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Texte à méditer :   Le progrès consiste à rétrograder, à comprendre [...] qu'il n'y avait rien à comprendre, qu'il y avait peut-être à agir.   Paul Valéry
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Hors des sentiers battus
Juger l'histoire
"[…] un personnage tel qu'Alexandre 1er, hissé au faîte de la puissance, placé comme au foyer de l'aveuglante lumière de l'histoire dont les rayons convergeaient sur lui, qui du fait de cette situation subissait d'autant plus fort l'influence des intrigues, des mensonges, des flatteries, des illusions qu'il se faisait sur son propre compte, toutes choses inséparables du pouvoir, qui sentait peser sur lui à tout moment de son existence la responsabilité de tout ce qui s'accomplissait en Europe, un personnage non pas imaginaire mais vivant, ayant comme tout homme des habitudes, des passions, des élans vers le bien, le beau, le vrai, que ce personnage (auquel les historiens ne reprochent pas de manquer de vertu) n'avait pas, il y a un demi-siècle, sur le bonheur de l'humanité les mêmes vues que celles qu'a aujourd'hui un professeur qui depuis sa jeunesse se consacre à la science, c'est-à-dire lit des livres et des cours et prend des notes dans un cahier sur ces livres et ces cours.
  Mais suppose-t-on même qu'Alexandre 1er se trompait il y a un demi-siècle dans ses jugements sur le bonheur de l'humanité, on est tout naturellement et nécessairement amené à supposer qu'au bout d'un certain temps il se trouvera que l'historien qui juge Alexandre avait, lui aussi, des vues erronées sur le bonheur de l'humanité. Cette supposition s'impose d'autant plus que lorsque nous examinons le développement de la science historique, nous voyons que d'une année à l'autre les opinions sur le bonheur de l'humanité changent avec chaque nouvel historien ; de sorte que ce qui était jugé bon est dix ans plus tard jugé mauvais, et inversement. Mais cela ne suffit pas : nous constatons que des historiens écrivant à la même époque ont des vues diamétralement opposées sur ce qui était bien et ce qui était mal : les uns font un mérite à Alexandre de la constitution octroyée à la Pologne et de la conclusion de la Sainte Alliance, les autres lui en font grief.
  En parlant de l'activité d'Alexandre ou de Napoléon, on ne peut dire qu'elle a été utile ou nuisible, car nous ne pouvons dire en quoi elle était utile et en quoi nuisible. Si cette activité déplaît à quelqu'un, elle lui déplaît uniquement parce qu'elle ne concorde pas avec ses vues limitées sur ce qui est bien. Si le bien pour moi en 1812 c'est de conserver la maison de mon père à Moscou, si c'est la gloire de l'armée russe, ou la prospérité de l'Université de Pétersbourg ou d'ailleurs, ou la liberté de la Pologne, ou la puissance de la Russie, ou l'équilibre de l'Europe, ou un certain courant d'esprit européen, - le progrès, je dois reconnaître que l'activité de tout personnage historique a en dehors de ces divers buts d'autres buts d'un caractère plus général et qui me sont inaccessibles.
  Mais admettons que ce qu'on appelle la science ait la possibilité de réconcilier toutes les contradictions, et dispose pour juger les personnages et les événements historiques d'un critère immuable de ce qui est bien et de ce qui est mauvais.
  Admettons qu'Alexandre eût pu agir tout différemment. Admettons que, se conformant aux prescriptions de ceux qui l'accusent, de ceux qui déclarent connaître le but final vers lequel marche l'humanité, il eût pu suivre ce programme de liberté, d'égalité et de progrès (il n'en existe pas d'autre, semble-t-il) que lui auraient tracé ses accusateurs d'aujourd'hui. Admettons que ce programme eût été possible, qu'il eût été élaboré et qu'Alexandre y eût conformé son action. Qu'en serait-il advenu de l'activité de tous ceux qui s'opposaient à l'orientation du gouvernement d'alors, de cette activité qui, de l'avis des historiens, était bonne et utile ? Elle n'aurait pas existé ; il n'y aurait eu aucune vie, il n'y aurait rien eu."

 

Tolstoï, Guerre et paix, 1869, Épilogue, Première partie, Chapitre 1, tr. fr. Boris de Schloezer, 1960, Le Club français du livre, p. 1332-34.



  "La formule du vieux Ranke est célèbre : l'historien ne se propose rien d'autre que de décrire les choses « telles qu'elles se sont passées, wie es eigentlich gewesen ». Hérodote l'avait dit avant lui : « raconter ce qui fut, ton eonta ». Le savant, l'historien, en d'autres termes, est invité à s'effacer devant les faits. Comme beaucoup de maximes, celle‑là n'a peut‑être dû sa fortune qu'à son ambiguïté. On y peut lire, modestement, un conseil de probité : tel était, on n'en saurait douter, le sens de Ranke. Mais aussi un conseil de passivité. En sorte que voilà, du même coup, soulevés deux problèmes : celui de l'impartialité historique, celui de l'histoire comme tentative de reproduction ou comme tentative d'analyse.
  Mais y a‑t‑il donc un problème de l'impartialité ? Il ne se pose que parce que le mot, à son tour, est équivoque.

  Il existe deux façons d'être impartial : celle du savant et celle du juge. Elles ont une racine commune, qui est l'honnête soumission à la vérité. Le savant enregistre, bien mieux, il provoque l'expérience qui, peut‑être, renversera ses plus chères théories. Quel que soit le vœu secret de son cœur, le bon juge interroge les témoins sans autre souci que de connaître les faits, tels qu'ils furent. Cela est, des deux côtés, une obligation de conscience qui ne se discute point.
  Un moment vient cependant, où les chemins se séparent. Quand le savant a observé et expliqué, sa tâche est finie. An juge, il reste encore à rendre sa sentence. Imposant silence à tout penchant personnel, la prononce‑t‑il selon la loi ? Il s'estimera impartial. Il le sera, en effet, au sens des juges. Non au sens des savants. Car on ne saurait condamner ou absoudre sans prendre parti pour une table des valeurs qui ne relève plus d'aucune science positive. Qu'un homme en ait tué un autre est un fait, éminemment susceptible de preuve. Mais châtier le meurtrier sup­pose qu'on tient le meurtre pour coupable : ce qui n'est, à tout prendre, qu'une opinion sur laquelle toutes les civilisations ne sont pas tombées d'accord."

 

Marc Bloch, Apologie pour l'histoire ou métier d'historien, 1941, Armand Colin, 1952, p. 69.



"La démarche de l'historien, au lieu d'isoler ou de privilégier certains événements, consiste à les inscrire dans une perspective globale et à les situer dans la durée. En les mettant ainsi en rela­tion, il ne tend pas à les relativiser au sens moral du mot, mais à souligner les rapports de succession et de causalité. Mettre en évi­dence la complexité, souligner l'ambiguïté des situations ne visent pas à atténuer les responsabilités, à les diluer, mais à les apprécier plus exactement. Le maître mot de la démarche historique, qui définit les devoirs de quiconque exerce son intelligence sur le passé, n'est pas d'abord de juger mais de comprendre. Ceci n'ex­clut pas que le jugement intervienne et je me garderai de reprendre la position d'une histoire positiviste qui confondait objectivité et neutralité, je pense même que l'historien a le devoir de qualifier moralement les intentions et les actions, mais pas avant d'être entré dans la compréhension, sans pour autant tomber dans la connivence avec les intentions perverses et les actions criminelles. Comprendre, c'est accéder à la totalité : c'est en particulier cher­cher à pénétrer les intentions. C'est la part la plus aléatoire de la recherche historique et qui laisse la plus grande place à l'interpré­tation, mais on ne saurait trop se garder de la tentation d'induire les intentions à partir des actions ou de leurs résultats."

 

René Rémond, "L'exigence de mémoire et ses limites", 2001, in Aurélien Ferenczi (dir.), Devoir de mémoire, droit à l'oubli ?, Éditions Complexe, 2002, p. 44.
 

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Date de création : 08/06/2011 @ 17:16
Dernière modification : 14/09/2018 @ 16:09
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