explicable, quoique énormément différent dans sa forme et son résultat.
Je ne suis pas en train d'invoquer le hasard (car E devait nécessairement apparaître, en conséquence de la séquence A - D), mais bien en train de parler du principe central de toute histoire : la contingence. Une explication historique ne repose pas sur des déductions directement tirées des lois de la nature, mais d'une séquence imprévisible d'états antécédents, dans laquelle tout changement majeur à n'importe quel stade altérerait le résultat final. Ce dernier est contingent, en ce sens qu'il est dépendant de tout ce qui s'est produit auparavant – c'est ainsi que l'histoire impose sa marque ineffaçable."
Stephen Jay Gould, La vie est belle, 1989, tr. fr. Marcel Blanc, Points Science, 1998, p. 370-371.
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Date de création : 09/04/2011 @ 16:49
Dernière modification : 12/12/2014 @ 16:39
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